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Pascal Vigneron est presque autant polémique que musicien, ce n’est pas la moindre de ses qualités. En clair, l’ex-frère des Lumières, comme il se décrit, résolument rentre-dedans, a atteint un stade où les rageux ne l’atteignent plus vraiment. Il se moque des lèche-culs comme des aboyeurs. Il fait son bintz, c’est tout. Est-ce une présentation réductrice pour celui qui, sous ses airs d’Obélix ronchon, cache une réelle volonté de musiquer sans cesse, quitte à froisser les bien-pensants que ses projets chagrinent ? Pour parer à cette hypothèse, étayons cette esquisse de portrait.

  • Grand manitou de l’orgue de Toul, Pascal Vigneron en est le « technicien-conseil ».
  • Il blinde la cathédrale dès qu’il y organise un concert sur fonds publics.
  • Il joue même hors des églises grâce à un orgue Virtualis qu’il ne cesse de perfectionner.
  • Il a été célébré comme trompettiste et revendique néanmoins, preuves à l’appui, d’être organiste de haut niveau, ce qui constitue un crime de lèse-majesté pour les organistes natifs.
  • Il prétend que l’accordéon, c’est un instrument pas que de torture (alors que tout le monde sait combien ce truc est à la fois vilain et insupportable, mais surtout vilain, et surtout insupportable aussi)?
  • Surtout, quand on le rencontre, bien que porteur d’une carte de policier national, il boit de l’eau chaude avec des plantes : si ça, c’est pas être polémique…

Ce personnage récurrent du présent site, venu interpréter “les Goldberg” à Saint-André de l’Europe sur son instrument ne se contente pas d’irriter ses pairs par ses succès, sa faconde, son pedigree : il avance, il ose, il propose. Le voici donc qui publie un nouveau disque, enregistré en 2016, juste autour de la restauration du mastodonte. Objectif : glorifier l’orgue (à tuyaux) de Toul, à travers un programme non chronologique zigzagant de Couperin à Messiaen.
Le disque
commence par deux extraits de la « Messe à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Festes Solemnelles » de François Couperin (mon pauvre François, si tu savais ce qu’est une feste solemnelle nowadays, bref). Anticipant le mépris des gens bien du sérail, le zozo choisit deux pièces avec pédale obligée. Premier extrait, le Kyrie “en plein chant” et en taille est pris résolument alla breve, comme l’exige la partition. Telle que nous la percevons, la prise de son ne permet pas de distinguer clairement et distinctement la pédale, mais l’énergie de la prise ouvre utilement le disque. Ensuite, on fait un bond jusqu’au milieu de la messe, direction le Benedictus qui sert d’élévation avec un “chromhorne en taille”. Si l’écoute ne nous convainc pas que l’orgue de Curt Schwenkedel (et non Scwhenkedel comme l’écorche le livret, plats 1-4 compris), remixé par Yves Koenig en 2016, soit Couperin-compatible tant les fonds peinent à dessiner une ligne qui nous happe, on apprécie le souci de ne pas jouer autrement que “sostenuto” comme l’exige la partition. Les ornementations sont respectées avec sobriété – la répétition des “ré” est ainsi assumée sans mordant. Sans doute les experts chougneront que respecter ce qui est écrit revient à ne point comprendre l’art de Couperin mais, comme ils auraient chougné que le mec n’est pas capable de respecter la partoche dans le cas contraire, ils ne nous importent guère.
Enchaînée, le tube de l’orgue – les Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 – nous replonge dans les légendes qui auréolent ce golden hit : peut-être n’était-il pas de Bach ; mais peut-être aussi le jeune Johann Sebastian l’aurait composée pour séduire les nénettes le venant visiter à la tribune, d’où certaines figures spectaculaires qui, comme on disait au dix-neuvième siècle, “font beaucoup d’effet” quand elles sont bien menées. Quoique peu soucieux d’esbroufer, l’interprète attaque la toccata sans mollesse. Les premières doubles croches en écho sont sérieuses, genre début de soirée quand on a plutôt bu du Pschitt qu’un punch arrangé. L’auditeur apprécie la différenciation des registrations, et les amateurs de pyrotechnie repasseront. Pascal Vigneron privilégie la netteté au détriment du wow, comme l’indiquent par ex. ces triolets joués détachés, renforçant l’effet moche d’un si bémol (juste sous la portée en clef de sol) qui bzzz, comme qu’on dit en termes techniques – enfin, je crois.
Le retour d’un legato dans le début de la fugue séduit, même s’il se libère à l’approche de l’entrée de la pédale pour revenir à une clarté certes rigoureuse mais que l’on eût rêvé plus ébouriffante (on a compris que, ici, c’est pas le projet). Cohérent, le projet d’exécution précise fonctionne néanmoins avec efficacité car le travail sur la régularité et le doigté paye. Le retour de la pédale en do mineur est un modèle du genre : c’est précis, ça n’en fait pas des caisses, ça joue les notes et ça avance ré-gu-lier. Prétendra-t-on que l’on est séduit par tous les détachés qui suivent ? Bah, la réponse est dans la question, je fais qu’un voyage. Mais Pascal n’est pas un sentimental exacerbé. Il joue ce qu’il a à jouer avec sa technique, solide, et le maximum d’honnêteté. S’il laisse vibrer la musique, c’est dans les dix secondes de résonance en fin de bal. Ce souci de s’effacer, d’une certaine manière, derrière le texte, participe de sa patte artistique.
On retrouve cette force-qui-va dans le célèbre choral “Nun komm der Heiden Heiland” BWV 659, qui valorise tant la maîtrise de l’organiste que le solo du cornet émergeant d’un redoutable accompagnement. Nulle sensiblerie dans cette supplique au Seigneur des païens (point de ritendo final ni de dilatation de certains morceaux de phrases), mais de judicieuses options comme ces triples croches jouées telles une dégringolade qui permet de prendre son élan (1’58).  Le splendide “Erbarm’ dich mein, o Herr Gott” BWV 721 (titre fautif sur le plat 4) est alors joué dans sa version pour deux claviers et pédale – une version manualiter, fondant le solo dans la main droite, existe. Tempo soutenu pour cet ample Kyrie confié à la trompette de chamade, qui permet à l’auditeur de continuer à se promener dans les couleurs de l’orgue de Toul. La prise de son rend cette fois raison de l’opposition entre la puissance de la soubasse de 32 pieds associée aux fonds, et le solo. L’interprétation, digne de la devise d’Anne de Montmorency (“Aplanos”, droit, sans dévier) convient à la fois :

