Les grands entretiens – Augustin Dumay 1
Après 160 concerts annulés pour raisons sanitaires, Augustin Dumay, monument du violon de notre temps, est revenu fin février à la Philharmonie pour un duo avec sa pianiste fétiche, Maria Joao Pires. Salle comble, public en feu et déflagration d’émotions. Quinze jours plus tard, il nous a reçu dans le cadre plus feutré du bar d’un palace. Il a accepté d’y esquisser sa passion pour la musique, d’y présenter son nouveau disque et d’y évoquer les perspectives qui s’ouvrent à lui, donc à nous. Bienvenue dans l’intimité d’un esthète sans concession et résolument pluriel, qui reste convaincu que la musique, c’est cette force qui nous fait dire certains soirs : “OK, je suis épuisé, mais je vais quand même aller voir cet artiste parce qu’il va changer ma vie pendant deux heures.” Comment change-t-on la vie des gens ? Pourquoi ? À quel prix ? Et qu’en retire-t-on ? En trois épisodes, voici quelques éléments de réponse directs, profonds et passionnants.
- Un artiste polymorphe
- Un disque multiple
- Une actualité multifacettes
Bertrand Ferrier – Le fil rouge de cet entretien pourrait être l’unité dans la diversité. La façon dont vous avez construit votre pratique sinon votre carrière artistique en témoigne : vous êtes
- violoniste,
- chef d’orchestre,
- pédagogue (ou « compagnon d’artistes en devenir » ainsi que vous le reformulez),
- juré et même président de jury de concours internationaux prestigieux…
Cette multiplicité de votre art n’est pas une diversification prudente et bien vue pour un instrumentiste : c’est un choix délibéré de penser la musique comme une mosaïque de possibles dont chaque fragment enrichit l’autre. À quel moment avez-vous pris conscience de la nécessité, pour vous, de ne pas être « qu’un virtuose » ?
Augustin Dumay – Vous envisagez la question comme si j’avais construit un projet. C’est étrange, car je n’ai jamais construit quoi que ce soit d’une façon consciente. En revanche, depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été intéressé par tout ce que peut représenter la musique. Bien sûr, j’ai appris à jouer du violon. Aussi ai-je concentré une grande partie de ma vie sur le violon.
« Je suis devenu chef à cause de Herbert von Karajan »
C’est encore le cas, semble-t-il !
Oui, l’un de mes plus grands bonheurs est d’être dans mon laboratoire de travail. Chaque jour, j’y travaille mon instrument cinq à six heures. C’est vous dire l’importance que cet instrument a dans ma vie !
Le violon a une énorme importance, mais pas une importance exclusive.
En effet ! Parallèlement à mon activité de violoniste, j’ai rencontré des situations et des musiciens qui m’ont ouvert à d’autres domaines. Cela a commencé dès mes années de formation. J’ai eu le grand bonheur de travailler avec des gens comme Nathan Milstein et Arthur Grumiaux. Ça m’a donné une idée de ce que pouvait être la transmission en musique.
Vous avez transformé cette expérience en responsabilité.
Bien sûr, après avoir eu le privilège de travailler avec de tels maîtres, je devais à mon tour transmettre dans la même direction et avec le même esprit d’ouverture, c’est-à-dire non pas pousser les jeunes musiciens à jouer comme je le ferais mais les aider à trouver leur propre langage pour exprimer leurs émotions selon leurs voies.
Quelles rencontres ont déterminé ce qu’allait devenir votre vie ? Concrètement, par exemple, comment êtes-vous devenu chef ?
C’est la faute à Herbert von Karajan. Un jour, il m’a lancé : “Vous êtes un musicien très complet. Vous vous intéressez à beaucoup d’aspects musicaux. Quand vous jouez une sonate de Brahms, j’entends l’orchestre. Donc vous devriez penser à diriger.”
Y penser, c’est une chose, mais comment commence-t-on, concrètement ?
À l’époque dont je vous parle, Karajan avait un assistant qui dirigeait un orchestre de très bons jeunes musiciens. Il a exigé de cet assistant qu’il me laisse un petit temps de ses répétitions pour que je puisse me familiariser avec la direction. Ce n’est pas moi qui l’ai décidé, ce sont les circonstances de la vie qui m’ont poussé. On est loin d’une décision ou d’une volonté !
