Ludmilla Guilmault et Jean-Noël Dubois, “Exotisme…” (Gallo) – 2/2

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En osant intituler leur disque Exotisme, sonorités pittoresques, un titre intrigant qui associe

  • l’inclination pour l’étranger,
  • ce qui attire l’attention, par son charme ou son originalité, et
  • ce qui caractérise d’une manière imagée et convaincante,

le duo Cziffra, incarné par Ludmilla Guilmault et Jean-Noël Dubois ont offert un spectre suffisamment large pour ouvrir tant les possibles de leur répertoire que les fantasmes des mélomanes. Mis à part le livret au goût amer d’entourloupe, la première moitié du disque, chroniquée ici, nous a enthousiasmé – moins par sa capacité à saturer le titre, forcément, férocement et joyeusement trop large, que

  • par un choix pertinent, varié et parfois mystérieux de miniatures pour un pianiste ou deux,
  • par la concentration du répertoire de part et d’autre des années 1900, et
  • par la volonté d’associer un fil conducteur (les préludes de Debussy) à des escapades originales (de Séverac), sémillantes (Saint-Saëns) ou inattendues (Ravel).

 

 

C’est par un tube, confié à Jean-Noël Dubois, que s’ouvre la seconde partie du disque : le “Clair de Lune” de Claude Debussy, qui prend place dans la Suite Bergamasque (1905) après un prélude et un menuet “très délicat”. Beaucoup connaissent cet “Andante très expressif”, en 9/8 et en Ré bémol, qui devait être, à l’origine, une promenade et dont la notoriété a beaucoup gagné à ce titre évocateur, un peu comme la Sonate de Ludwig van Beethoven (à la différence que, dans le cas d’espèce, c’est le compositeur qui a choisi le titre). Tel est aussi l’intérêt du disque, de mêler raretés stimulantes et golden hits doudous, compliquant sciemment la tâche des interprètes : doivent-ils

  • en rajouter pour singulariser leur interprétation après que tant de leurs collègues ont gravé et joué la leur ?
  • s’effacer pour proposer une exécution qui ne froisse aucune sensibilité poussant l’auditeur de Radio-Classique, donc couvert d’arthrite et sclérosé par une sapience autoproclamée, à grimacer en susurrant : “Hum, ça, c’est bizarre, je ne l’aurais pas joué ainsi” ?
  • proposer une cote mal taillée entre basiques assurés et p’tites astuces interprétatives visant à rappeler que, sans le musicien, le compositeur ne serait pas grand-chose ?

 Jean-Noël Dubois évite ces écueils en caractérisant avec sensibilité et aisance chaque passage.

  • Souplesse,
  • variété de coloris et
  • élégance des mutations de l’agogique

séduisent et, c’est le propos du disque, versent des pincées d’onirisme attendu sur la track-list. Ludmilla Guilmault reprend le manche pour évoquer, avec Maurice Ravel, des “oiseaux perdus dans une sombre forêt aux heures les plus chaudes de l’été”.

 

 

Deuxième des Miroirs (1906) où l’on attendait plutôt les tubes orchestraux comme “Alborada del Gracioso” ou “Une barque sur l’océan”, résolument pittoresques, la partition en mi bémol mineur – une tonalité à et non en six bémols – des “Oiseaux tristes” s’annonce “très lente” et “très douce”. Les deux premières indications de nuances sont double piano (avec decrescendo) et triple piano. Amateurs de décibels, passez cette piste et prenez plutôt un abonnement au Hellfest !
L’intensité convient à la pianiste qui trouve un moelleux pianistique séduisant tout en étageant les plans sonores de façon à la fois claire et mystérieuse.

  • Attente,
  • suspension,
  • respiration et
  • surgissement

sont rendus avec une dextérité et un naturel qui soulignent combien ce disque n’est pas qu’une collection de musiques rigolotes : il s’agit bien d’un projet musical dont la profondeur et la qualité ne sauraient être gommés sous le charme des morceaux ici collectionnés.
De la Petite suite (1904) de Claude Debussy pour piano à quatre mains, les artistes choisissent le premier et le dernier mouvement. “En bateau“, en 6/8 et en Sol, fait clapoter les graves et naviguer les aigus. Un passage risoluto en Ré ajoutent un brin de tension vite dissipé par

  • les aigus légers,
  • le détaché qui relativise la petite houle et
  • le retour dans la tonalité liminaire qui recentre l’attention sur la douceur de la navigation clapotante,

laquelle ralentit peu à peu. Le contraste est d’autant plus intense avec l’Allegro giusto du “Ballet” en Ré. Ici, ça sautille de droite à gauche. C’est moins gracieux que joyeux… mais survient une valse un temps vive en Sol. Un grand ralenti permet de manigancer le retour au thème et à la tonalité liminaires. C’est

  • pétillant,
  • festif et
  • interprété

avec un désir de musicalité qui permet à une partition qui n’aspire pas à casser trois pattes à un canard (c’est heureux), plutôt à répondre au goût du moment dont les interprètes captent, comme promis, la spécificité pittoresque.

 

 

Ma mère l’oye (1908) a aussi été écrit pour des amateurs, qui plus est pour des enfants – les pianistes de six et dix ans pour qui Maurice Ravel a écrit la suite l’ont créée à Gaveau en 1910. Deux mouvements ont été sélectionnés par les grands enfants au pouvoir. “Laideronnette, impératrice des pagodes” en Fa dièse majeur (et encore six altérations à l’armature, six !) raconte le strip-tease de l’héroïne, son bain et le concert que ses ablutions inspirent aux “pagodes et pagodines” entre minithéorbes et microvioles, avec un “e”. Le “mouvement de marche” est

  • prompt,
  • vigoureux et
  • swinguant.

