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Un cybercorrespondant nous le faisait remarquer il y a peu avec une lucidité éblouissante : on parle beaucoup trop d’orgue, par ici. Pis, voilà plusieurs jours que l’on n’a point parlé d’harmonium ! Rattrapons donc ce retard, accumulé depuis tantôt, en évoquant le disque par lequel Joris Verdin a lancé sa série « Référence harmonium » chez VDE-Gallo.
Florilège des figures historiques qui se sont frottées à l’instrument, l’album – exécuté sur un Mustel de 1891 qu’a magistralement capté Claude Maréchaux – s’ouvre sur la Troisième sonatine de Sigfrid Karg-Elert. La Chaconne et ses variations constituent le premier mouvement. Elles sont idéales pour explorer les différents registres de l’instrument. Après le plenum du thème, le velouté de la première variation s’étoffe dans la seconde ; de la troisième à la cinquième, les soli de la main droite apportent un brin de légèreté ; la sixième et la septième offrent un dialogue de toute beauté ; la huitième insuffle l’énergie qui relance le discours à propos ; la neuvième rajoute de jolis décibels ; la dixième fait gronder la main gauche ; la onzième contraste avec des nuances douces qui permettent de goûter la profondeur des basses ; la douzième s’annonce « festive et pompeuse » tout en ménageant, en conclusion, un unisson moins festif ; la treizième renoue avec le plus beau de l’instrument – ses tenues, que la quatorzième et la quinzième (en majeur et avec coda) prolongent via une pédale sur laquelle s’ébrouent d’abord des accords puis des notes nostalgiques égrenées avec une juste sensibilité.
L’Interludium, en Mi s’esquisse sur une atmosphère mystérieuse qui rend raison de la spécificité de l’harmonium : son expressivité. Les changements de registration, les sonorités riches et variées de l’instrument, la sûreté de l’exécution enfin éveillent constamment l’intérêt et le plaisir de l’auditeur, alors même que la partition pourrait, dans d’autres circonstances, susciter un profond ennui. Au dernier mouvement, on revient au tricotage des saucisses, que l’harmonium ne valorise pas souvent. Dans la Fughetta en la mineur, Joris Verdin parvient moins à jouer des notes qu’à faire de la musique (écoutez l’inflexion nuancée à 0’12, par ex., ou les accents qui aboient à partir de 0’35). Variation des registrations, accents pertinents, respirations justes, aisance digitale mènent l’auditeur avec talent jusqu’à la tierce picarde conclusive.

 

 

Pour la suite, l’artiste rappelle opportunément que le premier opus de Camille Saint-Saëns était dédié à l’harmonium, pan sur le bec des snobs. Des trois pièces rassemblées sous ce numéro, le musicien choisit la Barcarolle en fa dièse mineur, qui fait dialoguer un basson étrange avec une clarinette octaviée. On apprécie une fois de plus le soin porté à l’interprétation (retard délicat à 0’27, par ex.), mais aussi l’astuce du jeune compositeur soucieux, dans la partie centrale, de faire sonner les graves de l’instrument (1’45) en exigeant des ploum-ploum-ploum légers à la dextre… même si, cette fois, la tentation de la tierce picarde ne l’emporte presque pas.
Le compositeur que les gens de bien honnissent, Louis James Alfred Lefébure-Wély, voit sélectionnées trois pièces de sa main. « Dernière espérance » ouvre le bal. Cet Allegretto en si mineur (en Si à la coda) associe essentiellement thème en tenues à la main droite, bariolage itou à droite et basses à gauche ; mais d’autres répartitions enrichiront la partition. Cette pièce charmante, modulante quand il sied, est exécutée avec esprit (détaché bienvenu à 0’55, par ex.) et pertinence. Suit le Boléro de concert, écrit pour « orgue expressif » (donc harmonium) et souvent capté par les orgues pas expressifs. Pour les habitués des versions d’église, ce retour aux sources sera un moment joyeusement dissonant. Pour les autres, la découverte de cette pièce suscitera plus d’un sourire amusé – même si Joris Verdin ne se permet aucune facétie : le texte, le texte, rien que le texte. « Sérénade espagnole », sous-titre  de « La nuit de Noël », conclut cette trilogie wélyenne. Véloce et exotique en diable, l’œuvre démontre que l’harmonium n’est pas qu’un gros pachyderme juste bon à couvrir quelques dégueulandi propres aux cantiques d’antan. À une partie en la mineur succède une partie en La avant que le la mineur ne reprenne sa mélopée. Les amateurs de musique ennuyeuse éviteront soigneusement cette septième piste.

