Nicolas Horvath joue Brillon de Jouy (Grand piano)

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Il en va des exotismes comme des individus : ce qui, en eux, aguiche a priori n’est pas toujours ce qui retient a posteriori. Or, un certain exotisme auréole le nouvel enregistrement de Nicolas Horvath – même si le concept de “nouvel enregistrement” est très relatif chez un pianiste enregistrant plusieurs centaines de disques par minute environ. En effet, le Franco-Monégasque a déniché et gravé en première mondiale, rien que ça, treize sonates pour piano Anne-Louise Brillon de Jouy (1744-1824).
Anne-Louise Brillon de Jouy est exotique. Le féminisme benêt qui sévit en ces temps pourrait ainsi nous inciter à s’extasier à l’idée d’une compositrice dans ce monde d’hommes. En réalité, au dix-huitième siècle, moult femmes composèrent, rappelle Aliette de Laleu dans le livret, quoique leur musique ne rayonnât point souvent au-delà des sociétés d’esprit qui sévissaient en leur château. L’on pourrait alors juger qu’Anne-Louise est exotique parce qu’elle était érotique : d’aucuns la soupçonnèrent de faire plus que fricoter avec Benjamin Franklin, qui fréquenta assidûment ses pénates et avec qui elle noua une abondante correspondance. Las, les lointains descendants de la dame affirment qu’il n’en fut rien. L’exotisme d’Anne-Louise Brillon de Jouy semble se cristalliser davantage autour de la figure archétypale qu’elle incarne, celle de la bourgeoise bien mariée, qui se laissa féconder pour produire une Cunégonde et une Aldegonde, tout en organisant des « salons » où l’on musiquait et où, comme filles et femmes de bonne société avaient coutume de le faire, la maîtresse de céans montrait qu’elle-même maîtrisait le ploum-ploum – clavecin puis pianoforte – et s’adonnait avec ardeur à la composition.
C’est cet aspect-là de la dame que Nicolas Horvath nous propose de découvrir à travers un double disque incluant douze sonates plus une « sonnatte », comme l’écrivait alors la jeune Anne-Louise. La première pourrait être une œuvre de jeunesse, les douze autres formant un florilège conçu par la compositrice elle-même et jamais édité auparavant. (Côté illustrations musicales, peu de choix : seuls deux extraits de l’intégrale sont disponibles sur YouTube – pas forcément ceux que j’aurai choisis, mais il s’en faudra contenter !)

 

Nicolas Horvath à la Philharmonie de Paris en 2019. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Dès les premières notes de la « Sonnatte en la mineur », on note le choix d’un son sinon d’époque, du moins vintage, associant la précision d’un Steinway D à une couleur historique. Par sa sûreté technique (stabilité de la main gauche), l’interprète parvient à incarner la musique plutôt qu’à la jouer en disposant accents et contrastes avec art. De la sorte, les curiosités (enchaînement à 1’30) prennent infiniment plus de saveur que si elles n’avaient été qu’une éventuelle maladresse de jeune compositrice rêvant d’italianité comme le montre le titre des mouvements (« Andanté molto con éxpresioné », par ex.). Ceux qui craignent l’ennui d’une sorte d’avant-Mozart en seront pour leurs frais. Certes, c’est souvent élégant et bien élevé, mais Nicolas Horvath désamorce tout risque de ronronnement par une tonicité incompatible avec le doux ronflement d’une écoute polie, la seconde partie du second mouvement fût-elle un chouïa moins passionnante en dépit de ses cahots et de sa fin énigmatique – à l’impossible, nul interprète n’est tenu.
Les douze sonates suivantes – presque toutes en deux mouvements – ont la particularité de pouvoir être accompagnées par un violon mais, en substance, l’interprète musicologue estime que c’est super moche. C’est donc seul que se retrouve Nicolas Horvath face à la Sonate I [cette numérotation romaine est un cadeau pour le Louvre et Carnavalet] en do mineur. Travaillant les différents registres du piano, la partition est traversée par l’énergie de son interprète, qui sait toutefois ne point forcer le trait. On se retrouve plus du côté de Schubert que de Mozart, et c’est heureux… même si le Minuetto qui prolonge le premier mouvement, plus répétitif que foufou, offre moins de matière au musicien pour faire briller la compositrice.
La Sonate II en Si bémol s’appuie sur le moteur du bariolage pour faire dialoguer graves et aigus, entre questions-réponses, gammes ascendantes et tierces. L’art du détaché et l’utilisation rusée de la pédale de sustain habille un divertissement bien fichu dont le musicien donne une image vive. Le second mouvement est un « rondo et variations » dont Nicolas Horvath, en fin coloriste, se délecte pour rendre spécifiquement chaque caractère.
La Sonate III [traduire : « Hi hi hi »] en Do revendique un classicisme bon teint à travers bariolage sage et ligne clairement dessinée. Le pianiste n’a pas son pareil pour booster le texte sans le trahir. Le tempo est vif, et la main droite sait nuancer pour habiter les quatre minutes convenues de l’Andante. L’Allegro ne vise pas à surprendre l’auditeur, mais la vigueur du tempo et le caractère décidé de l’interprétation évitent à l’auditeur de s’engourdir, la musique devenant plus roborative que joliette.
La Sonate IV [lire « y vais », comme Yvette mais au masculin, etc.] en sol mineur s’ouvre sur un Andante con espressione qui séduit par sa simplicité, joliment portée par

