Jean Muller, Les Sonates pour piano de Mozart, vol. 3 (Hänssler)

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Parmi les pianistes les plus impressionnants, Jean Muller tiendrait le menton à beaucoup de vedettes survendues par majors ou médias. Pourtant, le grand gaillard n’a rien d’un bûcheron ou d’un showman. Appuyée sur un savoir-faire à toute épreuve, sa musique semble résonner de l’intérieur, à l’abri des paillettes et des « surjeux ». En témoigne le troisième volume de son intégrale des sonates pour piano de Wolfgang Amadeus Mozart, bien que le livret, interdit aux seuls francophones, ne permette pas de connaître le fil rouge du disque. En effet, comme dans beaucoup d’intégrales depuis moult années, les œuvres ne sont pas jouées chronologiquement ; toutefois, ici, la perception de la cohérence est carrément laissée à la guise de l’imaginaire. La diversité d’humeurs serait-elle donc la ligne directrice, un peu falote, du présent volume ? Cette indécidabilité correspond à l’image paradoxale que dégage le musicien, semblant

  • au-dessus de la rumeur du monde et confiant dans l’auditeur,
  • peu soucieux de se faire admirer et perfectionniste tant dans le projet global que dans le détail.

Fort de ces louables tensions dans un monde où mépriser les gens se dit faire preuve de pédagogie, le disque s’ouvre sur la Dixième sonate en Do (K 330), que nous avions ouïe jadis sous les doigts du virtuose lors d’un concert de sa série mozartienne à Cortot. L’Allegro moderato assume le côté décidé et léger qui accompagne souvent – allons-y dans les clichés… – la tonalité de Do. L’élégance du toucher mullérien voire mullérique ne contrevient ni à l’énergie requise

  • (sens du temps fort,
  • art d’opposer lead et accompagnement à la fois discret et présent quand nécessaire,
  • capacité de donner une sensation de vitesse par la soi-disant simple régularité que vertigent quelques folies inégales – ça semble ne rien vouloir dire mais, en vrai, j’avais l’impression que ça voulait dire, genre : c’est régulier et, pourtant, parfois, c’est pas tout à fait régulier, mais à l’arrivée c’est régulier quand même, en tout cas, c’était pas si stupide quand je l’ai pensé, c’est après que tout s’est dégradé)

ni à la délicatesse qui se faufile dans un détaché ou un effet de retard avant la note de conclusion. Le piano – un Steinway D, l’artiste étant sous contrat avec la marque –, est admirablement capté par Marco Battistella.
L’Andante cantabile en Fa (majeur puis mineur puis re-majeur derrière), posé, pourrait paraître fade n’eût été la musicalité de l’interprétation. Ainsi de l’attente du sol, à la reprise du premier segment, 0’36 : ce détail donne une idée

  • plus que de la familiarité de l’interprète avec l’œuvre,
  • plus aussi que de sa maîtrise du tempo,
  • plus enfin que de son admiration pour les sonates mozartiennes.

Il donne une idée de l’exigence avec laquelle ces pièces qui paraissent (faussement) accessibles à tout pianiste ont été scrutées, étudiées, essayées, jouées, rejouées, pensées et vécues par l’interprète. Bref, il stabylote la différence entre un amateur correct et un professionnel capable d’auréoler une partition à notre sens un peu fade – osons les mots – d’un talent qui, lui, illumine.
L’Allegretto, lui, est interdit aux dépressifs dans le bad. Sous les doigts solaires de Jean Muller, tant

  • de sautillements,
  • de tonicité,
  • de vitalité,
  • d’alternance et
  • de superpoposition binaire/ternaire

plongeraient n’importe quel être un peu triste, ça existe, dans un gouffre épouvanté et furieux en constatant que l’on peut être sinon heureux, du moins bondissant – et avec classe, de surcroît, comme en témoigne le decrescendo concluant par ex. le premier segment avant la reprise.
(Heureusement, étant un être épanoui et abouti, j’accueille cette joie faite musique avec joie. Je préviens juste les gens qui n’auraient pas aussi bien réussi que moi, parce que je suis bon comme un ministre qui propose une augmentation du SMIC de 15 € par mois si tu es à temps plein, ce qui est rarement le cas quand tu touches ce salaire de misère.)

 

Jean Muller à la salle Cortot. Photo qui fait ce qu’elle peut : Bertrand Ferrier

 

La Deuxième sonate en Fa (K 280) s’ouvre sans gnangnantise par un Assai allegro à trois temps et s’amuse à alterner binaire et triolets. Jean Muller anime la partition avec foi, entre passages convenus et octaves de la main gauche. Même si la seconde reprise ne s’imposait peut-être pas à l’aune de notre impatience toute de subjectivité parée (ça ne veut rien dire, so what?), l’Adagio, en fa mineur et 6/8, devient délectable grâce aux attentions du pianiste, entre

  • nuances soudaines,
  • accents subtils et
  • indépendance des mains.

