Irakly Avaliani joue Piotr Ilitch Tchaïkovsky (Intégral) – 1/3
Je vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. En 1992, voilà trois ans qu’Irakly Avaliani a quitté l’URSS pour s’installer à Paris. La fibre russe vibre toujours chez ce Géorgien puisque, à l’occasion du centenaire de la mort du compositeur, il opte pour un programme Tchaïkovsky lancé par Les Saisons, une commande alimentaire acceptée par Piotr Ilitch et qui est devenue l’un de ses grands tubes pianistiques. Le compositeur a donc composé, et l’éditeur initial choisi tout le reste :
- le titre attribué aux morceaux composés chaque mois,
- l’épigraphe qui les couronne,
- le titre un rien curieux attribué à un cycle qui aurait plus logiquement dû s’appeler “Les mois”, puisqu’il comprend douze épisodes, et
- jusqu’au numéro d’opus, source d’un pataquès comme seuls les musicologues classiques (ou presque) savent en fomenter sans doute parce que, chez eux comme chez nous, faut bien s’occuper, parfois.
Pour passer janvier “au coin du feu”, un extrait d’Alexandre Pouchkine nous apprend que, la nuit, il fait sombre surtout quand le feu s’éteint et que la bougie s’est consumée. Comme quoi, la poésie, ceux qui disent que c’est des mots bizarres venus tout droit des vapeurs d’opium, ils ont tort (une bonne anacoluthe de temps en temps, j’aime bien). Ce mouvement de début d’année, “moderato semplice ma espressivo”, associe allant et tempo modéré. Patent est le soin apporté
- au staccato,
- au phrasé et
- à la respiration.
La partie centrale libère les saucisses dans des nuances cornérisées autour du piano. Irakly Avaliani en expose
- l’évidence (pas évidente) des modulations,
- la cohérence paradoxale des changements de caractère et
- l’intrication féconde entre
- silences,
- réexpositions insistantes et
- fulgurances des arpèges partagés.
Le retour de la formule liminaire est accompagné par la même précision d’orfèvre dont la délicatesse laisse imaginer le milliard de fois environ que l’artiste a dû fréquenter cette pièce sans pour autant paraître s’en être le moins du monde lassé.
Nous voici en février pour le mardi gras, dont deux vers de Piotr Viasemski, inintéressants hors contexte, nous signalent que le gueuleton va bientôt commencer. L’Allegro giusto crépite d’entrée. On y savoure le contraste entre le toucher élégant du premier mouvement et la fausse vulgarité du tapage préfestif :
- gros accents,
- détaché appuyé,
- sonorité uniforme.
Évidemment, les commentaires digitaux qui suivent sont plus finauds voire roublards. Car, oui, dans cette concaténation de contrastes, il y a
- de l’habileté technique,
- de la malice musicale et
- de la gourmandise narrative (au sens où l’interprète semble prendre plaisir à nous raconter les préparatifs du banquet) qui sied à ravir à cette musique officiellement programmatique.
La seconde partie travaille elle aussi cette veine des différenciations de caractère dans
- les divers registres du clavier,
- la propulsion des accords,
- le pétillement des doubles croches,
- le halètement des deux en deux,
- le suspense des silences à point d’orgue et
- l’explosion à triple forte de la coda.
En mars, le chant de l’alouette est emporté dans une spirale où, également, selon Apollon Maïkov,
- scintillent les fleurs,
- escarbille – et hop – la lumière, et
- s’épanouit l’azur.
L’andantino espressivo en sol mineur fait dialoguer les deux mains avant que ne s’emballe l’évocation. En effet, pour animer cette miniature, surgissent
- une légère accélération du tempo,
- le surgissement d’un staccato tonifiant,
- des appogiatures bousculant la mesure,
- des contretemps swinguant le discours,
- des quadruples croches ornant le texte.
Prenant très à cœur cette musique colorée, Irakly Avaliani y déploie un mix de technique savante et d’imagination évocatrice qui ravit.
