Nicolas Horvath, Intégrale Germaine Tailleferre 1, Grand Piano (2/2)

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Il a suffi d’un compte-rendu pour que nous sautillions du premier titre au trente-quatrième ! Ainsi va la vie dans les intégrales fourmillantes, forcément férocement fourmillantes, comme aime à les fomenter Nicolas Horvath.
Nous voici devant la Sicilienne, dédiée à Ralph Barton par sa quatrième épouse, première des trois pièces publiées en 1929 et 1930. L’interprète en déploie le balancement sans précipiter l’oscillation ; il rend claire la répartition souvent en trio (par ex. mélodie – trille – accompagnement). Richement harmonisée, la (ré)partition investit l’ensemble du clavier, multiplie styles (tantôt délié, tantôt ramassé) et inspirations parfois surprenantes (quasi rag çà, quasi russe là) – bref, en dépit de sa forme ABA conventionnelle à souhait, elle saisit l’écoutant pour ne plus le lâcher.

 

 

La Pastorale en La bémol s’affriole d’un 5/8 (comme la pastorale en Ré). Sur un bariolage têtu, elle déploie une mélodie aux accents rustiques que combattent des irrégularités rythmiques, un break conduisant à une suspension ternaire avec sa traditionnelle trille en sandwich. Sans se préoccuper de tuilage, la partie A est recollée pour conclure, forte des curiosités harmoniques qui épicent l’intérêt de la pièce. La Pastorale en Do opte pour un ternaire plus serein que Nicolas Horvath diapre d’une tension affriolante (nuances, différenciations de toucher, accents).
Non, pas sûr que “diaprer d’une tension” ait le moindre sens et, pourtant, ça voulait dire que, en évitant une exécution neutre ou clinique de la partition, le pianiste la pare de couleurs variées et parfois brillantes – mais c’est super plus long à griffonner, alors j’ai tenté un raccourci. Après un début presque gottschalckien, un break tombe au bout d’une minute, cassant le joli pour en creuser librement les sédiments, sans renier ni le charme sporadique des mélodies ni le plaisir gourmand des accords aux harmonies et modulations tendues. Une minute plus tard, une réminiscence de la partie A vient conclure l’affaire avec un accompagnement enrichi.

 

 

Fleurs de France est un recueil de huit pièces techniquement faciles – ce qui n’est pas si fréquent dans le répertoire tailleferrique – qui, sur huit minutes, proposent à l’interprète et à son auditeur de voyager du jasmin de Provence au bleuet de Picardie. Écrit en 1930, publié en 1962, l’ensemble est d’autant plus mimi que l’interprète veille à ne pas négliger ces miniatures en leur offrant une exécution soignée et bien caractérisée. On goûte ainsi, par exemple,

  • la délicatesse du jasmin,
  • la tonicité du coquelicot de Guyenne,
  • la simplicité du tournesol du Languedoc,
  • la franchise populaire du lavandin de Haute-Provence,
  • l’allant sautillant du volubilis du Béarn,
  • et la nostalgie vintage du bleuet.

Écrite à la même époque, la Pastorale inca envoie sautiller sur une basse obstinée une main droite qui ne néglige

  • ni les arabesques mélodiques ponctuées d’ornements,
  • ni les trilles,
  • ni la percussivité d’accords légers ou accentués,
  • ni les répétitions, éventuellement octaviées, ni les harmonisations volontiers insoumises.

De la sorte, la pièce associe, avec un toupet intéressant, la récurrence de motifs et le collage d’atmosphères et de styles, jusqu’au retour du segment initial et à sa suspension.
La Pastorale amazone substitue le 5/8 au 8/8. Plus calme, elle prend le temps d’effeuiller les charmes d’harmonies gentiment étranges en passant et repassant sur les mêmes intervalles, parfois agrémentés

  • de traits,
  • d’accords ou
  • d’arpèges répétés,

puis en les frottant à d’autres possibles. Rendre ce mix’n’match de caractères, d’esprit et d’effets sonores tout en préservant le semblant d’unité dans la diversité de cette pièce brève est un défi de plus relevé par Nicolas Horvath. Se dessine ainsi, peu à peu, des constantes construisant une touche Tailleferre : tel n’est-il pas l’intérêt principal qu’apporte l’écoute intégrale d’une intégrale chronologique ?

