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Parce que le piano minimaliste va bien au-delà des tubes de Philip Glass (dont il n’ignore rien), Nicolas Horvath s’est lancé dans l’enregistrement des pièces les plus importantes – ou les moins connues ou les deux – qui ont marqué l’Histoire du genre. Après un bref passage par John Cage, voici un détour chez Hans Otte dit le Paradoxal. Pour écouter l’album avec les oreilles et l’acquérir avec les doigts, c’est ici. Pour le deviner avec les yeux, voici infra le livret que j’ai griffonné pour l’occasion.

 


Paradoxes de l’incomplétude

                                               « Que tout ce chant
D’argiles et de fleuves descendant l’aplomb du jour
Vous soit un lieu d’ordre, de soif, non de ripailles ni d’abrupt aveuglement
Et que ce leurre ne vous porte à la moisson d’un gui d’antan. »
      Édouard Glissant, « Saisons » [1961] in : Le Sel noir, Gallimard, « Poésie » [1983], 2005 p. 55

 

Prélude aux paradoxes

Quelque vingt-cinq après le Catalogue d’oiseaux (1956-1958), le Livre des sons (1979-1982) se proposait en apparence d’entrer davantage dans l’exploration musicale que dans la recherche identitaire. En effet, Olivier Messiaen aspirait à saisir, à travers l’oiseau, chaque province française, « ses voisins d’habitat, le paysage, les heures du jour et de la nuit (…), leurs couleurs, leurs températures, la magie de leurs parfums ». Dans l’un des rares entretiens où Hans Otte commente son travail, il précisait, lui, qu’il espérait, à travers ce travail, se trouver lui-même « c’est-à-dire être complet ». À la quête de diversité d’Olivier Messiaen répond, à sa façon, la quête de totalité et d’unité de Hans Otte.
Dès lors, l’articulation de son Livre en douze chapitres – contre treize stations pour l’exposition ornithologique d’Olivier Messiaen –, s’orienterait vers une double logique complémentaire : celle d’une évocation de ses multiples « moi », façon puzzle, et celle d’une invocation qui vise à délimiter, par les sons, un espace caractéristique d’une identité. Dans cette perspective, la musique sourd de la tension entre unité et polymorphie, dans la mesure où, pour saisir l’unité du soi, il faut en appréhender la multiplicité.
Ce qui constitue notre particularité n’est pas un élément mais l’agencement de plusieurs éléments. D’où, sans doute, la conception d’un livre non pas du son, mais des sons. Par conséquent, l’ambition de complétude musicale passe par ce paradoxe de la multiplicité dans l’un ; et, d’une certaine manière, ce paradoxe synthétise les trois autres grands paradoxes qui semblent animer la musique de Hans Otte : ceux de l’uniforme disjoint, de la répétition différenciée et de la fragmentation unitaire.

 

1.

Évident, premier, saisissant, presque ostentatoire, le paradoxe de l’uniforme disjoint participe du minimalisme tel que le pratique Hans Otte. Il associe intimement le désir de complétude et la fluidité de la matière sonore. Le langage utilisé par le compositeur paraît simple donc saisissable, répété donc permanent… du moins dans un premier temps. En effet, apparaissent promptement des modifications de couleur dont Nicolas Horvath fait chatoyer la présentation identique d’un motif. Autrement dit, même quand c’est pareil, c’est différent.
L’incipit du cycle le souligne à dessein, l’identité est dans la mutation, et l’unité dans le multiple. De fait, l’identité n’est pas l’identique ; elle est la cohabitation particulière de multiples, ainsi que le suggère le onzième volet, l’un des rares à être construits sous forme d’un dialogue mêlant au clapotis persistant une ligne mélodique partagée entre registre médium et aigus. À l’inverse, le quatrième mouvement, que prolonge le cinquième, le plus long de tous, est partagé entre

  • oscillation obstinée,
  • résonances esquissant la frontière entre sons et silence, et
  • doubles accords vainement rageurs.

Pourtant, il participe de cette même incapacité, volontaire et têtue, à présenter un discours complet, solide, compact, définitif. De là sourd la difficulté – donc l’intérêt musical – de la quête de complétude. Elle s’apparente souvent à un éloge de la faille, de la fissure, de la fracture, de l’interstice par lequel nous apercevons la diversité qui grouille en nous, par-delà l’uniforme reconnaissable et identifié dont nous avons pris le soin de nous vêtir.
Portée par cette incapacité à maintenir l’illusion d’une uniformité rassurante, la musique du Livre des sons devient tournoyante et vertigineuse. Elle s’appuie sur

  • l’énoncé de boucles,
  • leur confrontation et
  • leur déformation aussi bien
    • interne (accents, accidents, ajouts de notes différentes, prolongement grâce à la résonance)
    • qu’externe (suspension du discours, évaporation dans le silence, modification des dispositifs, confrontation de segments, reprises et collages).