« Le violon est stupide »
Aujourd’hui, diriez-vous que chaque facette de votre art nourrit l’autre, ou que l’estuaire où se jettent les fleuves de vos différentes pratiques reste tout de même le violon ?
Quand on est violoniste, on reste violoniste jusqu’à son dernier souffle. Néanmoins, j’essaye de ne pas limiter ma conception de la musique à ma conception du violon.
Il vous arrive même de pousser la provocation jusqu’à affirmer que le violon est stupide…
Parce qu’il l’est ! Et c’est tant mieux car, ainsi, nous échoit une grande mission : le rendre éventuellement intelligent. Pour cela, la seule méthode consiste à le poser afin de se demander
- ce que l’on sait,
- ce que l’on imagine et
- ce que l’on projette de soi dans un texte musical.
C’est en cela que votre conception du violon rejoint votre conception de la direction d’orchestre.
Disons que la méthodologie est semblable. Si l’on essaye une autre méthodologie, on se fourvoie. Par exemple, si, devant une partition, on prend le violon sur-le-champ, on se limite immédiatement à ce que le violon peut faire ou à ce que vous pouvez faire avec l’instrument. Par conséquent, pour repousser ces limites-là, immédiates, pragmatiques, il n’y a qu’une seule et unique solution : éloigner le violon de vous. Le violoniste vit en permanence cette attirance-répulsion.
Comment expliquez-vous ce mouvement contradictoire ?
Quand vous jouez du violon au plus haut niveau, le dixième de millimètre est tragique, ne serait-ce que pour l’intonation. Il faut jouer et travailler énormément. Il y a un côté artisanal qui est extraordinairement exigeant. Or, cette tâche concrète ne doit pas vous étouffer. Pour faire de la musique, il faut savoir s’éloigner de son instrument. Donc, pour cohabiter durablement et fructueusement avec lui, vous devez éprouver une grande attirance et imposer une toute aussi grande distance. Alors, et alors seulement, vous pouvez sortir le public du reste de sa vie, même de ses aspects les moins reluisants.
De fait, pour vous, la musique n’est pas dissociée du reste de la vie.
Non, surtout pas !
Elle s’ancre dans une expérience physique qu’elle peut être amenée à transcender. Vous citez ainsi l’exemple de Nadia Boulanger qui ne vous parlait presque pas de contrepoint, d’harmonie ni de fugue pendant votre cours de contrepoint, d’harmonie et de fugue – et vous expliquez que, a posteriori, ce sont ces apparents hors-sujet qui faisaient le prix de son enseignement.
Sa démarche reposait sur un projet fort : mettre à distance un certain nombre d’aspects techniques. Faute de quoi, elle craignait que nous eussions la tête dans le moteur. Faire de la musique, c’est s’éloigner beaucoup du moteur. Dès lors, elle a été quelqu’un qui a alimenté ma réflexion avec vigueur.
« Un musicien, c’est quelqu’un qui prend position »
Au début, vous n’étiez pas convaincu par cette stratégie pédagogique.
En tout cas, j’étais extrêmement étonné parce que, sur une heure et demie de leçon, elle n’évoquait ce pour quoi nous étions venus que pendant dix minutes ou un quart d’heure à tout casser. J’ai compris plus tard que ce quart d’heure, n’importe quel enseignant aurait pu nous l’offrir. À l’inverse, l’heure un quart a priori hors sujet était beaucoup plus essentielle car seule Nadia Boulanger pouvait nous offrir cet éclairage.
Mais si la musique que vous réussissez à propulser – grâce au travail, aux enseignements, aux inspirations aussi, sans doute – est ce qui permet d’élever vos auditeurs au-delà de leurs existences pragmatiques, le temps d’un concert ou de l’écoute d’un morceau, qu’est-ce qui permet au musicien de s’évader, lui aussi ?
Ça peut être la littérature, le cinéma, le théâtre, le dialogue avec des amis, la relation que l’on a avec le monde social ou politique… Il nous reste beaucoup de portes d’évasion, et toutes les occasions sont bonnes à saisir !
