« Modernités suisses », Musée d’Orsay, 16 juillet 2021 : épisode 7, soi et les autres (et re-soi derrière)

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Sigismund Righini, “La Famille II”, 1911. Photo : Rozenn Douerin.

 

Comme le soulignait un Vaudois spécialiste des bovins (en un ou deux mots, mais pas un bovin spécialiste de vos doigts, bien sûr), l’homme est un animal individualiste qui vit essentiellement en troupeau, mais sans avoir toujours l’esprit grégaire qui lui permettrait de goûter ce penchant. On peut supposer que Sigismund Righini est de ces anthropoïdes pour qui faire société a eu beau être

  • constitutif de son être,
  • ancré dans ses plus profondes habitudes,
  • indissociable de la notion même d’existence,

Sigismund Righini, donc, n’a jamais éprouvé une puissante attirance pour ces cadres qui nous construisent et nous sclérosent à la fois.
Dans ses représentations de la famille, désespérées jusqu’à la plus acerbe ironie, il arrive à donner l’impression que tous ces proches tâchent de se souvenir où est située l’arrivée du gaz afin que, après quelques inhalations, tout cela cesse, de grâce. Pris individuellement, hors contexte, les personnages pourraient avoir l’air pensifs, sous le regard du peintre à barbe ; mais

  • la construction du décor,
  • le choix des tonalités chromatiques et
  • cette vacuité de l’espace, entre
    • plans orthogonaux et
    • espaces désespérément unis,

achèvent de communiquer une sensation de désespérance sourde – sourde parce que, pire que le désespoir, plane sur la scène l’implacable rumination de la fatalité. Au sens le plus plat, il n’y a rien à faire.

 

Sigismund Righini, “La Famille II” (détail), 1911. Photo : Rozenn Douerin.

 

Pas d’échappatoire à envisager. Pas de plan de fuite à élaborer. Pas de rêve alternatif à échafauder. La peinture elle-même désamorce la moindre perspective. Plan contre plan comme champ – contrechamp. On n’avance pas. Ne peut pas avancer. La pièce est close, le patriarche veille, chacun s’effondre peu à peu. Ionesco et Cioran semblent infuser dans l’atmosphère visqueuse et lucide de cette représentation. On pense à Geoff Dyer, parti traquer une impossible aurore boréale dans un endroit nordique (ou merdique, c’est selon) où la lumière était quasi absente, et où quelques bouts de petite lueur annonçaient le minime recul de l’hiver, ce qui suscitait une double question : pourquoi diable s’enterrer dans ce trou paumé ? et “pourquoi diable choisir de vivre dans un tunnel ?” (Ici pour aller ailleurs [2016], trad. Pierre Demarty, Éditions du sous-sol pour les Éditions du Seuil [2020], p. 112)
Cette question à deux lames résume parfaitement la vision d’une vie sociale assommée par les obligations, les interdictions et les limitations. L’art pictural, comme la musique, devient un cri qui vient de l’intérieur. Face

  • aux corps figés,
  • aux individus corsetés,
  • aux humains affligés,
  • aux interactions impossibles et
  • à la sclérose de la socialisation,

Sigismund Righini, caché derrière sa barbe et son trois-quart dos, semble entrer en résonance avec le loup rimbaldien.

Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.

Autant la rencontre entre soi et la nature inspire et respire, autant la rencontre entre soi et les autres révèle un cadre étriqué, oppressant et nécrosé. Un cadre humain, en somme. Notons que les deux visions sont complémentaires sans être contradictoires : à la nature, mythifiée comme grandissant l’homme ou le confrontant au sublime, s’oppose les petits intérieurs bourgeois, coquets et stérilisants.

 

Félix Vallotton, “La Chambre rouge”, 1898. Photo : Rozenn Douerin.

 

On ne sait ce qui effraye le plus :

  • l’attitude des personnages entre lesquels la communication ne semble pas au beau fixe ;
  • le sérieux de la chambre où l’absence de trace de vie laisse penser que la vie s’en est échappée ;
  • la rigueur des lignes, de la rectitude de la cheminée ou de la canne en passant par la représentation simplifiée des fauteuils ou le caractère massif et définitif de la solide bibliothèque.

Avec force, Félix Vallotton plante un décor où les fermetures l’emportent sur les espaces de circulation.

  • Le rideau de la cheminée est clos ;
  • les rideaux de la fenêtre ne dévoilent qu’un faible interstice sur le boudoir ;
  • la bibliothèque est solidement bouclée ; et
  • la lisière de la pièce est bloquée par des personnages qui, eux-mêmes, ne semblent pas particulièrement ouverts.

Dès lors, la pièce ne paraît plus bien rangée : son espace suffoque de vide. Tout se passe comme si ces teintes rouges étaient moins chaudes qu’ensanglantées. Rimbaud toujours, dans “Une saison en enfer”, cette fois :

Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce est à mener par tous.

 

Farce triste, ici. Farce, donc. Du moins la peinture permet-elle aux artistes de crier au secours avec des éclats de voix qui dépassent les catégorisations stylistiques.

 

Félix Vallotton, “Le Dîner, effet de lampe”, 1899. Photo : Rozenn Douerin.

