Les grands entretiens – Jean-Luc Thellin 1

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Premier épisode
Comment devenir franckiste

« Vas-y, franckiste, c’est bon ! » semble nous susurrer le petit Belge qui monte. Dans un monde organistique français trrrès franco-centré, Jean-Luc Thellin est ce que les hispanophones appellent un bicho raro. Il s’est lancé dans une intégrale Bach mais vient de publier une intégrale augmentée de César Franck. Il est loin des coteries et vient cependant d’être nommé organiste de la cathédrale de Chartres. Il promène sa mine sage de lunettard souriant mais trimballe avec lui sa passion pour l’orgue et sa ferme décision de ne pas s’en laisser conter. À l’occasion de la parution du coffret Franck, il nous a accordé un entretien à bâtons rompus qui parle presque moins d’orgue que de passion, et presque moins de Franck que d’amour de Franck…

 

Jean-Luc, tu es sans doute un musicien intègre (je ne sais pas si c’est une bonne chose pour parvenir à tes fins), mais tu es avant tout un musicien intégral ! Après avoir publié quatre volumes d’une intégrale Bach actuellement en suspens, tu publies un coffret rassemblant l’intégrale des œuvres de César Franck pour grand orgue et plus. En dehors de l’aspect marketing un peu concon de l’anniversaire qu’aiment tant l’industrie de la musique et les supermarchés – en l’espèce, le chiffre rond comme un boudin était « l’année du bicentenaire de la naissance de Franck » –, pourquoi as-tu décidé d’enregistrer une intégrale augmentée de ce compositeur ?
C’est une très, très vieille histoire. Quand j’étais tout petit, on découvrait le disque laser – on n’appelait pas ça un CD, à l’époque, on appelait ça un disque laser, nuance ! Le nec plus ultra, c’étaient ceux qui étaient marqués DDD.

En gros, ceux qui n’étaient pas des repiquages de disques noirs, stigmatisés par l’appellation « ADD », pour « analogique » versus « digital »…
Je me souviens de la fierté de mon grand-père qui, pour un Noël, avait acheté la première platine de lecteur laser avec un des premiers enregistrements d’orgue publiés sous ce format. C’était un album de l’organiste John Scott à la cathédrale de Londres. Le programme était un patchwork qui commençait bien sûr par la Toccata et fugue en ré mineur [BWV 565], y avait le Scherzo de Gigout, la Toccata de Boëllmann, la Troisième sonate de Mendelssohn… et, en plein milieu, le Deuxième choral de Franck. À l’époque, je ne jouais pas d’orgue. En fait, je ne connaissais même pas l’orgue.

 

 

« Il n’y a pas de petit Franck »

 

Même sans connaître l’orgue, tu pratiquais déjà la musique.
Il faut le dire vite ! J’avais étudié le piano pendant un an avec une religieuse. Ça s’était très mal passé. Et là, je tombe fou amoureux de ce Deuxième choral. Je l’ai écouté en boucle. Je l’adorais ; et j’ai décidé que, un jour, je le jouerais. Donc je rentre à l’Académie de musique. Problème : il n’y a pas de classe d’orgue. J’ai alors fait quatre ans de piano avant de pouvoir m’inscrire dans ma discipline d’élection. Au tout premier cours, j’ai débarqué avec une photocopie du choral, et j’ai dit à ma prof : « Je veux jouer ça. »

Elle a rigolé ?
Elle m’a regardé d’un air un peu dubitatif en pensant, j’imagine : « Mais qu’est-ce que c’est que ce personnage ? » Je n’avais juste pas conscience qu’il allait falloir travailler avant de partir à l’assaut de cette partition. Qu’importe, malgré l’enthousiasme mesuré de ma prof et l’immensité de la tâche qui m’attendait, le projet ne m’a pas quitté pour autant.

Or, même quand on est en mesure de jouer Franck, il est rare de commencer par le Deuxième choral.
Exact. Pour ma part, avant la Pastorale, j’ai commencé par les Prélude, fugue et variation…

… qui, contrairement à ce que subodorent ceux qui ne l’ont jamais pratiquée, n’est pas la moins vacharde de toutes les œuvres – et ce, jusqu’au bout !
Clairement, non, même si la hiérarchisation des difficultés reste relative. Il n’y a aucun petit Franck. Il n’y a pas de Franck facile. Ceux qui le pensent sont, j’assume le terme, des crétins. Le langage que ce génie déploie, peaufine, enrichit, est ultra complexe, homogène et constant même si, dans le détail, l’écriture peut varier d’une pièce à l’autre.

