Muriel Chemin joue les “Variations Diabelli” de Beethoven (Odradek)

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Comme souvent avec Beethoven, l’affaire est avant tout une question de storytelling : soit un sieur Diabelli qui commande une variation à des dizaines de compositeurs, dont LvB ; soit LvB qui, après avoir gratté trente-deux sonates pour piano, juge le truc tellement bidon qu’il décide de lui faire sa fête en trente-trois variations, écrites sur plusieurs années. Les musicologues sérieux doutent du comment du pourquoi, mais nul mélomane n’ignore la réalité d’un mastodonte d’une heure auquel s’est confrontée Muriel Chemin, en juillet 2016, sur un Steinway B préparé par Luigi Fusco et capté par Thomas A. Liebermann avant un mastering de Thomas Vingtrinier.
Face à un “thème de cordonnier“, selon l’expression de son transformateur, Muriel Chemin opte pour la légèreté et le groove. Plus encore que les nuances aux contrastes variés, elle privilégie le rythme et les accents dans la marche première (Variation I). Bientôt, nous voilà saisis par la délicatesse de la pianiste – qu’importe si, en ces temps d’antisexisme, l’association entre le terme de “délicatesse” et interprète féminine peut sembler horrrrrriblement misogyne, chacun sait que, comme chantait tonton Georges, “on est tombés bien bas, bien bas”. Ce qui compte, c’est d’essayer, en quelques mots, de rendre compte de la finesse de l’exécution, ou de la finition de cette version. En l’espèce, le pianissimo de la variation II rebondit avec la légèreté requise ; l’apparente nonchalance de la variation III est pimpée par un équilibre sérieux des mains et de brusques insistances judicieuses ; la variation IV remet un peu de fuel dans le réservoir en hâtant quelque peu le tempo tout en réservant l’emportement pour plus tard; et ce n’est point fini, alléluia ou, ainsi qu’il est de bon ton de laïciser l’expression, youpi ! Le dynamisme des notes et intervalles répétés ébroue la variation V en contrastant effets d’attente et forte. Les

  • doubles croches,
  • trilles et
  • échos

courent avec aisance sur le clavier lors de la variation VI.

 

 

L’habile maîtrise de la pédale de sustain habille également, sans l’embourber dans des brumes inappropriées, la variation VII, prise entre croche pointée double et triolets tournoyants. Les petites saucisses de la main gauche se dégourdissent tranquillement dans la variation VIII, poco vivace, donc en décalage avec la pulsation enivrante de la précédente, ultime ritendo inclus. Tout se passe comme si Muriel Chemin s’amusait des multiples possibles d’un instrument aux registres très caractérisés. Elle évite de faire rutiler sa caisse à marteaux, mais l’autorise à ricaner via les appogiatures quasi dissonantes de la variation IX. Les ennemis de la vitesse pour la vitesse sauteront la variation X où les ronflement des trilles graves ne parviennent point à contraindre les sautillements périlleux de la main droite, ce qui est quand même joyeux dans un monde où la gravité et la pesanteur aspirent si souvent notre énergie sous des prétextes aussi fumeux que le sérieux ou la dignité. Après cet espoir que la futilité vaincra, l’élégance de la variation XI joue sur le rythme, associant

  • l’impair des triolets,
  • la parité des croches et
  • les trois temps bringuebalants d’une valse démantibulée.

La variation XII revient à des dispositions plus tournoyantes que fracassent la variation XIII, ses nombreux silences et sa solennité interrogée par les aigus. La gravité qui, en l’espèce, n’est heureusement pas la lourdeur, domine néanmoins la variation XIV. Sans presser le pas, Muriel Chemin prend le temps d’en ausculter la musique : après avoir fait sonner les silences, elle s’intéresse ici à ce qui, même pour une virtuose, est le plus difficile à donner à entendre – la résonance entre deux notes. La variation XV, indiquée presto scherzando, pétille dans des nuances douces où la pianiste excelle. Puis la main gauche enflamme la variation XVI, et la main droite incendie la variation XVII, confirmant l’art de l’interprète acoquinant

  • l’indispensable digitalité, prérequis dont l’auditeur snob en viendrait presque à se blaser,
  • clarté,
  • esprit et
  • caractérisation.