D’autant que, pour vous, la musique est un continuum qui englobe de nombreux aspects de la vie. Il n’y a pas d’un côté la note, de l’autre l’existence…
Ah non, mon Dieu, bien sûr que non ! La musique, c’est la vie. La musique doit être vivante. Au fond, qu’attend-on d’un musicien lorsque l’on va au concert ? Pas juste qu’il joue très parfaitement, plus ou moins brillamment, a minima exactement ce qui est consigné dans l’édition Bärenreiter. Si c’était le cas, il suffirait de dupliquer l’enregistrement d’un concert, et l’on aurait déjà tout compris. Non, quand on va écouter un musicien, on attend que quelqu’un prenne position par rapport à la musique. Qu’il nous montre ce qu’il voit, ce qu’il veut entendre, jusqu’où il veut s’engager par rapport à une partition en particulier. C’est ça qui me paraît le plus important…
… et qui n’est pas toujours le cas, constatez-vous.
Certes, aujourd’hui, il arrive assez souvent que la forme prenne une importance plus considérable que le fond. L’expression des idées en pâtit. Cela affadit la signifiance de la musique par rapport à la vie. Or, qu’est-ce que la musique sinon l’expression d’une certaine vision de la vie, de situations, de rapports aux autres ? Je pense qu’il y a beaucoup à réfléchir là-dessus.
Là encore, cette conviction rapproche vos activités de chef et de violoniste.
Peut-être parce que les unes ne vont pas sans les autres et procèdent de la même énergie ! Il est vrai que, quand je suis en répétition avec un orchestre, j’essaye d’être toujours très clair par rapport à ça. Que cherche-t-on ? Que veut-on dire avec ce texte musical ?
« La musique n’est pas réservée à une élite »
Est-ce aussi le genre de question que vous posez aux artistes auxquels vous enseignez ?
Oui, quand je suis dans la transmission avec un jeune musicien, c’est exactement la même chose. Et, vous savez, dans ce cas précis, ce n’est pas tant la réponse à ces questions qui est importante, que la démarche. J’aimerais que, pour mes élèves, l’exigence de la réflexion devienne un automatisme, un réflexe, un passage plus qu’obligé : nécessaire et vital à la fois. Il faut parvenir à éveiller sans cesse davantage la responsabilité de l’interprète qui ne doit en aucun cas être dans un statu quo. Rien ne serait pire que de vouloir se contenter d’être le porte-voix d’une édition, par exemple, ou de revendiquer une forme de neutralité objective, propre sur soi.
La question de l’édition, id est de l’exactitude du texte, est consubstantielle de l’interprétation, car l’équilibre entre énoncer la partition et l’interpréter, c’est-à-dire la faire sienne, est structurellement fragile…
… et ce n’est pas nouveau ! Au dix-neuvième siècle, il n’était pas rare que des éditions fantaisistes missent des moustaches à la Joconde. Tout devenait possible et ouvert. Aujourd’hui, on a renversé la barre, et on est revenu vers une forme de conformisme strict et guindé. Il est temps que, nous, musiciens, revenions à l’essentiel, id est la double question : que voulait dire le compositeur avec telle œuvre, tel passage, tel phrasé ? et qu’est-ce que, moi, j’ai envie d’exprimer à partir de cette proposition ? Une bonne interprétation doit travailler cet équilibre. Si elle se contente de répondre à la première question, il me semble que le musicien passe à côté de la musique.
Une telle conviction quant à la nécessité d’incarner la musique prolonge et nourrit l’idée du continuum que nous évoquions, entre la vie et la musique, et vice versa. Selon vous, c’est parce que la musique est interprétée, avec exigence et subjectivité, qu’elle peut toucher tout le monde. Même des prisonniers très éloignés de la musique savante…
Effectivement, la musique doit pouvoir toucher tous les aspects de la vie. Quand j’étais directeur musical puis premier chef invité à l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie, j’ai emmené l’orchestre en prison plusieurs fois ; et ce qui était très, très émouvant, c’était de voir des prisonniers qui, pour certains, ne sortiraient pas avant des années et des années, et qui, pour la plupart, étaient très éloignés de la musique que nous jouions, être profondément bouleversés par ce que nous leur offrions et qui n’était pas dans leur vie jusque-là. Quand nous retournions dans le même lieu, quelquefois six mois ou un an après notre précédente visite, nous découvrions qu’ils avaient commencé à écouter de la musique et même à en jouer eux-mêmes ! J’ai eu des conversations avec des directeurs de prison pour essayer de faire en sorte qu’ils aient le droit d’avoir un instrument avec eux. Voilà quelque chose d’essentiel et d’émouvant : renverser les convictions de ceux qui croient que la musique n’est réservée qu’à une élite, à des gens initiés, cultivés, savants.
