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Mahmoud Ktari (Alceste). Photo : Rozenn Douerin.

Alors que Dictateur Inavoué dit le Honni n’avait pas encore reconfiné la France au nom de la science politisée, cette prouesse permettant de déterminer qu’un virus est dangereux sauf de 6 h 01 du matin à 20 h 59’59, donc quand les gens sont réputés productifs et consommateurs, il était loisible d’applaudir – sans crainte de l’horreur horaire – l’ambitieux projet porté à l’antenne bellevilloise de la Croisée des chemins, un concept extensible allant de Vaugirard à Avignon.
Caché à quelques minutes du métro Télégraphe, celé au cœur d’un gros ensemble d’immeubles, ce petit endroit est pour le moins pittoresque mais ne rechigne point pour autant à dispenser une programmation long-termiste, donc répétitive. En témoigne cette série de quatre pièces (“quadriptyque” et non tétralogie, dit la présentation officielle) intitulée “Du misanthrope au cardinal », incluant

  • deux pièces (la “comédie burlesque” de Georges Courteline ici chroniquée, ainsi qu’un “drame contemporain” de Jacques Rampal) et
  • deux adaptations de Molière puis de Fabre d’Églantine.

La Conversion d’Alceste, défi du soir et premier épisode de la quadriptyquologie, est une pièce en vers de Courteline, située quelques mois après que Le Misanthrope de Molière a pris fin. Alceste, devenu doux comme un agneau, s’y fait tour à tour insulter par Philinte-le-poète-daubé-du-cul, racketter par un homme de robe après avoir gagné son procès, et niquer par son meilleur pote Oronte qui couche avec Célimène, la chérie qui cocufie le maître de maison. (Le pitch officiel dévoilant curieusement le pot-aux-roses, aussi le dévoilons-nous itou.)
Le propos est donc résolument intertextuel, au sens où ne rien connaître du Misanthrope – c’est possible – serait gravement préjudiciable à l’appréciation du spectacle, au point que l’on s’étonne que cet épisode soit le premier… et le florilège du Misanthrope le deuxième. La représentation, quoique facturée au taux plein à 18 €, assume les codes de l’arte povera dramatique : cinq acteurs, soit, mais

  • pas de décor hormis une table et des chaises,
  • des “costumes” différenciant les acteurs par des chemises de couleur différente,
  • des lumières aux gélatines mal scotchées qui démissionnent en cours de représentation (ça, c’est plutôt sympathique), et
  • de vieux trucs de mise en scène à prétention classieuse tels que ces acteurs assis sur scène avant et pendant l’entrée des spectateurs, ou cette scène homosexophile complètement hors de propos mais tellement, genre, ça fait classe et théâtre, quoi.

On le pressent, le point faible de cette production n’est pas le manque de moyens mais une mise en scène de Patrick Rouzaud qui peine à rendre raison du caractère joyeusement hétéroclite – voire foutraque – de la pièce : c’est une parodie, c’est une comédie, c’est un drame.

  • Une parodie : quand Courteline écrit en vers, avec des facéties typiques comme ces mots de vieux françois ou, au contraire, mots annotés dans le texte façon Achille Talon (“le mot est en avance d’un siècle, mais la parodie excuse l’anachronisme”).
  • Une comédie : feignant de prendre les codes de Molière, Courteline enquille les scènes de vaudeville, incluant l’artiste, le fâcheux et la discussion entre cocufieurs.
  • Un drame : c’est malgré tout l’histoire d’un type qui essaye de devenir gentil, et qui se fait en conséquence lanlère par tout le monde car, même pour Philinte, Alceste n’est plus qu’un “vainqueur de tournoi” transformé en “crustacé veuf de sa carapace”.

Or, sous quelques apparences de convention arty, la mise en scène paraît réduire la pièce à une parodie. Ne le cachons pas : à notre sens, c’est un contresens, haha. En effet, le point fort de la pièce semble, au contraire, de ne faire de ces falbalas alexandrins qu’un prétexte à rigolade façon comédie de boulevard légère, avec le vernis malin de la référence à Molière. C’est la force de Courteline, d’avoir l’air de prendre ses spectateurs pour des cons alors que, systématiquement, il s’adresse à l’intelligence. La comparaison avec le texte est ainsi cruelle pour les modifications. Un exemple ?
Soit.
Parce que vous insistez, alors.
Mais de rien, voyons.
Tsss, tsss, c’est cadeau.
La scène où M. Loyal débarque avec un boulier dont les comédiens ne savent que faire est une illustration de notre impression d’avoir affaire à un ratage de mise en scène. L’objet, enfantin et inattendu, mime peut-être l’incongruité de la situation (Alceste a gagné un procès, donc il doit de l’argent à l’agent). Ce nonobstant, il est censé mimer avant tout le coût de plus en plus gigantesque des frais dévoilés par l’huissier – on connaît l’importance de l’idiolecte juridique dans le théâtre courtelinien, ce n’est point hasard si l’épisode est au centre dans ce texte-ci ; en conséquence, le texte n’est pas à prendre à la légère, encore moins sur ce passage. Or, ledit texte original suggère de déployer “une immense feuille de papier”, et l’on imagine en effet le profit que l’on aurait tiré à jouer sur l’envahissement, à défaut le rouleau, l’accumulation ou l’extension du domaine du cher. Admettons que l’économie du spectacle présent ne le permettait pas, même si l’on eût pu faire drôle avec peu. Reste l’échec patent d’une substitution qui ne fonctionne pas, mais pas, mais pas, mais pas du tout.

