Orlando Bass, “Préludes et fugues”, Indésens – 5/8

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Première du disque

 

Huit actes qui, à force

  • de susciter l’intérêt,
  • d’inspirer l’enthousiasme et
  • de réjouir en partageant des raretés plus que plaisantes,

relèvent le niveau d’attente à chaque nouveau prélude-et-fugue interprété par Orlando Bass : voilà le danger de cette saga dont le cinquième épisode se prépare à fricoter avec la “Passacaille et fugue”, l’opus 36 de Michel Merlet. En termes musicologiques, le diptyque en question est ce que l’on appelle, par euphémisme, une maudite grosse vacherie. Notez bien qu’il ne s’en cache guère et s’en repent encore moins ! Le bougre est conçu pour cela, ayant été commandé par le concours Marguerite Long auquel concourent peu de musiciens restés plantés à égrener les mouvements lents du volume 2 des Classiques favoris du piano. La partition est entièrement écrite sur trois portées, et les trois sont bien remplies voire, dans la fugue, débordent.
La musique s’appuie sur un projet théorique simple et complexe. Simple, car elle tournicote autour des notes représentant Tony Aubin, le dédicataire de la pièce. C’est simple. Complexe, car,

  • on ne peut pas faire rentrer vingt-six lettres dans douze échelons chromatiques, il faut donc inventer un système complémentaire 
  • ce système est tempéré pour les besoins de la cause, dans la mesure où cette transcription conduisait à répéter deux notes (le O et le N sonnant identiquement sur le piano) ;
  • l’auditeur qui voudrait repérer l’ensemble des citations de la cellule “TONY AUBIN” aurait fort affaire tant elle glisse d’une main à l’autre, se déforme et se reforme sur des métriques et, évidemment, des hauteurs différentes.

Toujours là pour suivre la musique, en esquivant la polémique très collège de France entre Pascal Dusapin, d’un côté, Jérôme Ducros et Karol Beffa de l’autre, sur “la bonne composition contemporaine” ? Allons-y !

 

 

La passacaille s’engage sur un tempo “molto sostenuto ed espressivo” où le prénom et le nom ou le nom seul du dédicataire devient balancement.

  • Netteté des trois voix,
  • précision des touchers,
  • délicatesse de l’atmosphère et, bientôt,
  • naturel de l’agogique

saisissent. Même non spécialement frotté de cours d’harmonie et de science compositionnelle, l’auditeur suit sans regimber Orlando Bass dans son parcours

  • têtu et orageux,
  • contrasté et cahotant,
  • décidé et volontiers lunatique.

Dès le début du premier mouvement, l’on peut abandonner les craintes d’une pièce uniquement circonstancielle : l’interprète nous convainc que cette musique a bien d’autres intérêts que sa vocation circassienne. La poésie du propos sourd

  • de l’itération obsessionnelle du motif,
  • des brutales embardées qui électrisent les petites saucisses du musicien,
  • de l’irisation harmonique qui se dégage derrière la rigidité de la passacaille et
  • de la capacité du pianiste à
    • nuancer,
    • caractériser et
    • colorier chaque segment sans perdre de vue l’unité du geste compositionnel.

Car c’est bien cela que l’on attend d’une passacaille : moins une montée en intensité qu’une démonstration

  • d’inventivité formelle et rythmique,
  • de créativité mélodique et harmonique, ainsi que
  • d’art associant savoir-faire, connaissance de l’instrument et stylistique personnelle,

permettant à un compositeur, par le truchement de son interprète, de

  • dévoiler,
  • révéler,
  • inventer presque au sens aventurier du terme,

quelques-uns des milliards de possibles environ celés dans un même motif qui va être mâché et remâché jusqu’à rendre gorge. Ici, Michel Merlet associe notamment

  • la profondeur des atmosphères que suscite une pédalisation rigoureusement notée,
  • le charme des à-coups libérant la virtuosité digitale et empêchant l’écoutant de s’engoncer dans l’hypnose que maintes passacailles savent exploiter, et
  • le scintillement du spectre pianistique allant de l’ultragrave au suraigu.

Une fois la cellule matricielle bien identifiée, il n’hésite pas à la fondre dans l’harmonie et à la partager sur différents registres, charge à l’exécutant d’aider l’auditeur à s’y retrouver grâce à des variations

  • d’intensité,
  • d’accentuation,
  • de phrasé et
  • de respiration.

Ainsi, ne perdant pas une miette de ce conte prenant, nous pouvons jouir des

  • effets d’écho,
  • flux et reflux,
  • perturbations rythmiques
    • (changements de mesures, de caractère ou de tempo,
    • arpèges,
    • appogiatures,
    • notes pointées ou tenues,
    • triolets frottant contre la binarité du mouvement…)

jusqu’à un épisode enflammé qui prend le temps de s’apaiser avant de se jeter dans la fugue à 176 la croche (bien qu’il y ait sans doute plus de triples que de croches).

 

 

Si la complexité d’une écriture écumante désamorce le plaisir d’une polyphonie conventionnelle, elle lui substitue

  • une énergie,
  • une inventivité et
  • une appétence pour les
    • remous,
    • secousses,
    • rebonds et
    • rebondissements

qui paraissent inépuisables. Un peu comme pour un combat de boxe, on est bien content d’être sur notre siège plutôt que sur le ring, d’autant que nous avons une vue parfaite sur le match qui ligue plus qu’il n’oppose le piano au pianiste. Notre saisissement est alimenté par

  • la valse des mesures (2/8 à 5/8),
  • l’exploration des différents registres,
  • les changements de couleurs obtenus par
    • des effets d’asynchronisation d’une précision démente,
    • une palette vertigineuse de registres qui se bousculent,
    • des contrastes de pédalisation et de non-pédalisation, ainsi que par
    • le picorage, et hop, effectué par le compositeur-coq dans le vaste ramequin des attaques, nuances et phrasés envisageables.

Le feu semble-t-il s’apaiser çà ? Le voici qui couve puis qui reprend là avec une vigueur nouvelle. Qu’importe si la partition recèle des finesses d’écriture proprement inaudibles – le compositeur s’amuse à associer des mouvements

  • droit,
  • contraire,
  • rétrograde et
  • rétrograde contraire, si si,

pour bien malaxer la traduction musicale de TONY AUBIN et de NIBUA YNOT. Pour nous, auditeur moyen, ce ne sont là que des astuces pour alimenter le brasier musical en espérant, vicieux que nous sommes, qu’il occasionne un maximum

  • d’escarbilles,
  • d’explosions et
  • de dégâts

car nous ne manquerons pas, la passacaille revenue en mode

  • survolté,
  • martial et
  • conquérant,

de venir contempler ces cendres avec la mine de circonstance devant la webtélé locale avide de réactions à vide. En somme, portée par des doigts, un cerveau et des intuitions exceptionnels, la maudite grosse vacherie s’est transformée en bouillonnement volcanique dont Orlando Bass sait musiquer, avec le brio tranquille du musicien

  • sans peur,
  • sans reproche et
  • sans souci

de ménager la mollesse que nourrissent habitudes et conventions dans lesquelles nous, mélomanes satisfaits, aimons confire nos esgourdes,

  • l’exultante folie des geysers,
  • l’exaltante variété de la palette embrasée,
  • l’excitante vibrance de la lave qui dévale en grésillant et
  • l’excellente volonté de puissance qui rend le feu
    • si dangereux donc si fascinant,
    • si symbolique donc si insaisissable,
    • si vital donc si parfaitement mortel.

L’acte prochain sera écrit par Sergueï Taneyev. Hâte, évidemment !


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