Isabel Gehweiler + Fiona Hengartner – Notre amour (Solo musica) – 1/3
Projet intrigant que ce Notre amour, donc raccord avec l’instigatrice, associant Juilliard School et projets pop !
- D’abord, le disque propose un titre en français et explique que les compositeurs joués ici (sauf Paul Juon) sont nés dans un pays francophone… mais inutile de chercher une notice en français dans le livret, il n’y en a pas.
- Ensuite, ce disque pour violoncelle et piano s’articule autour de la Sonate en La de César Franck, d’ailleurs taxée ici de “sonate pour violoncelle et piano” alors que l’original est pour violon et piano (la transcription de la partie soliste ayant été pensée par Jules Delsart, le plus fidèlement possible à l’original).
- Enfin, le fil rouge serait de nous faire entendre “un son fin de siècle rhapsodique”, tout en reconnaissant que les pièces ont été écrites de 1880 à 1924, et que l’œuvre d’Ernest Bloch choisie pour décapsuler l’album n’est pas représentative de ce son putatif.
À ce stade, le titre du disque reste un mystère qui, suppute-t-on, sera éclairci par la suite. Il ne se dissipera pas avec From Jewish Life d’Ernest Bloch, à moins de situer l’amour à un niveau métaphysique… et pourquoi pas ? La première pièce, “Prière”, met en valeur la sonorité chaude d’Isabel Gehweiler ainsi que le son rond et précis que Fiona Hengartner obtient de son piano. Le son est d’autant plus important que la virtuosité digitale n’est guère sollicitée par le compositeur. Il faut donc ébaubir l’auditeur avec d’autres arguments, et les artistes n’en manquent certes pas. Comme pour les mettre en valeur, l’écriture – la pièce est dédicacée à un violoncelliste – entrelace les deux partenaires en gardant un souci de clarté qui s’exprime par
- le retour de leitmotives,
- une construction AABA + brève coda limpide, et
- une répartition du thème sans ambiguïté entre les musiciennes.
La “Supplication” qui suit répartit à nouveau le thème entre les duettistes à travers
- un choix de registres variés,
- une répartition polymorphe (soliste + accompagnateur, duo parallèle, reprise au piano avec contrechant au violoncelle) et
- une tension séduisante entre le mode implorant et le tempo allant.
La “Chanson juive” qui conclut le bref cycle permet à Isabel Gehweiler de tirer des sons flûtés de son violoncelle. L’écriture d’Ernest Bloch sublime l’accompagnement entre
- concision efficace,
- échos émouvants et
- silences évocateurs.
De la belle ouvrage qui frictionne avec ce qui suit. En effet, le rapport entre l’évocation de la vie judaïque et les trois mélodies plus une de Gabriel Fauré publiées quarante ans plus tôt paraît ténu, si l’on omet de se souvenir qu’un lied n’est rien de plus qu’une chanson chic et que le dernier air d’Ernest Bloch était une chanson : transition toute trouvée. Les mélodies de Fauré ont souvent passionné les violoncellistes, à commencer par le brushing préféré de la Société Générale, cet excellent musicien capable néanmoins de se déplacer pour 10 k€ avec une bande-son derrière lui (gling !), et coupable d’avoir joué les puputes devant la cathédrale en fumée pour émouvoir les connards – bref, ce formidable violoncelliste devenu un personnage peu recommandable.
Le livret blablateux omet de rappeler que les trois mélodies op. 23 sont destinées au dialogue piano-voix.
- Aucune mention des poètes à l’origine des paroles (Sully Prudhomme et Armand Silvestre),
- aucune mention des textes,
- aucune mention de l’arrangeur :
un peu de respect pour les petites mains n’aurait point nui pour faire résonner la musique. “Les berceaux” en si bémol mineur mettent en parallèle le mouvement des vaisseaux et des berceaux.
- L’équilibre remarquable du piano,
- la beauté vibrante du violoncelle,
- l’exactitude plaisante de la synchronisation d’intention
séduisent sans que, hélas, le sens de cette appropriation violoncellique soit explicitée. “Notre amour” qui donne son titre au disque pour une raison qui, hic et nunc, nous échappe, promet que le kif va durer éternellement… même si les fans de Marie-Paule Belle savent que l’amour c’est comm’ l’camembert, ça peut pas durer touteuh la vi-i-euh. Après le 12/8, un 6/8 en Ré qui ressemble à un 18/16 pour accentuer le balancement des amours parfaites.
- Doigts déliés de la pianiste,
- souplesse de la violoncelliste,
- habileté des variations d’intensité
flattent l’esgourde. “Le secret” tranche avec son Ré bémol à deux temps, mais pas avec sa thématique lovoureuse, qui consiste à jurer amour éternellement à quelqu’un que le cosmos est censé tour à tour ignorer, proclamer et oublier.
- Justesse des tenues,
- précision des modulations,
- émotion des nuances
touchent.
En Si, le “Poème d’un jour” (plus connu sous le sous-titre “Rencontre” que “Toujours”, contrairement à ce que pose le livret) est fondé sur un texte de Charles Grandmougin. Originellement, il raconte la rencontre de deux tristes parmi lesquels le mec, tu m’étonnes, en plein kif, l’admet : “Et mon cœur te chérit sans te connaître bien !”
- L’énergie nette du piano,
- la vibration jamais sentimentalisante du violoncelle,
- la mutation fort riche de couleurs dont est capable le duo
séduit sans convaincre tout à fait quant à la nécessité de l’opération remplaçant la voix par le violoncelle. C’est
- superbement fait,
- supérieurement musical et
- particulièrement charmant,
mais c’est aussi très questionnant, en dépit de l’époustouflante prise de son de Max Molling dans la formidable Salle de Musique de La Chaux-de-Fonds : quel sens attribuer à cette série de miniatures préludant avant LA sonate ? La Berceuse en Ré en 6/8 et initialement pour violon conclut l’épisode Fauré qui précède THE event. En dépit des respirations bruyantes de la soliste (c’est le lot du genre),
- le joli balancement,
- la finesse des piani du violoncelle,
- l’élégance des nuances communes et
- la minutie admirable du toucher de Fiona Hengartner
ne résolvent aucune question quant à la direction de l’album. Ce mystère ne dissout certes pas la jubilation de l’écoute… et nous rappelle les questions soulevées par le précédent disque de la violoncelliste, tout aussi intrigant et enthousiasmant. On se retrouve bientôt pour le gros morceau du disque, afin de croquer l’interrogation à pleines oreilles !
À suivre…
… et, d’ici là, pour écouter le disque gratuitement, c’est ici.