Vous vouliez prouver qu’il n’y a pas Brahms pour les riches et le rap pour les taulards.
La musique classique appartient à tout le monde. Elle n’exprime pas une classe sociale, elle exprime la vie. Aller jouer en prison et constater que des barrières se fissurent et que la musique touche ceux pour qui elle est aussi faite, ça, oui, c’est une immense récompense.
« Le violon n’est pas qu’une affaire de violonistes »
Votre foi dans le continuum musical vous conduit à tenir des positions révolutionnaires.
Diable !
N’êtes-vous pas ce violoniste qui affirme que la musique ne s’arrête pas au violon ? Ainsi, parmi les révolutions que vous avez impulsées, quand vous avez été nommé président du jury du concours Wieniawski 2022, vous avez exigé que le jury ne soit plus constitué seulement de violonistes pour de nombreuses raisons : éviter des conflits d’intérêt, ouvrir d’autres perspectives aux candidats et offrir d’autres points de vue sur les auditions – peut-être moins centrées sur la technique que sur la musique…
Oui, Dieu merci, le violon n’est pas réservé qu’aux violonistes, il était temps de le rappeler. Les concours de violon étaient en train de devenir des concours de professeurs de violon plus que des concours visant à permettre l’apparition de nouveaux violonistes.
Vous avez parfois été juré dans des concours extrêmement prestigieux, mais vous n’êtes pas un fanatique de l’exercice.
Quand on est venu me chercher, pour le Wieniawski, j’ai rappelé la phrase de Claude Debussy : « Les concours, c’est merveilleux pour les chevaux. » Après, nous avons parlé de manière plus approfondie du rôle des concours dans la société musicale d’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a convaincu d’accepter le rôle de président du jury ?
J’ai posé comme condition sine qua non que le jury des finales puisse être composé de chefs d’orchestre, de pianistes, de violoncellistes, de gens qui ont de grandes responsabilités dans le monde musical…
Dans l’entretien reproduit ci-dessus, vous avez aussi insisté sur votre conception du concours qui ne doit pas être un one-shot mais… une continuité !
Bien sûr car, ce qui compte, pour les jeunes, c’est qu’ils puissent s’appuyer sur des mentors, des gens qui soient susceptibles de les suivre sur plusieurs années. Au moment où le concours se termine, il faut que, pour eux, ce soit le début et non la fin de quelque chose. J’ai donc institué que, dans le jury, des membres ne votant pas dans le sens de la majorité puissent dire : « Moi, je choisis le troisième ou le cinquième prix pour m’en occuper et continuer de l’accompagner dans sa vie. » Ça me paraît extrêmement important, et je me réjouis de pouvoir compter, par exemple, dans ce jury, sur quelqu’un comme Piotr Anderszewski…
… un pianiste que vous classez parmi ces « artistes qui arrivent à être en belle symbiose entre la modernité et la permanence des choses », même s’il ne sait pas commander un taxi ou choisir un restaurant…
… on y pourvoira ! L’important est de mettre à profit des gens qui ont une culture musicale beaucoup plus large que celle que l’on peut constater trop souvent dans les concours de violon ou de piano.
Le résultat est impressionnant, et pas seulement parce que le premier prix rapportera 50 000 € au lauréat.
Non, pas du tout, je suis convaincu que cet aspect est secondaire. En revanche, depuis que les nouvelles dispositions ont été officialisées, les inscriptions ont pris des proportions jamais vues pour ce concours. À l’heure où nous nous parlons, nous comptons près de trois cents inscriptions. C’est énorme, et ça prouve que les jeunes musiciens qui veulent passer ce concours ont compris que, le jour où les épreuves s’achèveront, ce sera le début d’une nouvelle histoire pour eux : nous ne les lâcherons pas du jour au lendemain, nous serons là pour les accompagner sur un temps plus long.
À suivre !