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Étrange est ce monde où de plus en plus de musiciens indépendants – pas toujours des moindres – sont contraints de produire leurs propres disques soit pour exister, ce qui n’est pas une si piètre ambition, soit pour proposer des programmes qui ne cadrent pas avec les desiderata des grosses machines, ce qui n’est pas non plus une ambition si pire. Nouvel exemple avec les Flute Tales d’Olga Reiser, flûtiste allemande d’origine Russe, qui revendique de jouer de son instrument en solo aussi bien dans ses standards qu’au-delà.
On ne peut faire plus standard que « Syrinx » de Claude Debussy (1862-1918). Originalité liminaire, la prise de son choisit de garder l’inspiration de la flûtiste, puisque – suppose-t-on –, chez les vents, tout découle du souffle. L’interprète choisit d’accentuer avec force ses sforzendi progressifs. L’expressivité et le vibrato sont ici poussés à leur maximum, comme si la musicienne lâchait : « Hé, des versions propres sur elles, vous en avez des palanquées ! Laissez-moi vous emporter dans mon monde dès le début, OK ? » La perfection du decrescendo final et la vitalité injectée à ce golden hit poussent à lui en accorder l’augure, même si je ne suis pas sûr à 100 % du sens de cette expression.
De l’œuvre d’Eugène Bozza (1905-1991), Olga Reiser choisit de nous faire découvrir « Image », inspiré par la nature provençale. Les ondulations du début, évoquant l’incipit de « La fille aux cheveux de lin », sont parcourues de

  • soubresauts,
  • rebonds soudains et
  • brusques accélérations.

Échos à l’octave, gammes ascendantes, séries de quintes et sixtes interrogatives ou irritées  alternent avec la quête d’une mélodie. À défaut, se substitue une partition très expressive que la flûtiste rend avec la variété, la technique et l’intensité dont elle paraît vouloir faire – et c’est plutôt une heureuse perspective – sa marque de fabrique.

 

 

Du coup, on a du mal à suivre la dame quand elle humorise, dans le livret qu’elle a rédigé, en disant que la « Danse de la chèvre » de Arthur Honegger (1892-1955), c’est de la musique à programme donc a priori plutôt gavant (« rather boring, in my opinion »), mais ce le sera moins si l’on imagine que l’on regarde « a nature programme on TV ». L’apport de cette proposition paraît aussi pertinent que de suggérer de remplacer du Honegger par un générique de Récré A2. Si la musique à programme te disconvient, pourquoi en jouer et invoquer la télé – concept un brin ringardisé, pour le coup, depuis quelques années ?
C’est donc intrigué que l’on écoute cette troisième piste. Or, force est de saluer la capacité d’évocation et d’engagement de l’interprète, travaillant

  • les attaques,
  • le souffle,
  • la relation entre musique et silence,
  • le type de son et
  • la vivacité digitale çà et là requise.

Programme musical ou programme télé, chacun fera son choix, mais l’on peinera à ne pas applaudir cette proposition.

 

 

Rien d’original dans l’appropriation du Vingt-quatrième caprice de Niccolò Paganini (1782-1840), avec son thème et ses douze variations, dont raffolent les flûtistes – c’est l’arrangement de John Wummer qui est ici exécuté. Après tout, pourquoi le seul critère d’originalité serait-il chéri ? Le disque assume crânement de commencer sur des bases bien balisées pour, ensuite, s’émanciper des standards et autres golden hits. Dans son caprice, la musicienne associe nuances et variation d’attaques pour pimper ce mastodonte du répertoire, sans hésiter à en faire des caisses sur les crescendi subits ou les attaques explosives. Il semble qu’Olga Reiser revendique une théâtralité de l’interprétation ayant vocation à mettre le feu aux vieilles branches des forêts par lesquelles elle promène. Aussi, les amateurs d’une élégance lisse fuiront-ils la verve sans filtre que la pyromane met ici à l’œuvre.
Le Troisième tango-étude d’Astor Piazzolla (1921-1992) honore une « danse pour des couples d’amoureux passionnés » que l’artiste juge « particulièrement émouvante quand elle est jouée par un soliste ». Bien connu des nombreux piazzollophiles, la composition sied parfaitement à la Russo-Germaine dont le goût pour

  • les accents puissants,
  • la liberté de ton et
  • les changements de nuances

trouve ici matière à s’exprimer.