  • à la confiance dans la pitié du Tout-puissant ici exprimée,
  • aux types de jeux disponibles sur l’instrument, et
  • au caractère de l’interprète.

 

Pascal Vigneron. (c) Quantum.

Ayant démontré qu’il sait jouer, Pascal Vigneron peut prendre un risque : celui de jouer une œuvre triplement impie car

  • profane,
  • pas écrite pour orgue,
  • exigeante en termes de précision et de concentration mais pas ultradifficile à monter.

La notice, aussi intéressante que révélatrice de l’interprète par sa formulation pédagogique (ce n’est pas une insulte même si, parfois, la profusion nous perd comme quand on nous apprend que Jean Giroud est “né à Pont-Audemer le 19 avril” ou que le premier prof de musique de Mendelssohn “fut Carl Friedrich Zelter”, ce qui est sans doute signifiant pour beaucoup mais pas pour nous), approfondie et directe, trahit le projet exploratoire qui motive ce disque : nous allons fureter du bourdon au plein jeu, et de la montre du grand orgue à celle du positif. Les reprises sont idéales dans cette perspective pour sautiller d’un clavier à l’autre, donc d’une intensité à une autre. En effet, pour avoir joué, enregistré et rejoué les Goldberg, Pascal Vigneron sait comment guider son auditeur dans une partition cousue de reprises. Placer ici cette pièce est extrêmement judicieux :

  • elle tranche avec le type de pièces exécutées jusqu’ici ;
  • elle met un peu de pétillance dans ce monde si solennel de l’orgue ;
  • elle permet d’apprécier la notion de registration en offrant des surprises à l’auditeur (troisième et quatrième variations).