Par le truchement du piano, le certain, le solide, le permanent révèlent leur vraie nature de cellules éphémères nourries par les silences, les modifications et l’imprévisible. L’unité du soi ou de l’œuvre apparaît incertaine. Hans Otte la met ouvertement en doute, conduisant l’auditeur à la reconstituer au fil de l’écoute. Or, à peine une cohérence pointe-t-elle qu’elle est dissoute, fracassée, pulvérisée. À peine cette pulvérisation est-elle actée, le retour du motif liminaire la rebâtit.
Ni descriptive, ni décorative, ni narrative, la musique du Livre expose l’unité aux doubles radiations de la similarité et de sa déconstruction. Cette esthétique implique deux conséquences auditives : la reconnaissance et l’insatisfaction.

  • Reconnaissance des motifs, insatisfaction du « presque » pareil.
  • Reconnaissance de la répétition, insatisfaction de la mutation inattendue.
  • Reconnaissance de leitmotivs structurants, insatisfaction d’une structure insaisissable, liée par des silences plus ou moins longs (voire absents) et impossibles à anticiper.

Bref, reconnaissance d’un matériau uniforme et constat de l’étiolement qui le disjoint.

 

2.

À l’écoute du Livre, le paradoxe de l’uniforme disjoint apparaît peu à peu comme un avatar du paradoxe de la répétition différenciée qui, chez Hans Otte, institue manière de logique aléatoire. Comment une logique peut-elle être aléatoire ? En posant les bases d’une cohérence solide puis en n’en respectant le cadre et les enchaînements hypothético-déductifs que de temps à autre. Le dénuement monodique du sixième mouvement, auquel fait écho le dépouillement superbe du neuvième, oscille ainsi entre

  • un lamento perpétuel,
  • des points d’attente où l’énonciation s’interrompt et
  • des à-coups violents impulsés par l’interprète.

De même, dans le huitième mouvement, la concaténation d’accords tantôt réguliers, tantôt irréguliers, dépourvus d’arc harmonique évident, associe à la linéarité de l’écriture les hachures dont silences, nuances – progressives ou brusques – et souplesse sporadique de l’agogique zèbrent l’apparente répétitivité.
De façon complémentaire, le douzième et ultime mouvement, écrit sur un procédé similaire et pourvu çà et là d’harmonies évoquant Olivier Messiaen, semble au contraire attiré par l’espoir d’une plus grande régularité. Il conclut l’œuvre sur une pièce qui pourrait paraître optimiste, n’eût été la suspension finale qui indique que, même rassemblée, réhabilitée, presque fixée, l’identité ne peut jamais être complète. Derrière l’apparence du succès, la quête continue.
En somme, par les répétitions et par les contrastes dont il présente de nombreuses formes, le Livre des sons décrit un monde en apparence rangé et balisé. En apparence seulement, car le déséquilibre, la dissymétrie, le quasi bancal offrent à celui qui écoute une autre appréhension de la musique. La constance sagement évolutive des motifs, propre à un certain minimalisme, est ici défiée, maltraitée voire, disons-le, saccagée ou souillée, avant d’être de nouveau réhabilitée, honorée, choyée, puis re-défiée, re-maltraitée, etc. Cette oscillation capte l’oreille sur la durée en rendant sensible l’espoir toujours déçu d’une complétude chaudement sollicitée.
À titre d’exemple de cette pulsion toujours frustrée, citons, dans le deuxième mouvement, les défis harmoniques, les quelques notes répétées qui rebondissent ainsi qu’il sied et la rupture au mitan du torrent, qui nourrissent à leur façon une fluidité plus rocailleuse que mignonne. À travers l’impeccable maîtrise du flux des notes, l’interprète contribue à donner du grain au propos. Une tension s’instaure au sein même de la mécanique bien huilée des séquences, des doigts, des marteaux, des grappes sonores gérées via la pédale de sustain, et des évolutions de la taille du registre utilisé.
Certes, l’affaire s’affuble volontiers d’un onirisme plaisant ; mais elle revêt avec autant de charme les oripeaux vénéneux d’un mystère où la brume l’emporte sur la netteté, l’assurance et la mâle évidence qui accompagne la pleine lumière. Accentuant cette impression, l’absence de projet diégétique, qui nous conduirait d’un point A à un point B, aide l’auditeur à saisir avec force les limites de l’unité. Hans Otte semble nous donner à penser qu’il y a quelque chose de factice dans la perfection lisse, ici mise de côté par la construction sinon infinie, du moins inachevée.
À chaque répétition différenciée, la complétude s’affiche pour ce qu’elle est : un fantasme qui, comme les plus beaux fantasmes, vibre d’autant plus qu’elle demeure aguichante, inaccessible et d’autant plus aguichante qu’elle est inaccessible.

 

3.