En attendant, toujours pas de Deuxième choral…
Non. Quatre ans après mes débuts, j’entre au conservatoire, où je travaille le Cantabile et la Fantaisie en Ut…

Toujours pas de Deuxième choral.
Même pas le Troisième, jamais le Deuxième, et jamais la Pièce héroïque, jusqu’à ce que je me mette à travailler avec Louis Robillard. Là, ç’a vraiment été le déclic. J’ai commencé par la Prière, avec lui.

Re-toujours pas de Deuxième choral.
J’aurais préféré ! Robillard ne m’a jamais laissé en repos avec cette maudite Prière. J’en ai bavé comme tu n’imagines pas ! Il était d’une exigence folle pour ses pièces fétiches qu’étaient Ad nos [les Fantaisie et fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam » de Franz Liszt], Saint François de Paule marchant sur les flots [pièce de Franz Liszt pour piano transcrite pour orgue par ledit Louis Robillard], la Prière et le Deuxième choral de César Franck…

… enfin !
… et sa fameuse transcription de L’Île des morts [poème symphonique de Sergueï Rachmaninov] ; et il te faisait bien comprendre que, quand tu travaillais une de ces œuvres, il ne laisserait rien passer pour obtenir le résultat non pas le plus parfait possible : le résultat parfait tout court ! Il fallait connaître toutes les coutures, tous les recoins, toutes les astuces, toutes les chausse-trapes. Les connaître et les sublimer.

 

 

Que t’a apporté cette exigence sélective ?
Elle m’a apporté quelque chose d’absolument incroyable : cette idée que, que tu travailles un Franck ou l’autre, peu importe, l’essentiel est de comprendre le mécanisme de ses couleurs. Par exemple pour les Prélude, fugue et variation, selon les lieux et les orgues où tu joues, selon le tempo que tu as choisi, tu peux jouer l’œuvre de façon extrêmement organistique ou extrêmement pianistique. Après tout, il y a eu trois versions du triptyque : la première pour harmonium et piano, la deuxième pour orgue, la troisième pour piano. Il faut connaître les trois parce que les trois se jouent de manière radicalement différente. Pour décider quelle manière s’impose, Robillard m’a dit : « Ce qui compte, c’est le son. La qualité du son. Le son et la manière dont tu traites les enchaînements. »

 

« On ne sait pas ce que Franck aimait faire quand il rentrait chez lui »

 

C’est l’une des particularités de César Franck. Il est plutôt nul en développement et plutôt porté sur la rhapsodie…
Franck n’est nul en rien, que dis-tu ? Il a surtout porté à un point inouï le travail sur la texture harmonique. Avant lui, comme disait Pierre Pincemaille, on était courts, dans ce domaine. Boëly ? Beauvarlet-Charpentier ? Dubois ? C’est la tarte à la crème !

Tu parles de son, d’harmonie, de lieux… mais tu évites de souligner que ta Belgique natale recèle un mystère : elle est méchamment dépourvue de Cavaillé-Coll.
C’est vrai, il y en a malheureusement très peu et, souvent, ils ne sont pas en état de marche. Donc on ne peut qu’imaginer commet Franck s’est fabriqué un son idéal.

Comment as-tu forgé ton opinion ?
En plusieurs étapes, mais la rencontre avec l’orgue de Saint-François, à Lyon, qui est un Cavaillé d’origine, jamais modifié, m’a vraiment ouvert les yeux sur ce qu’essayait de m’expliquer Robillard. Cet instrument m’a donné un sentiment poétique comme je n’en avais jamais éprouvé. Saint-Sernin, à Toulouse, c’est trrrès puissant, trrrès impressionnant, mais ça n’a pas la poésie de Saint-François.