 

 

On entre alors dans ce qui semble être le cœur battant du disque : des propositions moins classiques (même si les précédentes étaient déjà fort investies par l’interprète), susceptibles d’extirper la flûte de l’image topique de sagesse mignonne réservée aux enfants blonds de bonne famille que l’insturment partage avec la harpe. Premier sur le grill, « Wake up! » a été écrit par Tilmann Dehnhard (né en 1968) pour « apprendre aux flûtistes à jouer en rythme ». La partition est donc fournie avec un réveil qui donne la pulsation. La flûtiste change de son en embouchant son piccolo pour dialoguer avec la boîte à bipbip, oscillant entre questions-réponses, rebonds, boucles quasi techno, exercice virtuose de détaché et concurrence exacerbant (en rythme !) l’énergie de la flûte. La petite note d’humour qui parfume la pièce contribue à son charme.
De Ian Clarke (né en 1964), Olga Reiser choisit d’interpréter « The Great Train Race », musique à programme où l’artiste nous promet le son de plusieurs sortes de train, mais « pas des trains modernes qui filent presque sans bruit : ici, on entendra une vieille locomotive à vapeur ». Va pour un peu de vintage ! Fragmentée, la pièce s’amuse en effet, à grands renforts de virtuosité, à imiter

  • le rythme des rails,
  • les Klaxon, ainsi que
  • les accélérations et ralentissements de la loco (vitesse et tonalité), éventuellement en obligeant la flûtiste à chanter avec son instrument.

Plus que d’une musique à programme, il s’agit d’une musique imitative qui exige beaucoup de l’interprète :

  • sens de la comédie,
  • maîtrise absolue du détaché,
  • souffle de dingo.

Le résultat, aussi plaisant qu’anecdotique, oscille entre savoir-faire d’écriture réservé à un compositeur lui-même flûtiste, wow technique et amusement auditif.

 

 

Nous découvrons Greg Pattillo, né en 1977, avec « Three Beats for Beatbox Flute ». Au cœur du projet, le beatboxing, performance qui consiste à « imiter les sons percussifs avec la bouche, les lèvres, le nez et la langue ». Parti sur les bases d’une musique minimaliste, la mélopée s’enrichit vite de

  • charleston,
  • tom et
  • grosse caisse entièrement organiques.

Breaks à l’appui, le premier fragment donne donc envie de bouger la tête. Le deuxième utilise le procédé inverse en y ajoutant le plaisir du trio : se mêlent la percussion buccale, la flûte et la voix venant à l’appui dans une fredonnerie japonisante. Il y a une certaine ivresse à imaginer comment les trois peuvent être réalisés ; c’est donc assez réjouissant. Le troisième fragment est enchaîné et reprend les bases du premier autour d’un matériau mélodique et rythmique moins sage donc plus virtuose. L’ensemble fonctionne fort bien et résonne de façon convaincante avec la personnalité de l’interprète telle que ce disque la dévoile jusque-là.
La seconde pièce de Ian Clarke, « Zoom Tube » a « révolutionné » la compréhension qu’Olga Reiser avait de la flûte. Au programme, notamment,

  • multiphonies,
  • micro-intervalles avec doigté spécial et
  • sifflements.

Le vent commence par souffler avant qu’un riff habité par des éclats percussifs n’émerge. L’affaire est présentée avec des breaks et une apparente liberté de ton jazzy très délectable, qu’animent des effets d’écho, des jeux de silence, des boucles, des éclats de voix. Ce pourrait être une private joke réservée aux flûtistes : curieusement, cela a soutenu l’attention de l’auditeur profane de bout en bout – jusqu’aux dix secondes de silence conclusives !

