L’art d’Aldo Ciccolini (6/8), Grieg 1, Cascavelle

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En 2004, deux ans après avoir gravé Chopin et Schumann, Aldo Ciccolini se présentait sous les mêmes micros de Joël Perrot pour enregistrer les 66 pièces lyriques d’Edvard Grieg, repopularisées en 2002 par le florilège de Leif Ove Andsnes, au succès entonné sur des airs localistes (un Norvégien enregistre un compositeur norvégien dans la maison norvégienne du compositeur norvégien sur un piano presque d’époque). Les pièces concernées par le présent disque ont été composées sur vingt ans – les premières en 1867, les vingt suivantes entre 1883 et 1887. Pour elles comme pour leurs successtrices, trois problématiques surgissent illico et balayeront nos trois dernières chroniques, puisque L’Art d’Aldo Ciccolini s’achève sur trois disques griegistiques.

  • Le problème central que posent ces pièces d’environ cent vingt secondes, en mavuden (moyenne à vue de nez), est qu’il faut promptement caractériser l’œuvre en jeu puisque peu de temps pour la faire sonner.
  • Le danger périphérique, lui, est double, surtout pour l’interprète professionnel : faute d’énorme difficulté technique, faut-il surjouer pour donner l’illusion d’une sensibilité « à fleur de peau » ou bien, à l’inverse, enquiller les pièces comme on exécute les « Classiques favoris » pour les mamans aisées des pianistes éternellement débutants ?
  • La question surplombante, à laquelle le livret omet de répondre, peut-être afin de poursuivre l’auditeur au-delà de son écoute : pourquoi, alors que, à quatre-vingt ans, l’artiste est à l’évidence en pleine possession de ses moyens, le solliciter pour enregistrer une intégrale de ces piécettes ? Ce mystère habitera longtemps les auditeurs attentifs du sixième disque inclus dans ce coffret !

Dès le Premier volume, Aldo Ciccolini semble circonscrire le triple virus convoqué supra. Avec l’Arietta, réputé pour entonner la mélodie préférée du compositeur, il joue simple mais, avisé, ne lésine pas sur la suspension d’un point d’orgue à sa guise. Avec la Valse, type danse du troll civilisé, il pointe l’importance de l’accentuation, du toucher et de la nuance. Le Chant du veilleur de nuit, composé après une représentation de Macbeth version Shakespeare, trahit son souci de sobriété, dans le thème en majeur comme dans son interlude en mi mineur et Fa. La Danse des fées permet aux doigts du virtuose de se délier en rappelant l’importance du poignet pour réguler le flux de croches en dirigeant le discours. La Chanson populaire exprime la nécessaire maîtrise du clavier pour contraster l’accompagnement à la main gauche et la mélodie égrenée par la main droite. La Mélodie norvégienne poursuit cette esthétique en y ajoutant un côté « musique en sabots » dans lequel l’artiste s’encanaille pertinemment. La Feuille d’album, en mi mineur et ABA, fait circuler la mélodie de droite à gauche comme pour mieux assumer son aspect scolaire. Le chant national, entre Mi bémol et sol mineur, rappelle qu’un chant national reste un chant national mais que, joué par Aldo Ciccolini, c’est toujours mieux qu’un chant national.
Dans le Deuxième volume, la Berceuse en ABA oscille entre majeur et mineur, binaire et ternaire. On y apprécie l’art de la dilatation du son par l’interprète, mais on mentirait en prétendant se passionner pour une pièce prévisible et répétitive. L’art de l’accentuation est à l’honneur dans le Chant populaire, tandis que l’arpège a la part belle dans la Mélodie sous-chopinienne qui suit. Quoique indiquée « Allegro marcato », la Danse norvégienne intitulée « Halling » loue plutôt la légèreté du toucher, entre appogiatures surgissantes et doubles bondissantes. La Danse norvégienne « du printemps » revendique ouvertement sa simplicité populaire, bien que l’interprète veille à en rendre l’esprit avec élégance – pas évident, pourtant, vu le texte. L’Élégie attire davantage l’oreille par son prélude chromatique et ses discrètes dissonances dans l’accompagnement en marche harmonique (piste 14, 0’44). La Valse en ABA tente de s’emballer grâce à un Presto idéal pour profiter des doigts magiques du musicien avant de revenir à un énoncé plus convenable. Le Canon en si bémol mineur (pour la partie A avec reprise) puis Si bémol (pour la partie B) est la pièce de loin la plus développée de ses consœurs. Outre certaines montées très griegiennes, on y apprécie le toucher ciccolinien, d’une clarté admirable.


