Pierre Réach joue Harlap et Beethoven, Synagogue de Copernic, 10 mars 2024 – 1/3

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Pierre Réach, le 10 mars 2024 à la synagogue de Copernic (Paris 16). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans un monde volontiers cynique et arrogant qui, forcément, nous contamine, un récital de Pierre Réach peut servir de salutaire rappel à l’ordre. En effet, le pianiste n’est jamais là où on l’attend. Ce dimanche de mars, bien que l’on ait eu l’occasion de fréquenter un peu le personnage,

  • on s’apprête à écouter une figure tutélaire forcément tenue à une exécution de bon aloi, les années, les honneurs et l’aura exigeant – suppute-t-on – une forme de sévérité plus chic que choc ;
  • on imagine voir un artiste bridé par l’émotion que l’attentat du Hamas et la violence inouïe déclenchée en écho font singulièrement planer dans les lieux de culte israélite ;
  • on anticipe un Beethoven rodé voire érodé par des dizaines d’années de pratiques et une intégrale dont le troisième coffret est sur le point d’être commercialisé.

La suite nous donnera tort sur ces trois points, à commencer par sa supposée monomaniaquerie beethovénique. De fait, le concert s’ouvre sur la création de sept préludes d’Aharon Harlap, retenu en Israël.

  • Le premier se révèle harmonieux mais semble refuser la joliesse en accolant une série de fragments dont l’interprète tâche de proposer une cohérence sonore.
  • Le deuxième, plus grave, paraît travailler l’art de dénouer de façon consonante le plaisir de l’intervalle de seconde.
  • Le troisième est un presto auquel les notes répétées donnent un aspect presque hispanisant, Pierre Réach lovant la précipitation inquiète du mouvement dans une pédalisation harmonieuse.
  • Le quatrième profite sans fausse pudeur d’un rythme appuyé de danse populaire, associant des registres contrastés et tirant pour partie son efficacité de sa concision.
  • Le cinquième puise sa musicalité dans un maelström de contrastes, déchirures, suspensions, hésitations qui sabordent avec malice le développement toujours repoussé de la ritournelle matricielle – charme et frustration d’un prélude…
  • Le sixième est une méditation qui se concentre dans le médium et les graves, comme pour préparer un finale pétaradant. Et, en effet,
  • le septième laisse exploser des syncopes calées sur un swing presque gymnopédique (en moins uniforme cependant) jusqu’à la coda brusque en forme de pirouette.

En somme, de la musique agréable (c’est pas une insulte), maline et habilement troussée. L’exécution attentive et inspirée de Pierre Réach transforme ces préludes en un prologue non dénué des charmes d’un apéritif au sens étymologique du verbe aperire.
Le récital Beethoven peut alors commencer avec la Première sonate officielle de Ludwig. D’emblée, vole en éclats leur crainte d’une interprétation BCBG, sentimentaliste et passe-partout. Pierre Réach a décidé d’envoyer – du bois, la sauce, du lourd, peu importe, il va envoyer. Pour preuve, dans l’Allegro, il joue sur les contrastes entre

  • tonicité décidée,
  • envolées de la main droite et
  • accès de douceur subite

(même si cela escagasse le concertiste, on pense souvent aux accès de colère de Beethoven, moins à ces moments où le renfrogné acariâtre qu’il semble avoir été souvent tombe la grimace). En trois minutes, le musicien renvoie dans les cordes les vieilles carnes qui auraient redouté un programme déséquilibré, la première sonate n’ayant pas le prestige des sonates à titre comme “La tempête” et “L’appasionata” qui nous attendent. Renversant la table, peut-être poussé par une acoustique guère flatteuse, il privilégie la compacité sur le mignon.

  • Solide,
  • cohérent,
  • radical

est son propos qui, dès lors, pourra chafouiner ceux qui s’attendaient à une sorte de paisible promenade post-mozartique. Point de monotonie pour autant : le danger est écarté par la grâce

  • des ornements élégants,
  • des respirations qui clarifient et
  • des nuances qui séduisent.

L’Adagio voit Pierre Réach profiter d’un tempo plus recueilli pour valoriser l’harmonie grâce à

  • l’art du sustain,
  • la précision des tenues et
  • l’accentuation discrète de notes stratégiques.

À cet axe de structure s’ajoute un axe de mouvement.

  • L’articulation rigoureuse donc donnant une impression de souplesse,
  • la polyphonie claire (jadis, on appelait ça l’indépendance des doigts…) et
  • l’agogique bien tempérée

colorent le geste du pianiste. Dans le Menuetto-Allegretto, Pierre Réach profite des questions-réponses prévues par le compositeur pour ménager à la fois les contrastes attendus et les surprises qu’il décèle dans le texte. Cela peut

  • EXPLOSER via des sforzendissimi ravageurs,
  • résonner grâce à des fortissimi têtus et
  • se laisser aspirer par la tentation du silence grâce à des decrescendi de toute beauté,

l’organisation de ces trois pôles happant sans cesse l’oreille et rappelant que

  • clarté n’est pas prévisibilité,
  • structure n’est pas rigidité, et
  • répétition n’est pas photocopie.

Le Prestissimo final est le moment par excellence où une telle lecture beethovénienne peut s’épanouir. Chez Pierre Réach,

  • la célérité est roborative,
  • le groove protéiforme
    • (allant impitoyable,
    • accents sidérants,
    • motorisme rugissant) et
  • le battement des diastoles-systoles saisissant
    • (aux forte assumés répondent
    • les brusques douceurs des piani et
    • les entrelacs hypnotisants de la polyphonie).

Comme dans les préludes de Harlap, l’interprète étonne par sa capacité à exprimer la spécificité de chaque segment mais aussi ce qui les unit par-delà les différences. Outre le symbolisme humaniste impliqué par ce talent qui est aussi un savoir-faire et le résultat d’un travail dont on peine à imaginer la rigueur, cette caractéristique trahit l’avantage d’une vieille familiarité avec le répertoire. En musique, la familiarité, quand elle est saine, n’a rien à voir avec le confort à pantoufles que nous esquissions au début de cette notule. Ce n’est pas non plus cette espèce de vulgarité fade qui est un terreau précieux pour les petits arrangements mortifères mais rarement évitables des couples qui durent donc qui s’usent, incluant la négociation entre la fatigue paresseuse dopée par l’itération et

  • les devoirs,
  • l’élégance,
  • le régénérant.

La familiarité entre LvB et Pierre Réach ressemble plutôt à un éloge

  • du ressassement comme art de la compréhension,
  • du mâchonnement comme pont vers la découverte au-delà de l’immédiateté, et
  • de la reprise ad libitum comme réenchantement perpétuel de l’intimité.

Voici sans doute ce qui permet de proposer une interprétation aussi radicale, donc aussi saisissante, qui promet d’être puissamment éclairée par les deux œuvres-phares qui concluent la set-list et que nous évoquerons dans une prochaine notule.

 

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