  • une ornementation bien pensée,
  • une maîtrise remarquable de la résonance et
  • un rendu fin du paradoxe associant
    • une ligne pêchue à
    • un mode mélancolique.

Le Rondo qui complète la pièce répond à cette première partie par une envie d’avancer que Nicolas Horvath contrôle sans cependant la freiner : il privilégie

  • les progressions et les contrastes plutôt que les accents, ainsi que
  • les respirations libérant ensuite le flux de notes aux accélérations.

La Sonate V en Mi bémol saute d’une inspiration quasi mozartienne à des inflexions inattendues (notes répétées profitant des nouvelles possibilités du pianoforte, 0’29, 1’30 et 2’51) que la vivacité du tempo choisi fait scintiller avec habileté. Le Presto ne change guère d’atmosphère générale, même son caractère martial lui permet de contraster légèrement avec le mouvement précédent. L’interprète fait ce qu’il peut pour aider la musique à étinceler (variété des attaques, crescendo, contrastes, respirations), sans pouvoir masquer le caractère répétitif d’une partition dépourvue, selon nos esgourdes, du moindre charme.

 

 

La Sonate VI en ré mineur, d’une durée de 13’ donc près de deux fois plus longue que les précédentes, s’ouvre sur un Cantabile dont le prélude n’hésite pas à méditer. Nicolas Horvath en souligne le mystère, la délicatesse et les suspensions. À notre aune, l’Allegro suivant, en quatre parties, vaut pour l’allant aisé et les dynamismes de l’interprète (accents, légèretés, contrastes) plus que pour les modulations majeur-mineur, reprises et autres conventions aussi polies qu’itératives.
La Sonate VII en Si bémol est une anomalie puisqu’elle compte, ô révolution ! trois mouvements. L’Allegro initial ne manque point d’allant. L’interprète, en étouffant l’accompagnement en ternaire ou en accords, valorise cette pêche sans masquer – et c’est heureux – la simplicité du propos. L’Andante bariole sur une ligne mélodique bardée d’ornements mignons, dont le musicien essaye de rendre l’émotion au-delà de la convention aussi charmante que quelque peu ensuquante. Le Presto remet une once de peps dans l’affaire grâce au sens du rebond et du JBIIING qui sauve (pardon pour ce terme technique) déployé par Nicolas Horvath. La spatialisation de l’enregistrement permet à l’auditeur attentif de suivre une écriture répétitive, parfaite pour une musique à entendre plus qu’à écouter, que l’interprétation sauve comme elle peut.