 

 

La pédale de loop (qui permet d’enregistrer en direct des extraits et de les passer en boucle) s’impose pour « For Dad », d’Olga Reiser en personne. À l’occasion de cette improvisation, la dame dégaine sa flûte alto, d’abord utilisée à titre percussif. L’harmonie s’installe, constitué d’une pédale harmonique de cinq sons superposés. Dessus, se pose manière de mélodie, modifiée et répétée, dont des bribes de chaque passage enrichiront l’accompagnement. La chaleur de l’alto s’acoquine fort bien avec ce projet qui ouvre la virtuosité à des horizons plus populaires et néanmoins parfaitement menés. Le renfort intermittent de percussions buccales vers 3’ et la citation rapide de pistes orientalisantes permettent de garder vif l’intérêt et d’endosser les codes de la pop sans verser dans le lénifiant.

  • Gammes ascendantes,
  • sons ondulants,
  • mini-intertextes récurrents,
  • riffs servant d’appui et de repères

nourrissent – entre autres – ces 7’30 qui finissent par s’éteindre lentement en decrescendo avec quelques effets de dégradation typiques des pédales de loop.
Avec la volonté de boucler la boucle, c’est le cas de l’écrire, l’artiste finit par remixer le Deuxième menuet en sol mineur BWV 115 de Johann Sebastian Bach pour flûte, flûte alto et pédale de loop. Après un prélude suspendant l’énoncé du thème, Olga Reiser lance l’accompagnement sur un rythme chaloupé – proche de celui de « For Dad », pulsation incluse – qui lui sert de base pour improviser librement et sans faire d’emblée assaut de virtuosité. Elle paraît davantage intéressée à sculpter le son avec des mouvements de souffle transformant le flux uniforme en une sinusoïde aux inflexions multiples tout en conservant à son propos une efficace lisibilité. La multiplication des lignes enregistrées contribue à défier utilement chaque énoncé du thème. Point de volonté de progressivité dans l’improvisation. Olga Reiser creuse plutôt la veine de l’hypnose en associant répétition et légères mutations du propos. La musique s’agite entre

  • les pôles du même et du semblable (les lignes d’improvisation non traitées comme des variations allant vers le plus prompt ou le moins tonal), et
  • ceux de l’identique (enregistré) et du modifiable (l’improvisation).

La percussion apparaît puis se rétracte, préparant la coda où surnagent

  • la polytonalité,
  • le travail des attaques puis
  • le bidouillage électronique déstructurant le thème jusqu’à son extinction.

Peut-être trouve-t-on ici moins d’éléments nouveaux ou revigorés que dans « For Dad », ou peut-être la proximité des deux titres – proches par de nombreux aspects – ne rend-elle pas raison de la fraîcheur de cette proposition. Reste que la présente appropriation d’un sample de Bach est certainement une façon signifiante de refermer un disque en synthétisant musique iconique pour flûte, d’une part, et, d’autre part, investissement personnel du champ des possibles souvent celés et cependant offerts aux flûtistes d’un haut niveau et d’une audacieuse inventivité. C’est aussi cette veine que creuse, depuis lurette et parmi d’autres, la jeune Charlotte Isenmann.

 

 

En conclusion, malgré un livret réservé aux anglo- et germanophones – ça fait du monde, mais pas assez pour les seuls francophones –, voici un disque engagé qui recèle des moments aussi intéressants que plaisants, et qui esquisse le profil d’une artiste dotée d’une évidente virtuosité et d’une personnalité affirmée. Les golden hits très personnels feront sans doute grincer les dents des tenants d’une certaine tradition interprétative tout en réjouissant les ennemis de la mièvrerie ; et la seconde partie devrait séduire unanimement les amateurs de musique sinon franc-tireuse, du moins insolite. Bref, dans un monde du disque qui tend parfois à l’uniformité, cette réalisation, sertie dans une remarquable prise de son d’Elena Klinova masterisée par Sebastian Riederer, ne manque pas d’attraits.