Pierre-Marie Bonafos, “Tableaux d’hier et d’aujourd’hui”, Conservatoire de Genevilliers, 25 mars 2022

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Pierre-Marie Bonafos. Photo : Rozenn Douerin.

 

Même pas une provocation : le projet russe fomenté par Pierre-Marie-Bonafos n’est pas né en réaction contre la chienlit russophobe répandue par les puissants et prolongée par les yesmen. Il plonge ses racines dans le désœuvrement lié au confinement. L’artiste-prof-de-jazz décide alors d’arranger rien moins que les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski. Ce 25 mars 2022, il en a présenté une version pour octuor. D’un côté, Florian Chabbert joue la version originale, donc pour piano, des Tableaux by Modeste Moussorgski ; de l’autre, un septuor jazz enquille

  • paraphrases,
  • variations,
  • commentaires et
  • improvisations

autour des thèmes tout juste sortis de la cogne des marteaux contre les cordes.
La première Promenade est prise à un tempo décidé – et avec nuances – par le piano. La réponse est lancée par l’énonciation du thème à la clarinette basse, l’un des trois instruments (avec le saxophone soprano et, par délégation, le septuor qu’il a fomenté) dans lequel soufflera PMB ce soir. « Gnomus » offre à Florian Chabbert un boulevard pour laisser goûter au public – l’auditorium est blindé, ce soir-là – accents et touchers variés. La clarinette basse lui répond en citant le standard « Caravan », puis le septuor s’ébroue et déploie une complexité rythmique saisissante, avec breaks riches et effets de synchronisation obligés. La deuxième Promenade est investie par le sax version cellule minimaliste – une tactique souvent dévolue au marimba de Quentin Dubreuil, ce soir –, avec ruptures et récurrences. « Il vecchio castello » associe balancement et mélancolie sous les doigts du pianiste. Quentin Dubreuil suscite une boucle rythmique en manière de tchatchatcha, que la cymbale d’Hector Gomez fragilise avec art… avant que PMB ne claque son impro obligée.

 

Florian Chabbert vu par Rozenn Douerin

 

La troisième Promenade et « Tuileries. Disputes d’enfants après jeux » présentent un piano délicat. La légèreté des doigts valorise l’énoncé du texte entre respect du tempo et sens élégant de la respiration. Puis Quentin Dubreuil et PMB entament un dialogue que troublent bientôt des accents caribéens, parfaits pour pimper les nombreuses mutations de caractères ménagées par un arrangeur très confiant dans l’art et l’exactitude de ses complices. « Bydło » dessine un piano partagé entre percussivité, nuances brèves et contrastes, puis avalé par le decrescendo final. La réponse se cale sur l’association entre la clarinette basse et la basse de Florent Corbou. Olivier Depaix, Philippe Miller et Gilles Ferré se chargent du thème avec leurs engins alto, ténor et baryton ; puis le solo revient au deuxième nommé, et conduit tranquillement au finale recréé par l’arrangeur.
La quatrième Promenade et le « Ballet des poussins dans leurs coques » ouvrent sur une facétie sautillante associant rigueur et feeling. La promenade est ensuite réinvestie par le quatuor de saxophones, auquel se joignent les maillets de Quentin Dubreuil et la basse de Florent Corbou. Dans une ambiance tutoyant la java, Pierre-Marie Bonafos, en chef d’orchestre, incite ses partners à la nuance. Tandis qu’une jeune femme qui s’est tantôt exfiltrée de la salle surchauffée revient probablement du Carrefour proche avec une bouteille d’eau, suscitant la jalousie de toute l’assistance, PMB crache un solo auquel succèdent des sursauts rythmiquement riches. « Samuel Goldenberg et Schmuyle » incite Florian Chabbert à caractériser avec gourmandise les différents moments de la partition. La clarinette basse lui répond avec un rythme alla Mancini, versant « Panthère rose ». L’arrangement est efficace : un gamin noir dodeline de la tête en écho, limite tenté par un headbanging avant que sa mère ne le morigène. C’est du jazz, mais bon, on est dans un conservatoire, que diable.