 

 

La Sonate VIII en la mineur s’ouvre sur un mouvement non nommé que l’intégraliste emporte dans une fougue pimpante. Les effets d’écho immédiat, d’unisson et de bariolage inattendu, renforcés par un sens du toucher salvateur, captent l’oreille. S’ensuivent minuetto et trio. Le musicien les prend sans fard, valorisant les sautes d’octave et d’harmonie sans pouvoir convaincre quant à la nécessité de cette redécouverte-ci… n’eût été l’idée que ce fut écrit avant le souvent bien plus mou Mozart.
La Sonate IX en fa mineur se décapsule sur un Andante amoroso dont le pianiste refuse de surligner la gnangnanterie, préférant traduire, dissonances à l’appui, le palpitant amoureux. D’autant que l’Allegro assai, avec force modulations et en trois segments, multiplie les fariboles pour briller, rappelant que l’esprit amoroso, ça va un temps.

  • La souplesse du tempo,
  • la dynamique et
  • la vitalité de l’interprète

laissent à penser que, exécutée avec art et foi, une musique peut valoir beaucoup plus que ce qu’elle vaut.
La Sonate X en sol mineur obstrue toute sensualité pour profiter du côté tonique du piano. Nicolas Horvath s’engouffre aussitôt dans cette brèche. L’agilité de la main gauche, enfin essentielle dans ce mouvement, semble défier celle de la main droite, sans que soit oubliée l’importance de la nuance et du crescendo. L’Allegro moderato est d’autant mieux caractérisé qu’il part sur les mêmes bases que le premier mouvement. À l’évidence, le musicien se goberge des différentes ambiances parfois judicieusement tronquées (1’35), majorées et hâtées… jusqu’au retour de la convention (3’09) que la flamme de l’interprète tente de faire crépiter en dépit d’une coda guère inventive.
La Sonate XI en ré mineur est la plus longue (près d’un quart d’heure, reprises comprises). Les triolets et les appogiatures de l’Andante un poco allegro sont saisis avec enthousiasme et vitalité. Certes, le ressassement des mêmes motifs peut tempérer, au fil des redites, la jubilation qui sourd de l’énergie caractérisant ce mouvement. Par chance, un Rondeau allegro, majeur, vient secouer cette monotonie joyeuse. Ça sautille, ça gambade, ça rebondit puis ça enchaîne les variations. Nicolas Horvath a le souffle qu’il faut pour habiter, jusqu’au terme de la cavalcade, une musique plus motorique que mélodique.
La Sonate XII en do mineur s’ouvre sur un Allegro qui suscite l’attention en se révélant composite et en explorant l’ensemble du clavier.

  • Effets d’écho,
  • imitations de cloche finissant de résonner,
  • associations entre arpèges à droite,
  • accords fermes à gauche et
  • intense activité digitale

nourrissent l’intérêt. Le Presto majeur qui s’ensuit témoigne une dernière fois du goût de la compositrice pour les triolets. La vivacité du tempo, la sûreté technique et les nuances proposées par le musicien éclairent cette musique avec une variété qui la rend sinon fascinante, du moins tout à fait pimpante.

 

Nicolas Horvath en concert, en plein air, en 2019. Photo : Bertrand Ferrier.

 

En conclusion, il est toujours joyeux de découvrir de nouvelles partitions, surtout quand elles sont portées par une interprétation engagée, et habillées par un livret riche de trois notices allant de l’Histoire à la musicologie. Ce disque, réfléchi et audacieux, plaira aux curieux et aux amateurs de musique tonique. Les grincheux se demanderont si l’intégrale des sonates s’imposait, tant certaines œuvres paraissent un tantinet paresseuses. Sans invalider une telle interrogation, on leur pourra rétorquer que l’enregistrement du recueil complet (et plus !) permet de découvrir la relative diversité et l’évolution du langage d’une compositrice jusqu’ici plus – quoique peu – connue pour ses mélodies que pour son œuvre pianistique. Il est probable que l’allant de l’interprète et le plaisir de la découverte ne manqueront pas de happer les mélomanes explorateurs dans leurs rets.