Avril est le mois du perce-neige (bleu) qui permet de nourrir de nouveaux rêves, pourquoi pas bleus, selon les pistes esquissées de façon plutôt optimiste par Apollon Maïkov, encore lui. Cet allegro “con moto e un poco rubato” en Si bémol et en 6/8 commence à l’italienne, pour ainsi dire, avec mélodie à droite et accompagnement rythmique à gauche. Bientôt, l’accompagnement s’enrichit en s’invitant au sommet de la dextre mais dans un registre grave. L’interprète
- galbe la simplicité de cette première partie,
- témoigne de son obsession de musicalité en ciselant le phrasé, et
- démontre sa maîtrise du clavier en lissant la ligne mélodique, qu’elle soit mise en avant par le compositeur ou embrassée par les deux lèvres accompagnantes.
Un rien plus impétueuse, la partie centrale semble chercher sa voie en recourant à de nombreuses itérations. L’interprète en profite pour osciller, dans son énoncé, entre
- métrique et agogique,
- allant et suspension,
- évidence et rupture.
On ne peut qu’être séduit par l’art avalanien
- de toucher l’ivoire,
- de varier les intensités et
- de créer une sonorité faisant fi de l’impression de facilité d’écriture communiquée par les nombreuses répétitions qui balisent ce mois.
Mai et ses nuits étoilées émergent des frimas, décrit Afanassi Fet, qui s’en réjouit assez logiquement. Tchaïkovsky le traduit dans un andantino en sol et à neuf croches par mesure. L’interprète y valorise la tranquillité et l’aspiration à la lumière des aigus que les modulations n’obèrent pas mais irisent joliment. La partie centrale s’agrémente d’un allegretto giocoso en si mineur, ce qui attire l’oreille, l’allégresse et l’espièglerie n’étant pas souvent associées au mode mineur. Preuve qu’il convient à l’occasion de se méfier des gros stéréotypes, même en mineur, la sève de mai
- jaillit,
- s’apaise puis
- resurgit
jusqu’au rappel de la partie liminaire, où la joie se fait plus
- intime,
- tempérée et
- sage.
Oui, sage – hélas, jugeront ceux qui, sans doute, sont moins sages et en concluent pourtant que chacun devrait être à leur image.
Juin est le mois de la barcarolle mais pas forcément de la jubilation si l’on en croit Alexeï Pletcheïev. Selon lui quand, enfin, nos pieds toucheront la mer, au-dessus de nos têtes brilleront des étoiles “secrètement tristes”. Voilà ce qu’illustre peut-être cet andante cantabile en sol mineur qu’Irakly Avaliani énonce avec calme mais senza rigore, comme pour mieux nous faire apprécier la tension entre, d’une part, une forme de mélancolie structurelle, indépendante des saisons, propre àl’âme russe, peut-être, ou à l’âme tout court, chez les êtres civilisés, et, d’autre part, la tentation du majeur (le mode, pas le doigt, voyons), laquelle finit par se matérialiser dans une deuxième partie en Sol. L’interprète injecte alors ce qu’il faut de vigueur pour rendre raison des secousses transformant
- la tonalité,
- le tempo,
- la mesure çà binaire, là ternaire
en évitant pour autant les bras lascifs tendus par la rhapsodie. Le pianiste parvient à tuiler les différents moments avec
- une habileté soyeuse et rouée,
- des doigts toniques,
- des arpèges différenciés, ainsi qu’une
- complémentarité entre
- solidité digitale,
- variation nuancée et
- choix du tempo.
Ainsi, le pianiste démontre ou rappelle que “vite” et “fort” ne sont, après tout, que des impressions
- relatives,
- subjectives et
- intérieures
qui ne se résument ni à un beat ni à un nombre de décibels mais s’obtiennent, quand l’affaire est correctement embouchée, par un ensemble de caractéristiques musicales mélangées avec soin. En témoigne le retour de la formule initiale qui love l’auditeur dans le cocon
- de la réexposition rassurante,
- de la clarté affirmée de l’énoncé et
- de l’éventail des piani qu’animent
- des sursauts rythmiques,
- des crescendi malins et
- une propension avalanienne à limiter les effets de dramatisation ce qui, ici, fonctionne à merveille.
La bonne nouvelle est que nous avons encore six mois à passer en compagnie de Piotr Ilitch et Irakly. La prochaine chronique s’annonce bien !
Pour écouter tout le disque gratuitement, c’est par exemple ici.