 

 

La Berceuse pour piano de 1935 s’ouvre sur une scène de genre, d’une douceur rose bonbon à souhait.

  • L’ajout de basses et d’aigus à la reprise,
  • l’enrichissement harmonique,
  • la constance d’un tempo juste et
  • la suspension créée par les accords finaux

ajoutent au charme. Dans le livret du disque, Caroline Potter y entend une forme humoristique puisque l’on devrait percevoir “l’irritation croissante et l’impatience des parents”. Notre manque d’expérience en musicologie parentale nous fait passer complètement à côté de cette exégèse ; libre aux lecteurs de l’adopter !
De la musique de scène pour une pièce sur la relation entre le roy et madame de Pompadour, écrite en 1935 puis augmentée en 1950, Germaine Tailleferre a rassemblé les pièces pour clavecin en une Suite dans le style de Louis XV. L’exercice de style est brillant, amusant et interprété avec le sérieux requis (en témoigne, à titre d’exemple, le léger “ralenti sans ralentir” qui fait respirer le Vif [plage 50] à 0’37). Les mouvements vifs ou tendres (Andante prenant, Lent évocateur) accrochent l’oreille en dépit de leur brièveté fonctionnelle et font résonner la série de réalisations de basse continue qui nous paraissait tantôt saugrenue : même si, ici, l’on entend peu les caractéristiques tailleferriques que nous avons appris à reconnaître, l’on comprend mieux que les harmonies singulières ouïes dans des pièces plus représentatives de la compositrice sont structurellement appuyées sur une connaissance intime de l’Histoire de la musique. Cette assise n’est pas un titre de gloire – certains ignorants sont capables de fort belles trouvailles musicales ; simplement, elle colore, étoffe et nourrit l’appréhension des œuvres de Germaine Tailleferre que nous pouvons essayer d’échafauder.

 

 

Un mystère plane autour de la brève Marche funèbre (comique ?), peut-être issue d’une BO abandonnée.

  • Rythmique caractéristique,
  • atmosphère lugubre,
  • répétitions inquiétantes et
  • marches chromatiques

n’ont pas grand-chose de comique, à moins que la maîtrise des stéréotypes de la marche funèbre suffise à faire sourire – selon le modèle du médaillon d’Isis Novnak – les mélomanes pleins de connaissance et néanmoins avides – si, pleins et avides, j’ai eu du mal à la placer mais je la tente quand même – de remontage de commissures des lèvres.
Le premier volume de l’intégrale Tailleferre by Horvath se conclut par une commande reçue à l’occasion de l’Exposition universelle de 1937 et intitulée “Au pavillon d’Alsace” (reprise aussitôt dans le mini-opéra Le Marin de Bolivar où elles serviront de danse). Dans un premier temps, autour d’un swing hésitant entre ternaire et rythme pointé, se déploie un balancement exploitant avec science quelques formes d’accompagnement, registres et suspensions parmi les riches, sinon infinis, possibles pianistiques. Plus prompte et discrètement virtuose, la seconde partie file, élancée et dynamique. Nicolas Horvath veille à garder à la fois la clarté du discours, l’énergie de la pièce jusque dans des extinctions brutales (1’43) et la musicalité dont témoigne, par ex., le long point d’orgue final.
Ainsi s’interrompt – provisoirement – l’intégrale de l’œuvre de Germaine Tailleferre pour piano. D’ores et déjà, son intérêt le plus saillant est de parvenir à dessiner le portrait d’une compositrice non pas à travers des pièces incontestables, ces fameux chefs-d’œuvre censés valoir l’illusoire éternité à certains créateurs, mais à travers la construction d’une œuvre – on pourrait même dire à travers sa formation. Cette géologie du style Tailleferre nourrit la douce frustration qui nous laisse attendre la suite avec une impatience ambiguë : qu’allons-nous découvrir dans les minutes à venir ? Des mastodontes bluffants ? Des pièces où, à travers les contraintes de places ou de commandes, la compositrice parvient coûte que coûte à faire entendre sa musique ? Seul Nicolas Horvath, en interprète avisé et Grand Architecte de ce projet ambitieux, a la réponse. Quant à nous, nous ne voulons surtout pas la connaître avant de tenir entre nos mains le deuxième volume de ce monument en érection.


Pour écouter l’album en intégrale, avec le son YouTube, pourri mais pratique, c’est ici.
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