 

Hector Gomez, Olivier Depaix, Pierre-Marie Bonafos et Florent Corbou. Photo : Rozenn Douerin.

 

La cinquième promenade permet au pianiste de démontrer que, entre forte et fortissimo, il y a un large spectre de nuances à malaxer. Quentin Dubreuil et le quatuor de saxophones travaillent, eux, sur des cellules clairement définies – cette stratégie d’écriture fait évidemment écho à la cyclicité de l’œuvre originelle qui sautille de promenade en promenade. Le respect des redoutables cahots rythmiques suscite l’enthousiasme d’un PMB en feu, saluant ses collègues d’un « YES ! » tonitruant et allant jusqu’à chorégraphier son feu intérieur. Soyons clair : ce mec ne ferait pas un bon remplaçant pour les dates que les crétins ont annulées à Valery Gergiev. Il n’en est pas moins efficace ! En dépit des difficultés hérissantune partition impressionnante

  • d’inventivité harmonique,
  • de créativité rythmique et
  • de sens du dialogue entre différents genres de musique,

la sauce prend même au sein du combo : on apprécie de voir et d’entendre que Hector Gomez et Florent Corbou se lâchent un brin tandis que Philippe Miller claque son solo avec énergie. L’intensité sonore ainsi suscitée est maligne : elle secoue la foule et déchaîne son enthousiasme.
« Limoges. Le marché. La grande nouvelle » exige du pianiste, autant que possible, célérité et tonicité. Les spectateurs pourvus de parapluies enfoncés dans leur fondement stabilotent peut-être les inexactitudes qui font, au milieu de tant de précision, le charme du concert ; les autres se gobergent d’une vivacité sans calcul dont chaque auditeur peut se gorger avant de reprendre le cours de sa vie normale. Or, le septuor prend le contrepied de cette trépidance. PMB, intenable, continue de vouloir explorer les multiples possibles du rythme. Nous voici en territoire quasi bossa relax. Or, qui dit esprit bossa – surtout libéré des insupportables susurrations proférées par les pseudo vedettes ministérielles du genre –, dit exploration harmonique. Le solo du leader prolonge intuiti personae cette profondeur jusqu’à l’extinction du son.

 

Gilles Ferré et Philippe Miller. Photo : Rozenn Douerin.

 

La partie latine du show associe « Catacombae. Sepulcrum romanum » et « Cum mortuis in lingua mortua ». Elle met en valeur le sens de la gravité du pianiste, renforcé par un usage fin de la pédale de sustain dans un auditorium agréable mais très peu résonant). Originalité du réinvestissement thématique : il s’appuie sur le contraste entre main droite et main gauche. Quentin Dubreuil et PMB endossent un prélude énigmatique. Le thème de la promenade est (re)traité en ternaire de façon hypnotique. Percent la tentation d’un appétissant mode orientalisant et le goût de l’arrangeur pour les contrastes, avant que la pulsation ne transcende la troisième partie du commentaire.
« La cabane sur des pattes de poule », qui rend hommage à Baba Yaga, et « La grande porte de Kiev » donnent à Florian Chabbert l’occasion d’associer virtuosité et équilibre sans omettre de faire entendre la tension sous-jacente. Celle-ci ouvre la voie au leitmotiv, énoncé de façon grandiose mais non univoque. PMB et sa banda se risquent alors à traduire l’original en swing. S’enquillent

  • une tournée de soli,
  • une variation de caractères,
  • un rappel du thème,

et le triomphe public est assuré.

 

Quentin Dubreuil vu par Rozenn Douerin

 

Un facétieux « Embarquement pour Cythère » de Francis Bonafos conclut l’affaire et confirme la science de Pierre-Marie Poulenc. Celle-ci fusionne l’artisanat avec l’art dans un projet audacieux et superbement endossé par des musiciens superlatifs. Les comparses du revisiteur ont accepté de s’embarquer dans une aventure dont la richesse, celant la complexité qui la fait vibrer, se marie harmonieusement avec l’accessibilité.
Intéressant, plaisant et impressionnant !