 

On ne voit pas comment définir autrement ce tableau que par un appel au secours. Appel au secours paradoxal, puisque, en intégrant la famille Bernheim grâce à une veuve pourvue de trois mouflets, Félix Vallotton s’assurait à la fois de ne plus courir après l’argent, euphémisme, mais aussi de devenir un artiste richement promu et promis d’une carrière remarquable. Appel au secours cependant. Comme Righini dans le tableau liminaire, avec plus de fermeté encore, le peintre se représente comme spectateur, associant

  • le chic d’une table artistiquement dressée,
  • l’ennui d’un cérémonial fastidieux et
  • la puissance poisseuse d’un éclairage qui laisse les humains mariner dans leur détresse sombre.

Il semble qu’il faille distinguer les trois plans dramatiques ici proposés :

  • les individus perdus dans leur rôle
    • (l’invité, là pour manger et s’ennuyer ;
    • l’enfant, qui fixe son beau-père sans en attendre grand-chose ;
    • la mère, qui couve sa merveille ;
    • le peintre, autoportraitisé comme spectateur quasi invisible de la scène qu’il nous retranscrit tout en s’y fixant) ;
  • la comédie sociale que sous-tend cet instantané lourd de codes tels que
    • la disposition des convives,
    • l’organisation de la table et
    • les habits ; et
  • le sens de ce tableau, plus mystérieux quoique laissant peu de doute sur le peu de jubilation éprouvé par Félix Vallotton à cet instant.

Étranger au spectacle, déjà dans la reconstitution artistique de ce qui l’ébranle, l’homme retient d’un dîner l’effet du luminaire. Il nous rappelle ainsi combien la distribution de la lumière et l’invention des couleurs ont nourri les peintres modernes suisses.

 

Ernest Biéler, “Le Petit Cheval rouge”, 1909. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans l’exposition du musée d’Orsay, deux éléments constants dans la confrontation entre soi et les autres. D’une part, c’est surtout le peintre qui témoigne de son malaise quand il se représente en compagnie ; d’autre part, l’enfance demeure préservée, notamment dans son lien privilégié avec la mère. C’était le cas avec le tableau très noir de Félix Vallotton où l’on distinguait, en dépit de l’atmosphère délétère, la mère regardant sa fille avec amour. C’est encore le cas avec le tableau d’Ernest Biéler où cette figure de type maternel semble heureuse de jouer avec l’enfant.
L’on notera une autre similitude avec le tableau de Vallotton : la focalisation propulsée par le titre. L’un désignait la lampe ; l’autre insiste sur le cheval en bois. Il s’agit d’attirer le regard vers un détail qui n’en est pas un : la lumière comme symbiotique d’un monde sombre et obscurcissant ; l’autre comme source d’un mouvement opposé à l’apparente immobilité. En réalité, le mouvement secoue le tableau tendre de Biéler. Le désir de l’enfant et le maintien de la femme n’en sont que les ingrédients les plus évidents. La puissance des tissus à motifs rendus avec attention et rigueur (y compris celui du textile en fond) en est un autre. La friction orthogonale du plancher avec le meuble en est un troisième. Et si l’on zoome un tantinet, l’on comprend que l’énergie du tableau se joue aussi dans la minutie du peintre.

 

Ernest Biéler, “Le Petit Cheval rouge” (détail), 1909. Photo : Rozenn Douerin.

 

Traits, motifs, matière et volume saturent l’espace. Même les textiles ou les textures (comme la peau de l’enfant) apparemment unis sont travaillés au trait près. Le crayon permet de

  • creuser les énergies contradictoires,
  • donner vie au fixe, faire vibrer une image d’attente.

Exactement ce qui manque aux interactions décrites par les tableaux évoqués supra : l’adulte est celui qui perd son impatience et se complaît dans un taedium vitæ qu’il prend de moins en moins la peine de pimper. Si le réalisme avait consisté à peindre le réel pour donner l’illusion du réel, alors la modernité consisterait à peindre le réel pour donner la désillusion du réel.
Les tableaux noirs de Righini et Vallotton ne sont pas contradictoires avec cette feel good picture. Sans doute avons-nous tous été des enfants désirant jouer avec le petit cheval rouge que, avec bienveillance, on aura peut-être fini par nous céder ; et sans doute sommes-nous devenus, plus ou moins, au moins un peu de ces tristes sires que les modernes Suisses ont croqué impitoyablement, tel Rimbaud poursuivant la déesse à l’aube après l’avoir dénoncée au coq. Morale ?

L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil, il était midi.

 

Le drame, c’est quand il est midi, que s’est évaporé l’enfant que nous espérions être pour nous conformer et nous frotter aux us des vieux, et qu’il fait nuit dans notre cœur, parce que la rencontre avec l’autre, déesse ou non, n’a secoué aucune aube en nous ; mais peut-être ce drame nous définit-il quand l’art le transcende. Oui, peut-être est-ce aussi ce drame, potentiellement joyeux, qui nous connecte aux modernes de jadis. Il n’y a pas de drame. Il n’y a que des humains fatigués qui ont besoin de dormir. Maudite modernité.

 

À suivre !