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Dima Bawab, Laurent Alvaro, Karen Vourc'h, Philipp Addis et Sylvie Brunet-Grupposo. Photo : Josée Novicz.

Dima Bawab, Laurent Alvaro, Karen Vourc’h, Philipp Addis et Sylvie Brunet-Grupposo. Photo : Josée Novicz.

Souvent monté à Paris, le “drame lyrique” de Claude Debussy a retrouvé pour cinq représentations son Opéra Comique originel, sous la direction de Louis Langrée, dans une reprise de la production de juin 2010. Nous y étions.
L’histoire : Golaud se perd dans la forêt en chassant, mais il y pêche Mélisande, une fugueuse ensuquée dans le mystère, qu’il décide néanmoins d’épouser en secondes noces vu qu’elle est bien accorte. Il la ramène au château d’Arkel, son vieux père, roi d’Allemonde. Dans ce coin pourri (la famine sévit pour les pauvres, les forêts sont si hautes “qu’on ne voit presque jamais le soleil”, le château est triste et ses habitants sont tous vieux), Mélisande entame une grave dépression… à peine agrémentée par la présence de Pelléas, son beau-frère, avec qui elle conte fleurette. Golaud s’inquiète de voir fricoter ceux qu’il traite pourtant d’enfants, au point de charger son fils Yniold les espionner. Une nuit, patatras et badaboum, il surprend les deux zozos en train de s’embrasser lors d’un rendez-vous secret. Il tue Pelléas ; Mélisande accouche puis meurt de lassitude (ou sur l’ordre de son mari) sans avoir vraiment convaincu son époux qu’elle ne coucha point avec Pelléas.
La représentation : malgré des problèmes techniques obligeant le théâtre à offrir une première respiration aux spectateurs dès la fin du premier interlude, le spectacle a pu se dérouler à peu près normalement. Au programme, donc un décor vide, hormis le contour boisé marquant l’enfermement et les pistes d’ouverture sur la fin, ainsi qu’une sorte de coquille d’huître troué servant de plateau général (tour à tour berge, bord de fontaine, chambre ou château-phare – un jeu de mots derridien sur Mélisande, représentée comme une chatte à forts ?) ; des accessoires anachroniques (chaise roulante façon Ring de Bastille, perfusion récurrente, couveuse pour le poupon) ; des costumes, signés – comme quoi la honte n’existe pas chez les paresseux sans talent – Thibault Vancraenenbroeck, les photos permettant d’admirer l’insignifiance de ces nippes, avec néanmoins une mention spéciale pour la nuisette dans laquelle Mélisande passe tout le spectacle ; et une mise en scène, signée comme le décor – pardon, la scénographie – Stéphane Brauschweig, dont un euphémisme aimable consiste à dire qu’elle n’a pas le moindre intérêt (ainsi de la scène ambiguë, ici bâclée, de la visite des sous-sols puants par les deux frères, où Pelléas est jeté puis ressort comme si de rien n’était). Quand on pense qu’une “dramaturge”, en l’espèce Anne-Françoise Benhamou, a sévi également, cela laisse supputer que le budget était trop grand et qu’il fallait embaucher une intermittente de plus pour le justifier, tant l’ensemble manque de mise en exergue pertinente, de choix stimulants et de cohérence profonde (ainsi du personnage d’Arkel : aveugle ou infirme ou quoi ou qu’est-ce, in fine ?).
On exagère : toute la mise en scène de cette production tourne autour d’une idée – Mélisande est une salope. Elle aguiche par sa tenue, ses attitudes, voire une séance de caresses aboutissant à une manière d’orgasme pour saluer les déclarations enflammées de Pelléas. Cette option putassière, soulignée par une scène de la tour où les deux personnages sont collés l’un à l’autre, contre le texte et l’esprit du texte, ne présente de charme que pour les mâles venus profiter du corps de Karen Vourc’h. Les spectateurs venus pour l’opéra – tous, donc, moins le vieux connard derrière moi qui tentait de succionner dans sa bouche plus fort que l’orchestre et les chanteurs réunis pendant les actes quatrième et cinquième, puisses-tu crever dans des souffrances humiliantes, salopard – sont en droit de s’étonner de ce contre-sens. En effet, tout le drame repose sur l’ambiguïté du personnage qui incarne la femme vue par l’Occident : innocente mais imprécise, enfant mais traversée de désirs, libre mais soumise à ses époux, pure mais draguant éhontément le frère de son mari… La présente version ôte toute ambiguïté à la princesse inconnue, de sorte que tombent comme des mouches sur le potage les scènes où Mélisande avoue sa tristesse, ou celle où Golaud s’aperçoit que, quelle que soit la réponse, il ne saura jamais la vérité. Dans le premier cas, Mélisande passe pour une simple menteuse ; dans le second cas, Golaud, magnifique figure dramatique, passe pour un gros con, et son désespoir paraît grotesque au spectateur censé avoir la clef de l’énigme. Autant dire que l’on attendra pour applaudir une version de l’adaptation debussyste de Maurice Maeterlinck qui rende raison, en dépit de certaines formulations surannées ou maladroites, de la puissance d’un symbolisme bien compris.