La prise de son, un peu trop proche, peine, selon ce que l’on entend, à rendre l’équilibre main droite – main gauche (sixième variation), mais cette respiration n’en demeure pas moins bienvenue… avant de plonger dans les Prélude et fugue en Sol op. 37 de Felix Mendelssohn. Le prélude, deuxième de la série, permet d’entendre la voix humaine. Fidèle à sa ligne de conduite, Pascal Vigneron déroule franco de port cette pastorale où il voit des échos des chorals de Lepizig. Pour la clarté du discours, il veille à faire respirer la pédale et à ne pas gâcher la dynamique ternaire par d’impudents ralentis. La fugue, ouverte par le pédalier, ne lambine pas tout en ménageant habilement ses surprises en chamade – d’autant que le mi bémol (3’36) bzzz un brin lui aussi. Des respirations (2’45) et des choix de registration (donc d’interprétation, notamment pour les dix derniers temps !) permettent  de faire un peu chanter ce contrepoint serré à défaut d’être bouleversant.
On pourrait croire que Jean Giroud, cheval de bataille de Pascal Vigneron, va secouer cette joliesse avec sa Toccata pour l’élévation. Foin des clichés. Ici, en dépit du terme de “toccata”, généralement associé avec virtuosité et volume sonore, c’est le recueillement qui prime dans une forme d’apparente improvisation-paraphrase autour d’un motif de type mélodie grégorienne. Belle respiration et belle transition vers Charles Tournemire dont l’écriture a souvent préfiguré les chemins harmoniques ici empruntés.
Car voici venue l’heure du Deuxième choral alléluiatique. D’emblée, on comprend le choix : ça secoue et, pour une fois, le rigoureux Pascal Vigneron ose se lâcher même si, bientôt, les boîtes fermées font leur office pour donner à l’auditeur l’idée de la richesse harmonique de mister Tournemire, fors la simplicité du thème ; de la capacité de contraste de l’orgue et la solidité de l’interprète. Charles Tournemire n’a pas son pareil pour tirer un maximum d’un thème sans intérêt, fût-il enrubanné du label “grégorien”. Le résultat est magnifique, et rendu avec une énergie et une science du son (résonance, contrastes, dynamique) fort sapide – sans que l’on s’emballe jusqu’à la taxer de “plus belle page pour orgue du vingtième siècle” comme le propose l’interprète.
Le Banquet céleste d’Olivier Messiaen, quasi contemporain du un tout p’tit peu moins connu Jean Giroud, occupe une place de choix. Pièce symphonique à l’origine, comme le rappelle l’interprète, cette hénaurmité du répertoire s’épanouit dans sa dimension contemplative. C’est inattendu sur un orgue résolument récent, mais cela sonne merveilleusement et, gâteau sous la cerise, sans ostentation. Le résultat est aussi inattendu qu’appréciable.

 

Tube des organistes un peu charpentés, la Toccata d’Eugène Gigout est toujours aussi géniale, avec son énergie et son crescendo hénaurme. Pascal Vigneron prend soin de différencier les évolutions a contrario des versions cherchant à tuiler les paliers. Le rigoureux zozo refuse la progression harmonieuse et privilégie la netteté des mutations. La prise de son très proche empêche de profiter du tutti final mais valorise la précision contre l’impressionnisme souvent privilégié.
En bis de ce récital, Pascal Vigneron propulse un concerto de Haendel qui “conclu” (sans “t” selon le livret, celui qui n’a jamais fauté se gaussera, l’heureux fripon) le récital de démonstration. En dépit du nom honni des modernes, il propose un “Pomposo” efficace et net qu’il dirige tout en le motorisant avec son détaché qui ne s’emberlificote d’aucune difficulté ni d’aucune lourdeur d’écriture (3’22). Le mini Adagio  envahi par l’orgue seul sonne sec, sans fioriture, ce qui n’est certes pas une critique pour une virgule dont la richesse harmonique reste relative. L’orchestre propulsé à la tribune pour l’occasion ne manque pas de lyrisme dans le troisième mouvement dit “A tempo ordinario” qui permet, surtout, à l’orgue de montrer ses capacités et d’accompagnateur et de soliste. Le jeu sur le détaché re-marque la patte vigneronnique qu’agrémente un souci sérieux d’ornementation. La prise de son, intelligente, restitue la place d’un orchestre joyeusement conclusif.
En somme, un disque qui donne envie de connaître en vrai l’orgue de la cathédrale de Toul. Dans la mesure où, certainement, c’était son projet, sera-ce enfin un disque réussi ?