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Première du premier disque du CSQ (photo : Davide Bertuccio)

 

Les quatuors à cordes, comme tous les ensembles, ont un avantage et un inconvénient : ils peuvent et doivent choisir leur étiquette. Le branding a même tant d’importance pour le Chaos String Quartet qu’il ouvre le livret en dissertant sur l’origine de son nom. Le texte proprement musical de Harald Haselmayr omettra tout autant d’exposer quelques éléments présentant la cohérence du programme choisi. Sans doute une volonté de laisser la confusion faire son œuvre, soit ; mais aussi une occasion manquée pour aider l’auditeur à se sentir moins benêt voire plus vif d’esprit – ce qui, sans écraser la musique sous son intellectualisation, n’est ma foi pas si désagréable. À défaut, acceptons le prisme du chaos qui se justifie d’emblée par une set-list faisant se succéder des pièces de

  • Joseph Haydn (1732-1809), qui nous intéressera dans la présente notule,
  • György Ligeti (1923-2006) et
  • Fanny Hensel (1805-1847), qu’un souci sans doute féministe débarrasse de son nom de Mendelssohn – même si Naxos, en commercialisant le produit, rétablit la double appellation, plus bankable, sans doute.

Aux pupitres,

  • Susanne Schäffer côtoie
  • Eszter Kruchió,
  • Sara Marzadori prenant l’alto et
  • Bas Jongen jouant un violoncelle de Hendrik Jacobs datant de la toute fin du dix-septième siècle.

Le quatuor en fa mineur de Haydn choisi par les représentants du chaos est le cinquième numéro de l’opus 20. Composé en 1772, il s’inscrit dans une série de six œuvres que les sachants expertologues jugent décisives pour le genre qu’est le quatuor, et où les biographes passionnés de storytelling lisent à la fois les tourments personnels que traverse alors le compositeur et le bouillonnement lié au magma philosophique qui anime l’Europe. Deux chaos pour le prix d’un, donc, et quatre mouvements au programme, dont le premier dure presque autant que les trois autres réunis.
Cet Allegro moderato commence par opposer le premier violon à ses accompagnateurs. Peu à peu, les rôles des acolytes s’enrichissent sans remettre en cause la primauté mélodique de Susanne Schäffer. On apprécie

  • la compacité du son de l’instrument-quatuor,
  • le lyrisme bien tempéré des deux violons et
  • la clarté offerte par
    • les accents,
    • nuances et
    • contrastes d’intensité.

Les interprètes dévoilent ainsi la captivante tension entre

  • une certaine envie de légèreté
    • (détaché,
    • envolées,
    • ornements,
    • doubles croches,
    • breaks…),
  • une sensation de fatalisme dont témoignent notamment
    • les reprises (répétant les mêmes tentatives d’évasion sans progression),
    • l’itération de mêmes motifs, fussent-ils légèrement modifiés, et
    • la vanité des modulations peinant à s’imposer longtemps et renouant toujours avec le fa mineur, ainsi que
  • l’impossibilité de se résoudre à abandonner
    • (longueur,
    • rythmes pointés,
    • contretemps).

 

 

Naïvement, on doute qu’un Menuetto puisse être chaotique. Les interprètes proposent néanmoins des ingrédients pour en pimper le rythme régulier, parmi lesquels

  • les sforzendi,
  • l’appui des contretemps du violoncelle,
  • le choix de nuances contrastées parfois à l’intérieur d’une note (le premier violon aurait à notre goût tendance à abuser de ce changement d’intensité vaguement baroqueux, peut-être microchaotique mais susceptible de paraître un rien criard à force, la captation nette et très proche de Benedikt Roβ risquant d’accentuer cette impression).

Le trio, forcément majeur, peut jouer le chaos par sa tentative sporadique de mêler les musiciens de façon inhabituelle (second violon associé au violoncelle, par ex.). Reste que le plus grand frottement est sans doute provoqué par le morcellement de la pièce en quatre miniatures répétées, pouvant donner la sensation mêlée

  • d’un rebond incessant,
  • d’un écho confusant (et hop) ou
  • d’un enfermement inquiétant.

L’Adagio se risque d’emblée en Fa, alternant ainsi les modes (le menuet, avec le da capo, ayant été en fa mineur, puis majeur, et re-mineur pour finir). Le balancement ternaire du 6/8 ouvre la voie à l’énoncé du thème par le violon 1, ensuite chargé de le commenter en triples croches et triolets de doubles. Suivie par des complices attentifs, Susanne Schäfer joue finement sur

  • la sonorité,
  • la justesse et
  • l’opposition entre rigidité mesurée et passages façon cadenza.

Aussi se laisse-t-on entraîner sinon par le chaos, du moins par l’incertitude naissant de l’association entre

  • la clarté du rythme et sa remise en cause par la liberté accordée au premier violon,
  • le ternaire structurel, le binaire jaillissant et les triolets ajoutant à la richesse de la partition, et
  • la liberté obtenue par les respirations communes et les synchronisations habiles des quatre parties

Le bref Finale qui renoue avec le fa mineur est constitué d’une fugue à deux sujets lancée par le second violon. Pris sur un tempo preste, il efface la pesanteur du mineur par

  • la légèreté des staccati,
  • la vivacité des échanges, et
  • la capacité des interprètes à rendre rutilante et conviviale la maîtrise contrapuntique du compositeur

(ha, cette astuce

  • des brèves réponses puissantes,
  • des changements de registre et
  • des tenues

confiés au violoncelle de Bas Jongen !). Le travail sur

  • les nuances,
  • les phrasés,
  • les couleurs

séduit et donne probablement une autre image du chaos : chaos intérieur, cette fois, puisque, à l’intérieur d’un système très codifié, le sujet-mélodie

  • se modifie,
  • se dégrade,
  • se régénère,

bref, reste toujours identique donc différent. À ces métamorphoses perceptibles, que notre compte-rendu a taché d’illustrer en se déstructurant sur la fin, répondront, dans une prochaine notule, les Métamorphoses nocturnes du sieur György Ligeti.

 

À suivre !