Violette Erhart (Célimène). Photo : Rozenn Douerin.

Dans ce contexte, Mahmoud Ktari, le patron de la boîte qui joue partant le premier rôle, tente de mener sa troupe à bon port et, cahin caha, y parvient presque. Pourtant, souventes fois, les acteurs semblent perdus, ne sachant quelle direction suivre, hésitant entre quelques farces bien senties et des tunnels où, n’en pouvant mais, ils débitent le texte sans le soutien d’une solide direction d’acteurs. Incarnation, action, intention et regards semblent sporadiquement se déliter, alors que l’on pourrait faire plus drôle en faisant moins. Les artistes sont valeureux, présents à leur texte, mais, sans réquisitoirer, et hop,

  • le surjeu paraît guetter parfois sans s’enrubanner des charmes de la commedia dell’arte,
  • les stichomythies pourraient être çà et là mieux réglées (peut-être sera-ce le cas dans quelques épisodes), et
  • les diérèses nécessaires gagneraient à être plus systématiquement exécutées.

Leur faute, si faute il y a, ne permet nullement de contester leur potentiel d’acteur, tant des performances sont exigées pour aller à dame sans faillir. Aurélien Desanlis, Benjamin Gourvez, Sylvain Martin, Violette Erhart et même le patron font leur possible. Simplement, une vision de la pièce commune et constante leur manque – une mise en scène charpentée, puissante, qui prenne le texte au sérieux, qui y croie, qui se mette à son service, ose l’inventivité, ne se défausse pas sous prétexte que ce ne serait que du Courteline. Car, à la vérité, ce n’est pas que du Courteline, c’est du Courteline. L’illustrent ces punchlines qui pulsent, comme :

  • “Le juste n’est jamais qu’un pêcheur converti !”
  • “La Loi rend un arrêt que la Justice approuve / (Le fait est à noter.)”
  • “Ne me tutoyez pas. Nous croyez-vous au lit ?”
  • “Il eut toujours un peu la sottise en partage. /
    – Oui mais, s’en croyant moins, il en a davantage.”

Bondissant, le texte va plus loin, comme souvent chez cet auteur que l’on croit volontiers flemmard de la plume, ce qu’il n’est qu’à l’occasion, parfois pour reposer le public, souvent pour glorifier l’acteur qui sait pimper son apparente négligence – l’erreur serait de confondre nonchalance simulée et verbosité. Jouissant de l’usage des alexandrins, l’auteur n’hésite pas – et l’affaire est bien jouée, ce soir-là – à se frotter au miracle de l’enjambement, comme à propos de ce sonnet, “bon à mettre au cabinet / De lecture.”  Si le trait et la poétique ne suffisaient pas, la resémantisation prendrait le relais. À titre d’illustration, la pièce est l’occasion de néologiser, popopo, comme avec ce sublime verbe “ânifier” qui illumine la contre-critique littéraire du soir. Bref, il y a matière à faire briller des acteurs qui attendent plutôt une pensée, un défi, un cap voire une péninsule, que le privilège ridicule de poireauter à jardin derrière une table jusqu’à ce que leur tour soit venu ou revenu.

Avant la bataille. Photo : Rozenn Douerin.

En résumé,

  • le manque de parti pris de la mise en scène,
  • ses errements et
  • les postiches ajoutés à un texte qui n’en demandait surtout pas tant

empêchent de saluer de façon univoque la performance valeureuse des acteurs, en dépit de leur soiffardise qui les pousse à picoler quand ils sont hors champ mais toujours sur scène (pour une pièce qui dure 60′, c’est coule mais peut-être dispensable, nouveau reproche à la mise en scène). Reste le plaisir de découvrir un texte sous forme de chrysalide. Il peut atténuer les réserves sciemment ici présentées avec fatuité sans doute, et inciter les curieux à courir non loin du métro Télégraphe.
Car, pour info, la pièce se jouant à 19 h et durant une heure, l’on peut toujours l’aller applaudir, ne serait-ce que pour postillonner au visage de Sosotteur Ier de la Pensée complexe qui rêve d’être le fossoyeur de la culture en France.


Rens. : ici.