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Jean-François Millet, “Le Bouquet de marguerites” (vers 1871). Photo : Rozenn Douerin.

 

C’est à une série de jeux de dupes qu’invitait le musée d’Orsay à travers l’exposition Pastels, de Millet à Redon. Le premier jeu de dupes est celui qui consiste à contourner l’acception courante d’exposition, laquelle désigne la réunion d’œuvres de provenances diverses autour d’une thématique, d’une période ou d’un artiste. La présente exposition, centrée autour du médium qu’est le pastel et concentrée autour de la période réservée au musée d’Orsay (milieu du dix-neuvième – tout début vingtième), présentait des pièces exclusivement tirées de l’exceptionnelle collection du musée d’Orsay. Une centaine d’œuvres, soit un cinquième des réserves, était livrée à la curiosité du public.
Il s’agit donc davantage d’une valorisation du patrimoine que de la création d’une collection provisoire, mais même cette affirmation est un deuxième jeu de dupes, tant la présentation des pastels est complexe, la commissaire jugeant que, après une telle exposition, les pastels doivent être préservés pendant trois ans. Autant dire que c’est une chance rare de découvrir ce florilège avec ses facéties dont témoigne le tableau initial reproduit supra : il représente une série de cadres sertissant un bouquet de marguerites derrière lequel se cache presque la fille de Jean-François Millet… qui s’appelle Marguerite. Il est même suggéré d’y voir une métaphore du pastel au dix-neuvième siècle, quand le médium s’émancipe de son genre de prédilection – le portrait – pour s’aventurer sur de nouvelles zones d’exploration, telles que le paysage, la nature morte, la scène de genre, les intérieurs, etc.

 

George (sic) Desvallières, “Portrait d’homme” (1891), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Pour autant, le portrait ne disparaît pas du champ des pastels. Le genre est trop riche pour cela. Aux représentations d’une impressionnante virtuosité, façon Edma Pontillon-Morisot par Berthe Morisot ou Mme Zola par Édouard Manet, s’ajoutent les portraits qui assument davantage la spécificité apportée par le pastel : effets graphiques, mouvements, travail sur la matière, etc. S’associent l’épaisseur du pigment, la vigueur du geste et la virtuosité technique, qui n’est plus seule en cause. Ainsi, dans le “Portrait d’homme” de George Desvallières, la recherche de l’illusion du réel se dérobe quelque peu devant l’aventure d’un graphisme qui s’approprie pour partie le sujet représenté, sans chercher à être ce miroir que l’on promène le long d’un humain.
Aussi le portrait au pastel croque-t-il aussi bien des notables que des vedettes et des anonymes.

  • Il s’attarde sur des drapés plus que sur des visages,
  • il investit l’arrière-plan sans craindre certaines audaces
    • (flou,
    • surcharge,
    • approximations opposant la netteté du personnage et l’à peu près de ce qui l’entoure), et
  • il joue volontiers de la tension propre au médium.

Car c’est un autre jeu de dupes proposé par le pastel : cet outil ne ressortit ni du dessin (même si le crayon, entre autres, lui prête main forte à l’occasion) ni du tableau. Si certains effets waouh naissent de ce que des œuvres créées au pastel ressemblent à s’y méprendre à des peintures à l’huile, d’autres pièces fascinent par la manière dont, au contraire, elles s’approprient le médium pour honorer sa spécificité.

 

Karl Bennewitz von Löfen, “Portrait d’Yvette Guibert” (1899), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dès lors, le pastel inscrit le portrait dans un spectre de sujets et de projets dont l’exposition du musée d’Orsay soulignait avec pertinence l’élargissement et l’enrichissement dans la période historique concernée. Ainsi de l’autoportrait “en trompe-l’œil” de Jean-Marie Faverjon qui dissimule l’artiste derrière une peinture aux motifs mythologiques, de même que les marguerites celaient la Marguerite. On entend presque la Castafiore crier : “Est-ce toi, Marguerite ?” tant la question de la représentation devient prégnante à mesure que l’on avance dans l’exposition. Et cette quasi illusion sonore, si elle ne travaille pas l’ensemble des œuvres présentées, n’en retient pas moins l’attention car elle poursuit la question posée par les jeux de dupes.
Au fond, le pastel donnant l’illusion d’une peinture n’est ni plus ni moins qu’une version spéculaire de la peinture donnant l’illusion du réel. Un dessin de pipe est-il une pipe, nom de nom ? Plus précisément, à partir de quand un dessin de pipe est un dessin de pipe ? L’effet de réel, l’impression de vérité, le mirage d’une forme de réalité sont des questions stimulantes que pose avec acuité cette exposition. Un exemple : “La petite gardeuse de porcs” de Paul Gauguin tire vers l’épure la représentation d’un visage constitué de quelques traits. Cette épure est un jeu de dupes car elle profite d’une abondance liée à la spécificité du médium. En effet, le pastel permet aux artistes de talent d’exprimer le réel grâce, notamment,

  • à la vivacité des traits verticaux,
  • à la surcharge de certaines lignes de démarcation,
  • à l’opposition entre les accumulations de pigments et les zones plus légères, et
  • au dialogue que nouent
    • les formes,
    • les traits,
    • les couleurs et
    • le grain.

 

Paul Gauguin, “La petite gardeuse de porcs” (1889), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Tout se passe comme si le pastel, fréquenté de longue date par les artistes, se révélait peu à peu comme un médium spécifique – non plus en concurrence avec l’huile, et non plus appliqué à quelques sujets très balisés donc très limités. Les artistes ne sont plus dupes et nous dupent d’autant mieux. Si la bretonnitude vestimentaire inspire Charles Milcendeau, elle permet à Odilon Redon de transformer le visage de son fils en celui d’une Bretonne à la coiffe bleue. Si le pastel est l’art du trait donc du mouvement, il permet à Giovanni Segantini, par oxymoron, de planter les porteurs de fagots dans une fuite impossible figurée avec une force impressionnante. En effet, les traits des énormes fagots que portent les travailleurs s’ancrent dans les traits du sol où s’enfoncent les traits représentant les travailleurs happés par l’obscurité du “dernier labeur du jour”. On ne résume pas mieux la fatalité ensuquante que vivent les laborieux, que les tâches pénibles fixent sinon à leur terre du moins à la misère d’une absence de choix.
Le monde du travail – le monde, en somme – s’ancre profondément dans l’art du pastel à travers le mélange du portrait et du paysage. Le magnifique “Départ pour la pêche” de Piet Mondrian illustre cette tentation de la fusion puisque non seulement il mêle portrait et paysage, mais de surcroît il mêle pastel, aquarelle et fusain. Or, cette double fusion montre bien que le médium n’est pas neutre. Il raconte en soi une histoire. Il porte une idée de la représentation. Il pose déjà une perspective. C’est un énième jeu de dupes qui rend si palpitant le pastel : en s’autonomisant, il devient un outil artistique dont les spécificités peuvent être mêlées aux spécificités des autres média.

  • Les à-plats généreux de l’aquarelle,
  • la rigueur sans concession du fusain et
  • la dynamique roborative du pastel

se frictionnent, se défient, se complètent, se chevauchent et témoignent d’une créativité artistique qu’il est joyeux de contempler.

 

Piet Mondrian, “Départ pour la pêche” (vers 1900). Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…