Décor principal de la scène finale de "Pelléas et Mélisande" version Opéra Comique. Photo : Josée Novicz.

Décor principal de la scène finale de “Pelléas et Mélisande” version Opéra Comique. Photo : Josée Novicz.

La musique : heureusement, il y a la musique ! La beauté des harmonies, la science de l’orchestre, la variété des couleurs sonores captent l’attention de l’auditeur ; et l’Orchestre des Champs-Élysées rend assez bien les richesses de la redoutable partition. Certes, çà, il semble que certains cuivres souffrent un peu ; là, la justesse des cordes nous paraît perfectible. Reste que ce serait chipoter que faire la très fine bouche, tant l’essentiel est là. Sans emphase et avec élégance, la phalange composite parvient à bon port et propose une interprétation de qualité. Deux remarques toutefois. Première remarque : Louis Langrée se targue d’être revenu aux sources, remettant en place tel interlude ou telle scène rare, hésitant jusqu’à la veille de la première sur le positionnement des pupitres. N’y a-t-il pas un hiatus entre cette revendication d’historicité tandis que, sur scène, Stéphane Braunschweig fait représenter une chambre d’hôpital où Golaud se retrouve proprement, bandé, en train d’arracher sa perfusion ?  Seconde remarque, autrement plus essentielle : on eût aimé plus d’attention au potentiel des  chanteurs, partant une diminution du volume orchestral.
Le chant : dans l’ensemble, le casting vocal séduit. Karen Vourc’h n’est certes pas la plus expressive des Mélisande (en témoigne son unique rictus aux yeux exorbités, c’est un peu limité pour 3 h de scène), mais c’est sans doute faute d’être mieux dirigée : pour preuve, quand elle est simplement allongée, à la fin du V, elle paraît juste, vraie, comme libérée de ce corps qu’elle est contrainte d’exhiber et dont elle perd l’usage dramatique faute de mise en scène pertinente. La voix est belle, la déclamation intelligible ; à peine regrette-t-on une hésitation sur la nécessité ou non de rrrrouler les “r”. Cette remarque vaut pour la plupart de ses camarades de scène, parmi lesquels Phillip Addis, qui joue Pelléas. Le beau gosse paraît engoncé dans son emploi de jeune premier ; des voyelles dérapent, parfois de façon savoureuse (joli “où êtes-vous nue” pour “où êtes-vous née”) ; néanmoins, la voix, quoique prudente (coupure un brin hâtive des syllabes aiguës), est assurée. Manque, à notre goût, la capacité d’insuffler un brin de mystère à ce personnage, qui peut très bien n’être pas le niaiseux univoque ici privilégié.
Jérôme Varnier en Arkel a une voix riche (belles résonances, notamment lors du I 2) ; mais il semble un peu court dans les parties vraiment graves que ses dernières apparitions sollicitent. Sylvie Brunet-Grupposo fait une apparition bénigne en Geneviève ; Yniold est bien tenu par Dima Bawab ; et Luc Bertin-Hugault, comme à son habitude, joue avec fermeté ses rôles secondaires, en l’occurrence celui de berger hors champ annonçant l’abattoir, et celui de médecin pour femme en phase terminale.
Cependant, on se laisse surtout séduire par le Golaud de Laurent Alvaro. Le chant est maîtrisé, la voix puissante quand elle le doit, et le chanteur laisse percer l’acteur qui est en lui – c’est vital pour un personnage pétri de contradictions que la mise en scène tente d’écraser – ainsi, il ne nous souvient pas, contrairement à ce qu’exige lourdement de lui le metteur en scène, qu’il soit celui qui oblige les deux lovers à s’embrasser. Une belle prestation, mais qui ne masque pas la difficulté de la plupart des chanteurs à passer par-dessus l’orchestre. Dès que celui-ci joue un peu fort, les mots tendent à disparaître. Assurément plus un problème de direction que de chanteurs, dont aucun n’a usurpé sa place !
En conclusion : en dépit de circonstances techniques peut-être crispantes pour les artistes (quand le rideau va-t-il remonter ?), impossible de ne pas apprécier la qualité de cette exécution, notamment l’effort de diction de chaque intervenant… et tout aussi impossible de ne pas rager en regrettant la faiblesse de cette production, rayon mise en scène. De quoi remettre à plus tard l’espoir de voir, un jour, un Pelléas et Mélisande doté d’un joli casting et d’une dramaturgie aussi séduisante que la nuisette de Karen Vourc’h.

Karen Vourc'h à l'Opéra Comique. Photo : Josée Novicz.

Karen Vourc’h à l’Opéra Comique. Photo : Josée Novicz.