Le Presto, qui revient au majeur et aux trois temps, est emballé avec légèreté et vigueur. Il porte une attention bienvenue aux appogiatures et s’envole gracieusement dans les esgourdes des esgourdeurs.
La Huitième sonate en la mineur (K 310) évoquerait, selon le spécialiste qui joue, l’affliction du compositeur suite à la mort de sa mère. Rien de surjoué cependant dans l’Allegro maestoso. Les guirlandes de doubles sont enlevées comme à la parade, et appuyées sur une main gauche précise tant dans les notes que dans les intentions. En témoignent certains retards rudement bien menés (voir, par ex. le sol # à 1’45 ou le sol après l’accent sur le si à 3’04 et le suivant dans la foulée, sols qui ne seront point rejoués ainsi à la reprise pour assurer une diversité d’écoute et un sens à la redite). L’éventail des nuances et des dynamiques est remarquable, y compris quand l’artiste choisit – c’est rare – de rester plusieurs dizaines de secondes sur la tonalité forte, qu’il arrive à rendre aussi musicale qu’une nuance plus douce.
L’Andante cantabile « con espressione », à trois temps et en Fa, semble prendre son temps jusqu’à ce que des triples croches viennent s’égrener, justifiant la pulsation a priori modeste. La multiplicité des attaques et même des détachés capte l’oreille, d’autant que le choix de ne pas faire la première reprise paraît judicieux : les harmonies modulantes de la seconde partie sont plus envoûtantes que celles, moins surprenantes, de la première. Le mouvement, de forme ABA, propose des parties A apaisées ou légères, et une partie B plus grave, où la pulsation mimerait, selon l’interprète, le chagrin du compositeur. Le Presto final, en la mineur puis en La majeur et à deux temps, file avec

  • la ferveur,
  • les rebonds et
  • la conception d’ensemble nécessaires pour ne pas laisser l’auditeur sur la touche, fût-il mozartosceptique.

 

Jean Muller à l’Institut Goethe de Paris. Photo moche, mais photo quand même : Bertrand Ferrier.

 

La Seizième sonate en Do (K 545) est une scie que tous les pianistes débutants ont dû affronter. Même si sa facilité est relative, que les anciens jeunes pianistes s’y essayent avant de contester l’évidence, elle trouve ici une interprétation pétillante et cependant soucieuse du détail (jusque dans l’arpège inattendu au deuxième temps de la douzième mesure). Des appogiatures toniques et un tempo aussi allant que régulier – sans exclure, avec une juste parcimonie, un léger ritardendo quand le thème liminaire s’apprête à refaire son entrée, vers 2’ – offrent un air bonhomme et jovial à cette interprétation. Comme pour les autres pièces, de petits détails, comme la manière de poser le do, trois mesures avant la fin (2’53), tout en douceur au lieu du braoum redouté, cautionnent la qualité et l’engagement de cette exécution.
Entre majeur et mineur (jamais assumé à l’armature), l’Andante est aussi attentivement proposé, avec cette admirable science du tempo-régulier-mais-avec-le-petit-retard-qui-va-bien et une première non-reprise précieuse pour assurer la fluidité du discours. Le rondo, « allegro grazioso », ne se dépare pas des grandes qualités précédemment entrevues. Le mouvement est joué tout droit, sans recherche d’esbroufe mais sans mépris par-dessus-la-jambiste (ouïr le ritendo avant la reprise finale du thème, 0’57).
Le disque est donc

  • charmant, et ce n’est pas une insulte même sous nos petits doigts boudinés, plus prompts à tancer la mollesse qu’à louer la classe,
  • exécuté avec une finesse incroyable, entre
    • doigts déliés,
    • sens du swing voire des rythmes (doubles, rythmes ternaires contre binaires, contretemps, tempo et dilatation en finesse) le tout étant, en sus,
  • habilement allégé de certaines reprises qui eussent gâché le plaisir en le voulant trop prolonger.

Si l’on ne saura point si une musicologique guide la distribution du récital ou la relative brièveté du disque (57’), l’on trouvera ou retrouvera dans ce disque une illustration de l’art étonnant, au sens fort, de Jean Muller, capable de transcender des partitions en leur restituant leur musicalité sans jamais se la ouèj, art qui nous avait ébaubi devant ses Variations Goldberg en live et en disque.
Actuellement, ce troisième volume n’est pas disponible à l’écoute gratuite sur YouTube, mais on profitera avec gouleyance et du premier tome, et du second, même si la piètre qualité sonore n’y donne qu’une idée indicative de l’intérêt du travail du Luxembourgeois… lequel, est-ce un hasard, a aussi gravé une monographie d’un des plus formidables et polémiques virtuoses français, désormais franco-turc, le foufou et incroyable pianiste Stéphane Blet. Non, ça n’a rien à voir en apparence ; et, ce nonobstant, dans un monde (musical mais pas que) grignoté par

  • la médiocrité,
  • la spécialisation sclérosante et
  • le frileux atermoiement,

c’est tout sauf rien.