Dès lors, la répétition différenciée participe de la poétique inquiétante et fascinante du Livre. Après avoir déjoué l’espoir d’une singularité lisse et simple grâce au paradoxe de l’uniforme disjoint, le compositeur désosse le principe de la répétition à l’identique. Le premier paradoxe touchait à l’ontologie du discours, le deuxième au procédé employé. Le troisième interroge la structure à travers la fragmentation unitaire, c’est-à-dire la constitution d’une structure à l’aide de morceaux épars.
Le paradoxe de ce que nous appellerons la fragmentation unitaire s’exprime à merveille dans le troisième mouvement. Il explore plus frontalement l’espace des dissonances et de la rupture. Ainsi se prolonge l’idée du puzzle, c’est-à-dire de la reconstitution d’une unité. En effet, l’harmonie n’est rien d’autre que la structuration savante de l’espace auditif. Selon le positionnement des sons les uns par rapport aux autres, les sonorités changent et les phrases du livre suivent les lois d’une orthographe, d’une grammaire et d’une conjugaison particulières. Ici réside la singularité du troisième mouvement, qui fracture pour partie deux éléments jusqu’ici prépondérants, quoique parfois défiés : la consonance et la continuité. En conséquence, ce qui contribue à l’unité – au sens de singularité – de la pièce devient sa discontinuité ; ce qui polarise sa cohérence, ce sont les frictions qu’elle entraîne et qui semblent la mettre en danger.
Pour porter cette tension, l’interprète doit démontrer un investissement de tous les instants. Heureusement, fidèle et grand pratiquant de toutes les chapelles du minimalisme, Nicolas Horvath ne se contente pas d’exécuter les instructions du compositeur. Il en propose une version pénétrée, quasi une exégèse engagée, transformant les notes en musique, la mécanique en force qui va, la partition en saga obsédée par la quête de sens. Sous ses doigts, l’arrêt brutal et bref du mobile dixième mouvement en son milieu n’est pas une incongruité mais une conséquence des mini-fêlures entendues auparavant, parmi lesquelles on peut citer

  • les sforzendi,
  • les modifications progressives d’intensité,
  • les changements de type d’attaques et
  • les modifications des choix de résonance.

Dans les cahots comme dans les passages qui semblent unifiés, la fragmentation caractéristique de l’unité selon Otte est à l’œuvre. Au point que, discrète ou monumentale, ladite fragmentation pourrait bien se révéler être ce qui unifie le Livre des sons !
Ainsi, dans le troisième mouvement, sur lequel nous avons choisi de nous attarder, le jeu du pianiste fait écho au triple jeu de la partition :

  • jeu en tant qu’espace entre les segments,
  • jeu en tant que possibilité ludique oscillant entre régularité et accentuation,
  • jeu en tant que façade (au sens du masque qui nous pousse parfois à demander : « À quel jeu joues-tu ? ») qui affiche avec ostentation la régularité des accords alors que les contrastes de nuances, de toucher et de prolongements sapent cette apparente unicité.

De même, dans le septième mouvement, les interruptions brisant les vaguelettes ménagent précisément ces trois caractéristiques : un espace quand le discours se suspend, une liberté quand les accents cassent l’unité apparente en valorisant les notes supérieures ou que la main droite dialogue avec le battement de la main gauche (trilles et mouvements contraires), et une libération du masque constitué par ces motifs de six notes façon bariolage minimaliste – masque que les interruptions et irrégularités arrachent par moments.

 

Postlude aux paradoxes

Si la musique de Hans Otte nous apprend quelque chose sur nous, c’est assurément ceci : il nous faut déconstruire les mythes qui encadrent tant bien que mal notre identité. À défaut et a minima, une telle déconstruction étant à peu près inopérable à grande échelle dans la réalité des interactions sociales, il nous revient de ne plus en être dupe. La vaine quête de la complétude, projet mystique à la portée de tous, ne peut advenir qu’après la prise de conscience de notre incomplétude, dont la fragmentation unitaire est l’expression la plus pure.
Blocs similaires et éclatement de processus, itérations et mutations, fondus enchaînés et twists brutaux mettent en sons une quête dont le meilleur moteur est la frustration, source d’inventivité pour le compositeur et source de découverte pour l’auditeur. Pris à partie par Hans Otte, nous le devinons nous lancer : « Ah ! vous êtes lion, superbe et généreux ! Eh bien ! mon ami, je vais vous montrer tout ce qu’on peut être d’autre, aussi légitimement… »[1]
Le Livre des sons est une musique qui nous révèle que nous pouvons être à la fois totalement lions et totalement autres puisque, même lions, nous ne sommes pas complets. À l’instar de l’éléphant, l’incomplétude est irréfutable : et c’est ainsi que le Livre des sons est grand.

  1. Francis Ponge, « Proêmes » [1948] in : Le Parti pris des choses suivi de Proêmes, Gallimard, « Poésie », 1967, p. 205