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Tableau liminaire. Photo : Rozenn Douerin.

La captatio benevloentiae : ils n’y croyaient pas. À trois reprises, ouvreuse, metteur en scène – librettiste et compositeur sont venus avertir le public de la générale parisienne : ceci n’est pas un filage mais bien une répétition qui peut être interrompue à tout moment et donner lieu à des reprises, comme son nom itératif le laisse supputer. Pourtant, cette nouvelle première, à laquelle nous assistons en lieu et place de l’un des coproducteurs issus de l’opération crowdfunding de la salle (7% du budget total), s’est déroulée quasi sans encombre, augurant du presque meilleur pour la suite… hormis dans la gestion des artistes (« toutes les chanteuses sont malades, et la récitante n’est même pas en état de venir sur scène, on a dû faire venir la remplaçante prévue pour Zagreb, sortie du métro demi-heure avant son entrée en scène ») – illustrant cette tension, la chanteuse enceinte jusqu’aux yeux et celle qui passe une partie du dernier acte, immobile et allongée dans l’eau, ne viendront pas saluer les invités du soir, tu m’étonnes.

Comme cherchant une lueur d’espoir dans la marée humaine. Photo : Rozenn Douerin.

L’histoire : y en a pas mais, autour de textes d’Elfride Jelinek et du metteur en scène, elle s’articule en trois parties. D’abord (« 2011 »), après l’explosion de la centrale de Fukushima et du tsunami, un homme et une femme déclament leur impuissance : description des faits, évocation de leur stupeur, questionnement sur leur statut. Ensuite (« 2012 »), ils proclament à la fois leur volonté de prendre sur eux la faute… et leur bonne conscience consistant à tardivement sortir du nucléaire, typique de la connerie française, pour augmenter la production du CO², façon Allemagne charbonneuse. Enfin (« 2017 »), partie curieusement scandée à plusieurs reprises – sera-ce parce que l’histoire se répète ? –, aux menaces atomiques devenues farcesques, se substitue le danger du méchant Donald Trump, dans une grande inondation où tout est souillé par notre inconséquence et notre envie de selfies.

L’opéra moderne a besoin de liquide. Photo : Rozenn Douerin.

L’opéra : paradoxe pour paradoxe (cette commande de l’Opéra-Comique a été créée avant son arrivée à l’Opéra-Comique, elle est commandée par un Français pour une institution française mais se déroule essentiellement, c’est tellement plus classe, en allemand) ceci n’est pas un opéra. Philippe Manoury propose de lui substituer le concept de « thinkspiel », en gros entreprise de conscientisation, plus que de pensée, dans laquelle, parfois, des gens chantent. En conséquence, il n’y a pas de personnages, ni chez les chanteurs, ni chez les récitants. Au sens de feu Zygmund Bauman, fluides sont les entités, dont témoigne l’égalité de traitement costumier, signé Marysol del Castillo, entre hommes et femmes, les premiers étant vêtus comme les secondes, robes fendues inclues (faut bien séduire le public gay censé renflouer les caisses des opéras, supputerons-nous). Du reste, le fluide finit par envahir la scène, illustrant physiquement l’explosion de Fukushima mais aussi, suppute-t-on, l’incapacité de nos sociétés à contenir la haine égoïste et la stupidité qui gangrènent l’humanité. En effet, par l’exemple (utilisation abondante d’eau), la troisième partie plaide pour la sobriété et la protection de la planète tout en déversant des dizaines de litres, sans doute afin d’incarner la tension entre le consensus écolo (Nicolas Hulot est invoqué) et nos pratiques effectives. Le livret, moins non-narratif que pesant, accumoncelle raccourcis et poncifs gnangnan : c’est pas bien, les réseaux sociaux ; c’est méchant, les selfies ; le nucléaire, les tensions internationales et Donald Trump sont tous liés. Pointera-t-on que le type aux cheveux de poussin est peu impliqué dans l’explosion de Fukushima ? Cela importe peu, nous sommes entre gens bien, donc engagés contre le magnat président. Ce fourre-tout étant plus convenu et sot que polémique et irritant, on apprécie que, sans effacer totalement cette réserve, la musique permette souvent de passer outre cette plate collections de topoi bien-pensants.

Lionel Peintre et Niels Bormann. Photo : Rozenn Douerin.

La musique : ceci n’est pas un opéra à musique. Prédominante est l’interaction entre les activités que certains appelleront arts. Une grande part de la musique consiste à accompagner la récitation des deux acteurs, un homme et une femme, parlant essentiellement allemand et, accessoirement, un méchant français – le fait d’assumer le ridicule n’ôte rien au ridicule. Une autre part se réduit à une musique qui semble enregistrée et que le compositeur, présent pour la régler, revendique de pouvoir arrêter, « mais je ne le ferai pas ». Une troisième part, la meilleure et celle que, en vieux réac, on aimerait voir prendre plus d’espace, maîtrise clairement les équilibres de l’orchestre et, surtout, l’écriture vocale. Chaque intervention des solistes et du quatuor vocal servant de chœur est intelligente, singulière, captivante et superlativement accompagnée par des trouvailles et des harmonies envoûtantes.

Karina Laproye et la vedette du spectacle, Cheeky. Photo : Rozenn Douerin.

Quel contraste avec ces moments impatientants où le bruit de fond ne sert qu’à évacuer la vanité de vidéos signées Claudia Lehmann rappelant les pires heures du théâtre subventionné (fractales développant le mot « Énergie », bordel, depuis combien de versions de Word ça n’existe même plus sur les fonds d’écran de la Sécu ?), avec cette pauvre infographiste réalisant des performances apparemment en live pour surligner les mots importants (« pouvoir », « great ») avant de céder la place à une anim’ médiocre ou à une pauvrissime vidéo plus ou moins répartie, selon les moments, sur les trois côtés de la scène ! Or, je l’admets, cette tendance au stabylotage de mots qui comptent m’a toujours résonné, ça veut rien dire mais j’aime bien, comme une crotte de nez qu’on lance aux cons, moi en l’occurrence : t’as pas compris, alors je te dis ce que tu dois retenir. Et ça m’énerve, car on ne parle plus de thinkspiel, ici, mais bien de bourragedecrânespiel, à mon avis bien moins efficace, à subodorer que l’efficacité soit une nouvelle aune de ce type de non-opéra. La troisième partie est ainsi riche en divertissements au sens négatif d’un Pascal (bulles étouffant la narratrice nouvelle venue, eau assommant la dernière intervention soliste, faibles anim’ tentant de moderniser le propos en attaquant les attaquables comme la galaxie Trump, Poutine ou Al-Assad…) qui revendiquent de faire sortir l’œuvre de sa dimension musicale. As far as I am concerned, c’est dommage, car les artistes lyriques, revendiqués malades ou non, sont impressionnants, minichœur croate compris, et les musiciens luxembourgeois, autant que l’on en puisse juger, sont précis et engagés.

Nicolas Stemann et Philippe Manoury au premier plan. Photo : Rozenn Douerin.

La conclusion : cette œuvre propose de décaler l’attente opératique. Même si l’on y retrouve des figures attendues (soli, ensembles, rôle du chœur, instrumentaux), elle milite pour une transmutation du genre. Avec sa volonté farouche de conscientisation, ce n’est pas, à notre sens, son plus bel atout. La science musicale d’un Philippe Manoury mérite, assurément, un accomplissement non pas plus épuré, mais moins inféodé aux arts qui, dans ce contexte, gagneraient à rester au service de la musique au lieu de tenter, servilement, de l’asservir.