Donc Saint-Sernin, ce n’est pas pour le Franck de la délicatesse.
Hum… C’est compliqué. Sur l’ensemble de l’œuvre, j’ai toujours été dans des interrogations sans limite sur ce que le compositeur entendait et voulait. On a finalement peu de réponses, ne serait-ce que parce qu’on connaît peu sa vie personnelle. La biographie de Joël-Marie Fouquet [Fayard, 1999] le démontre. Bach, au moins, on connaît ses habitudes. On sait ce qu’il aimait faire chez lui, par exemple. César Franck, même pas. Comment se comportait-il en famille ? Qui était-il vraiment ? Avec ses élèves, il était très généreux, très gentil…

… au point que Léon Vallas commence sa Véritable histoire de César Franck (Flammarion, 1955) en dénonçant la « canonisation du saint laïque » par Vincent d’Indy car, selon lui, « l’admiration passionnée des élèves de César Franck a souvent faussé l’histoire »…
Certes, on sait qu’il était très dévot ; mais, avec ou contre le témoignage de ses élèves, l’homme lui-même reste un mystère. Or, son écriture est tellement unique que l’on aurait aimé avoir des éléments de compréhension ! Son traitement de l’orgue de Sainte-Clotilde aussi est spécifique. Il ne s’agit pas de n’importe quel Cavaillé-Coll. C’est une production unique car, quand Franck est nommé à Sainte-Clotilde, l’orgue vient d’être construit.

J’imagine que, quand on veut enregistrer une intégrale Franck, sur lequel Olivier Penin, titulaire de la Bête, a enregistré les douze pièces pour grand orgue (Brillant Classics, 2022), on doit faire son petit pèlerinage à Sainte-Clotilde.
Plus généralement, la question, pour moi, était : où enregistrer ? Mon critère principal était qu’il ne fallait pas un orgue avec positif de dos. Sainte-Clotilde est l’un des rares Cavaillé à ne pas en avoir, ce n’est pas un hasard. En général, le facteur reprenait des instruments du dix-huitième siècle. À Saint-Sernin, il y a un positif de dos. À Saint-Ouen aussi. À Saint-Étienne de Caen aussi. À Sainte-Croix d’Orléans aussi. Dans une certaine mesure, Cavaillé préférait garder le côté classique. À mon sens, ça, ça ne marche pas, dans la musique de Franck, ne serait-ce que pour les équilibres.

 

« La fugue, c’est le langage du sublime »

 

Peut-être faut-il souligner que tu ne tiens pas, ici, des propos réservés aux organologues et aux organopathes. Pour les mélomanes en général, tu racontes aussi le cheminement de ta pensée et le mûrissement de ton projet.
Moi-même, je me suis longtemps senti illégitime. Trop jeune. Pas assez expérimenté. Soit, je jouais toutes les œuvres, mais j’avais l’impression que certains passages restaient, pour moi, énigmatiques. Il y avait trop de zones d’ombre pour que je sois assez sûr de moi. Jusqu’à un jour où je travaillais la Grande pièce et où j’ai eu le sentiment de la comprendre.

 

 

Sais-tu pourquoi tu as eu la Révélation sur cette composition en particulier ?
Pour moi, c’est l’œuvre la plus énigmatique de toutes les compositions de Franck. Elle est à l’évidence trop longue, mal équilibrée, avec un finale doté d’une partie superfétatoire – on dirait une hénaurme coda, un peu comme dans Ad nos de Liszt, où on a l’impression que l’on se doit de toucher à la fugue parce que, d’une part, c’est le langage sublime, d’autre part, c’est le langage du sublime.

Lis-tu une influence Bach dans cette tentative de, disons, maximisation ?
Franck a toujours été admiratif de l’œuvre de Bach et de sa maîtrise du contrepoint. Regarde ses formes : les fantaisies, le Troisième choral qui n’est rien moins qu’une toccata ressemblant à s’y méprendre aux Prélude et fugue en la mineur [BWV 543], la passacaille dans le Deuxième choral, la forme du grand prélude dans le Premier choral qui, en plus, est une dédicace à Louis-James-Alfred Lefébure-Wély puisque ça sample sa Sortie en Si bémol majeur (sauf qu’elle est en Mi), jusqu’au carillon final…

Comment interpréter ce clin d’œil et remix ?
Oh, on dirait que Franck lui dit : « Tiens, regarde ce que l’on peut faire de sérieux avec ton thème ! » Ce qui ne l’empêchait pas d’admirer son collègue et d’aller tout le temps l’entendre à Saint-Sulpice. Ils n’avaient pas la même sensibilité, mais est-on obligé d’avoir la même sensibilité pour s’apprécier ?


Pour acheter, ben, les artistes ne vivent pas que de poésie, l’intégrale César Franck par Jean-Luc Thellin, c’est, par ex., ici.