 

 

Un Nocturne de Jacques Nicolas Lemmens reprend la même structure ABA (A étant en si bémol mineur, B en Si bémol majeur) mais dans une atmosphère différente. Sous la mélodie de la main droite, la main gauche traverse sa partie de clavier pour égrener ses accords. Le jeu sur l’instabilité et le mouvement, ainsi que le tempo allant évitent que la rengaine n’use la patience des auditeurs pressés, n’en déplaise à son caractère lancinant.
La Fantaisie pastorale avec orage de Théodore Dubois évoque la délicieuse “fantaisie” relatant un concert au bord d’un lac “interrompu par l’orage” que Sigismond Neukomm a incluse dans ses Grandes études… pour orgue. Elle rappelle combien l’harmonium avait, bien plus qu’une vocation liturgique, un objectif de divertissement et une destination de concert. Le morceau – ternaire lui aussi – démarre donc paisiblement, avec accompagnement, pulsation et mélodie bien calée dans les aigus. Puis une rupture signale que le temps se gâte jusqu’au grondement (2’02). Une inquiétante gigue envahit l’espace sonore. C’est la tempête jusque dans les abysses du grave (2’58). La reprise de la première partie signale que le beau temps finit toujours par revenir, ce dont on n’est pas si sûrs quand grondent certaines nuits dans nos âmes ou nos corps. Le résultat est une belle façon de découvrir l’étendue des possibles de l’instrument.

 


Les Trois esquisses musicales de Georges Bizet, dédiées à Lefébure-Wély, s’ouvrent sur une « Ronde turque ». Une pédale de mi soutient l’arrivée sur la pointe des pieds des Turcs, bientôt plus proches donc à la main droite. Des effets de contraste préparent le passage en majeur, selon la forme ABA évoquée supra. Le retour du mineur permet de conclure rondement, ha-ha, cette affaire exotique, jouée avec élégance. Une « Sérénade » en Ré bémol / La / Ré bémol, oppose à un mouvement lent et pesant un Allegro vivo où la main gauche bariole sous les fanfreluches de la main droite. Malgré de jolis contrastes et un accompagnement « ternaire contre binaire » dans la reprise du Ré bémol, la pièce, comme la précédente, peine à passionner. Un « Caprice » à deux temps clôt néanmoins le cycle. À l’impulsion donnée par la main gauche, répond la mélodie de la main droite – puis les deux échangent leurs rôles. On apprécie le passage qui commence en Do majeur : il pouët-pouëtte puis flonflonne avec légèreté. La variété des climats (coda comprise), le riff de la main gauche, les modulations parfois inattendues et l’interprétation attentive font de l’œuvre la plus intéressante de la trilogie.
Le Recueillement d’Alexandre Guilmant, premier des Deux morceaux pour harmonium op. 23, déploie une brave mélopée en Ré bémol jusqu’à ce qu’un crescendo tente d’animer la chose à l’aide d’octaves vite absorbés. Une dernière volonté de gonfler la sauce s’efface dans le lamento qui amène à la réexposition du thème, laissant ainsi chatoyer les diverses couleurs de l’instrument.

 

 

La Vals brillante de salón d’Antonio López Almagro (je pourrais traduire le titre, mais je veux pas paraître prétentieux, non plus) poursuit en Ré bémol / La / Ré bémol avec une intro qui retient les chevaux. Ça part pianissimo et plutôt lento, avec octaves graves. Le plaisir de ce genre de pièce est bien sûr de faire attendre le moment où l’interprète se lâche. Il faut attendre 2’52 avant que les grands jeux ne sortent. 1’ plus tard, tout se calme et le sérieux reprend son droit. Seule une minicoda en forme de microgalop rappellera le feu qui couve, souvent, sous la cendre de notre bienséance compassée.

Registrations de Sigrfrid Karg-Elert

Retour à Sigfrid Karg-Elert pour deux Impressions. La dixième, « Fernsicht vor dem Regen » (Vue avant la pluie) contraste. Un début modulant, avec octaves aigus et tremblant quand arrive le médium, inaugure une pièce étrange, sciemment indécise et diablement séduisante car montrant, jusque dans les crescendi finaux un autre aspect de l’harmonium : son potentiel musical fors le ploum-ploum divertissant. La septième impression, « Vorüber » (Passé), conclut ces miscellanées. Revendiqué comme une « marche funèbre, mais plus lent », le morceau joue avec les limites de la tonalité de do mineur. À la fois rigoureuse et personnelle, l’interprétation fait honneur à la composition et à la profondeur du Mustel ici sollicité.

 

 

En conclusion, voici un best of harmonium habilement troussé, entre musique de concert et musique de salon. La fin – sur des pièces moins accrocheuses en apparence mais plus captivantes en réalité – souligne la volonté didactique de Joris Verdin, ménageant une dernière irisation pour ses auditeurs attentifs.  À ces trois qualités majeures – programme, interprétation, instrument joué –, ajoutons la présence d’un livret concis et clair sur l’histoire de l’harmonium, et l’on comprendra que, si l’on confond encore cet instrument avec un truc pour mégères à fichu dans un film en noir et blanc, c’est que l’on n’a pas écouté cet excellent disque – ce qui n’est pas grave, juste dommage, et ça peut se réparer aisément !


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