Le Troisième volume s’ouvre sur le Papillon exigeant des doigts sautillants et enflammés. Précision, finesse, énergie : comme disait ce musicologue en costard, what else? Le Voyageur solitaire, aux accents sciemment schubertiens, se déroule semplice, comme attendu. « Dans mon pays natal », en Fa dièse, oscille entre une émotion contenue (« poco più mosso ») et l’énoncé, entre ré dièse mineur et Fa dièse. On bascule dans la volière avec le Petit oiseau animé par des triples croches, des doubles swingantes et des reprises un brin rentabilisantes. Le Poème érotique met en avant, par ses répétitions, le sens de la nuance et la technique de l’artiste, même dans des pièces de difficulté modérée. Retour du Fa dièse pour un Au printemps en 6/4 qui parlera aux organistes puisqu’il se déroule largement sur trois portées. L’astuce : plaquer un accord puissant dans les aigus, comme en écho assurer une rythmique avec la main droite dans les médiums, et proposer des arpèges à la main gauche. Aldo Ciccolini s’y promène avec une facilité qui n’est certes pas contradictoire d’un souci du texte, de l’esprit et de la musique.
(Je sais, ç’a l’air lèche-cul, mais faux, nul zéro : en vrai, c’est.)
Le Quatrième volume est inauguré par une Valse-Impromptu où, un, réflexes de la main gauche, deux, dissonances de bon aloi et, trois, piano bien préparé pour que sonne la main droite assurent la réussite de l’exécution. Dans la Feuille d’album, siglée « Allegro vivace e grazioso », l’interprète choisit son camp : il sera plutôt du côté du « vivace », évitant à la feuille de se perdre dans le tourbillon de ses fastidieuses redites. Écrite sur le même 6/8, mais en la mineur cette fois, la Mélodie se présente comme un exercice exigeant de faire sonner la voix supérieure en dépit d’une rythmique incessante. Disons que l’artiste n’a pas grand mal à relever ce modeste défi. La danse norvégienne, de nouveau spécifiée « Halling », superpose à une pédale, type « tambourin à contretemps », une mélodie parfois agrémentée d’une deuxième voix percussive. La reprise souligne l’aspect populaire de la pièce. Changement d’ambiance avec Mélancolie, qui esquisse une barcarolle en sol mineur, dont la modulation en La bémol n’aboutira… qu’à une répétition – insatiable fascination que l’homme éprouve pour les soleils noirs de sa mélancolie. La Danse norvégienne renoue avec le charme du ternaire et de la modulation, donnant l’occasion à l’artiste de démontrer, malgré lui, l’importance de la tension entre legato, détaché et staccato. L’Élégie qui conclut la série et le disque, fait circuler derechef la mélodie entre mains gauche et droite, parcourant joliment le clavier de l’extrême-grave à l’aigu.


En conclusion
, cette jolie exécution du premier tiers des Pièces lyriques séduit par sa capacité de caractérisation sans tout à fait convaincre – et ce n’est pas sa faute, même si une notice ad hoc eût pu orienter notre intelligence – le pseudocritique assumant sa prétention et son inculture, de la nécessité d’une intégrale. Et pourtant, il reste deux disques de ces pièces charmantes mais pas toujours sommitales à écouter : paradoxalement, grâce au métier spectaculaire, intelligent et ravissant, ben oui, du pianiste, cette incongruité nous met en appétit. Vivement la prochaine occasion de notuler, eh oui, ce coffret !