Point d’explosions, de fortissimi, d’outrances, et cependant nulle impression de sépia, de sucrerie ou de sapience compassée. La variation XVIII, ses presque longs passages à l’unisson octavié et ses faux triolets suspendent les emportements en réconciliant les deux paluches. Des vagues presto déferlent sur la variation XIX et se fracassent joyeusement sur le récif du thème. À l’opposé, grave est la variation XX en 6/4, presque entièrement en blanches pointées. L’épure quasi minimaliste du passage se déploie dans un climat recueilli et étrange, supérieurement mis en scène par la musicienne, avec un ultime effet d’attente et un long point d’orgue du plus juste effet. À ce moment magnifique répond l’Allegro con brio à la fois rapide, tonique et fragmenté, croisement de mains en sus. La variation XXII est manière de pastiche mozartien revendiqué, avec unissons insistants, mutations d’intensité brutales ou progressives, et triolets énergisants. Pour une artiste à la fois spécialiste de Beethoven et lauréate du concours Hennesy-Mozart, du pain bénit dont se repaît itou l’auditeur.

 

 

L’Allegro assai, plus virtuose, de la variation XXIII, secoue justement les esgourdes, mais avec un toucher et des attaques si précis que l’accumulation de sons n’est jamais bruyante. Une “fughetta” se faufile dans la variation XXIII. De l’exercice contrapuntique, Muriel Chemin tire une broderie superbe ou, mieux, même si la comparaison est moins attirante a priori, une toile d’araignée où l’écoute se prend, s’engonce et s’enivre avec délectation. Pas le temps de s’endormir toutefois : l’Allegro motorique, avec son perpetuum mobile, de la variation XXV remet en branle ceux qui rêveraient au plaisir de la petite sieste, et je ne parle pas que de moi, quoique. En 3/8, la variation XXVI risque une autre forme de délicatesse à la fois prolongée et, osons le terme, dévoyée par les triolets de doubles croches de la variation XXVII. La cyclothymie dont témoignent les enchaînements s’emballe avec la très rythmique variation XXVIII, dont l’interprète joue à merveille

  • les contretemps,
  • les deux-en-deux et
  • la frontalité des accords répétés,

avant que la mélancolie mineure de l’Adagio XXIX ne dissolve cette pulsion d’énergie au long de sa mélopée partagée entre main droite et (brièvement) main gauche.
La variation XXX prolonge en majeur cette quête d’enrichissement, dont Muriel Chemin parvient à rendre à la fois la ligne directrice mélodique et la réussite harmonique aux trouvailles parfois presque jazzy. 9/8, sextolets et septolets de quadruples croches garnissent le Largo “molto espressivo” de la variation XXXI, en mode mineur, ici joué avec une introspection presque chopinienne, bien que le sérieux, l’articulation et la rigueur globale restent résolument appropriés à Beethoven. Ici,

  • moins de sentimentalisme aquarellable que de questions,
  • moins de fantaisie que de liberté,
  • moins de pose que d’intranquillité,

bref, plus de musique.

 

 

La variation XXXII est une grande fugue en Mi bémol qui ne fait pas de quartier.

  • Netteté des contours,
  • éclaircissement des nuances,
  • alacrité des notes répétées,
  • multiplicité des touchers,
  • rendu tantôt aérien, tantôt tellurique,
  • sûreté des doigts lors des doubles,
  • superbe retour au calme :

le résultat est diablement séduisant, alors que Muriel Chemin ne s’abaisse jamais à faire éclater son piano ainsi que nous aimons tant d’ordinaire. L’affaire s’achève sur la variation XXIII, un vaste menuet qui ne doit pas être aisé à danser.

  • Méditation,
  • variété des climats,
  • ampleur du souffle et
  • effacement apparent – presque lisztien, pour le coup – du cadre de la variation :

après les variations et les transformations, la lointaine paraphrase conclut en majesté le parcours.

 

 

Alors que vient presque de paraître le coffret rassemblant l’intégrale des sonates de Beethoven by Chemin, ce disque augure du meilleur. Il assume le côté massif de l’heure de musique mais le transforme

  • en récit contrasté,
  • en exposition de tableaux à la fois distincts et associés par des liens variés, et
  • en exploration des possibles narratifs et pianistiques où tout prétexte fait musique.

Ce pied-de-nez à la contrainte, sous les doigts de Muriel Chemin, est aussi plaisant qu’une bonne histoire murmurée à nos oreilles encombrées, l’ivresse du savoir-faire et du talent de la conteuse en plus. Une vraie affaire de storytelling, en somme. Encore mieux : le disque donne l’impression que, sur ce “thème de cordonnier”, on aurait encore pu bien des choses, en somme, et bien des choses passionnantes. Il faut croire que les cordonniers ne sont pas les plus mal chaussés quand ils affrontent un jeu-thème. (Tant pis, pas pu m’en empêcher.)


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