On y goûte

  • aigus nets,
  • accompagnement discret mais sûr, et
  • synchronisation efficace.

L’ajout d’un gong inattendu dans cette version pour deux pianistes ajoute évidemment au charme de l’exécution dans la partie centrale, la plus exotico-asiatisante.

  • La fusion créative des deux thèmes,
  • l’harmonisation multiple et
  • l’inspiration qui anime la partition

participent de la jubilation que suscite l’écoute.

 

 

La magie, elle, est sollicitée par “Les entretiens de la Belle et de la Bête” où le monstre devient prince grâce à l’amour – qu’importe si, d’après certaines officines de statistiques, il arrive de manière non négligeable que l’inverse soit plus fréquent. Le “mouvement de valse très modéré” en Fa expose d’abord un babillage qui tourne court. Façon clarinette basse, le piano fait gronder

  • ses graves,
  • ses fausses dissonances et
  • ses harmonies inquiétantes.

Une accélération interrompue n’éteint pas les grognements chromatiques des graves jusqu’à ce que la Bête devienne prince grâce au mariage, un peu, et beaucoup au dévouement sacrificiel de la Belle – le tout, ici, en musique, s’il-vous-plaît !
Ça se passe moins bien, côté love story, dans La Vida breve (1905) de Manuel de Falla (1876-1946), puisque l’opéra raconte l’arnaque d’un riche draguant une gitane pendant qu’il se prépare à épouser une riche – à la fin, la gitane se couique. Le duo Cziffra choisit une transcription de Gustave Samazeuilh (1877-1967) pour piano à quatre mains de la Danse espagnole. L’exotisme profus et la construction convenue autour de la forme ABA n’occultent pas un festival

  • de nuances,
  • de touchers et
  • de communauté d’intentions,

tierces picardes de la coda incluses.

 

 

Seul, Jean-Noël Dubois se présente devant le redoutable dernier prélude du Livre second de Claude Debussy, au titre plus pittoresque que l’avant-dernier intitulé “Les tierces alternées”. “Feux d’artifice“, en 4/8 (en fait surtout à 24 triples par mesure) joue sur la tension paradoxale entre l’abondance motorique de notes et la sobriété mélodique et harmonique. En évitant les poses du virtuose imbu de son propre vertige, l’interprète délivre une prestation

  • claire,
  • précise et
  • captivante,

d’autant plus captivante qu’elle joint parfaitement le souci d’unité et le désir de faire profiter de la variété des matériaux proposés

  • (accords sur fusées-fontaines,
  • modulations,
  • changements de couleurs en dépit des itérations de motifs…).

C’est

  • impressionnant techniquement,
  • évocateur narrativement et
  • passionnant musicalement.

Après La Vida breve, El amor brujo (1915) est l’autre œuvre de Manuel de Falla proposée dans ce florilège, à travers la “Danse rituelle du feu pour chasser les mauvais esprits“, au cœur du drame puisque Candela-la-gitane-bougie cherche un moyen de se débarrasser du fantôme de son ex pour fricoter avec Carmelo sans être déconcentrée. Du ballet initial, plusieurs fois remodelé, le compositeur a tiré la transcription dont s’empare Ludmilla Guilmault. Les trilles initiales installent l’ambiance inquiétante que

  • la basse têtue et bientôt dissonante,
  • les mélismes de la main droite,
  • les ruptures de caractère,
  • les répétitions de motifs et
  • les effets de nuance prodigués par l’interprète (notamment les brusques crescendi)

densifient jusqu’à la soudaine coda judicieusement déceptive car, après cette pièce au titre pourtant évocateur, faute de chute claire, tout reste à imaginer !

 

 

Le dernier titre laisse paradoxalement peu de place à l’imaginaire puisqu’il s’agit du best-seller de Wolfgang Amadeus Mozart, la “Marche turque” telle qu’elle a été popularisée, extraite de la Onzième sonate (ca. 1783). Le disque s’achève ainsi sur une curiosité, la pièce, certes soi-disant exotique, ayant été composée à une toute autre période que les dix-neuf œuvres l’ayant précédée. Sans doute est-ce une manière pour les artistes de signaler qu’il s’agit d’un bis, à la fois dans l’esprit et un peu à côté. On adore ce genre d’apostille, en l’occurrence prise en charge par Jean-Noël Dubois.

  • Vitesse sans précipitation (en témoigne l’art de poser la dernière note d’une phrase ou celui de galber une formule),
  • farce percussive du thème en majeur (mais pas que),
  • aisance déliée des variations :

tout cela est plus fin et facétieux que l’exécution d’un extrait des “Classiques favoris” pourrait laisser craindre. Ceux qui ont en tête les folies d’Arcadi Volodos, avant qu’il revendique de NE PAS être une bête de foire, redécouvriront avec amusement la version originale… dans une version originale avec l’accélération finale qui va bien – et tant pis pour l’étrange montage ou saute de son qui précède le dernier ploum (2’53). Livret mis à part, voici un disque à réserver à ceux qui veulent profiter

  • d’une sélection intelligente et astucieusement articulée,
  • d’un parcours musical varié mais cohérent,
  • d’interprétations habiles et idoines, et
  • d’un moment qui sait être aussi jouissif que subtil.

Ordinairement, on appelle ces olibrius des mélomanes mais, hic et nunc, la mélomanie en général et celle-ci en particulier sont-elles encore des inclinations ordinaires ?


Pour écouter le disque gratuitement et en intégralité, c’est ici.
Pour l’acheter, ça se fait parfois, c’est par exemple .