Sabine Weyer, “Mysteries”, Miaskovsky + Bacri (Ars)

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L’intérêt d’un disque physique est, entre autres, de mettre à disposition de l’auditeur un livret. Celui qui orne le nouveau disque de Sabine Weyer ne renâcle pas devant des postures grotesques, telle la chanson connue qui se fredonne ainsi : “La musique de Nicolas Bacri, c’est quand même pas la merde contemporaine comme en joue l’EIC, id est de la daube inécoutable écoutée par juste quelques snobs.” À cette aune et ce niveau intellectuel, sans doute serait-ce bon signe d’être l’adepte de la lose, le symbole de l’abscons infatué de soi, voire, simplement, le snob de quelqu’un – surtout si ce quelqu’un est un imbécile, bien sûr. Or, l’auteur du présent livret, quelque obtus qu’il cherche à paraître – pour le plaisir benêt de la schématisation, de la caricature ou d’un consensualisme qui fleure mauvais cet entre-soi rance par lui-même dénoncé – n’est point si sot. Il le prouve en risquant une double problématique stimulante :

  • comment comprendre le continuum perceptible entre l’œuvre pour piano de Nikolaï Miaskovsky, post-scriabinien, et de Nicolas Bacri, un chouïa post-chostakovitchien ? et
  • comment comprendre, dès lors, le choix d’associer un compositeur mort en 1950 à un compositeur né en 1961 puisque, d’ordinaire, l’insertion de musique contemporaine dans un disque marqué par un créateur plus ancien fonctionne sur le principe du contraste entre modalité et déstructuration, tonalité et exploration de possibles éventuellement expérimentaux ?

Telle serait la ligne de vie proposée aux auditeurs pour ce quatrième disque de Sabine Weyer, pianiste luxembourgeoise de 33 ans. Il faut s’en saisir car ce dialogue entre Bacri et Miaskovsky, en dépit d’un titre bateau, nous embarque dans une traversée palpitante dont voici manière de journal de bord furtif.

 

 

La Deuxième sonate op. 13 en fa dièse mineur (1912) de Nikolaï Miaskovsky ouvre le bal. Le « lento ma deciso », marqué « pesante », assume son entrée en matière sans concession. Ça cogne avec, cependant, des nuances bienvenues dans les attaques, un sens patent de la dynamique et une jolie maîtrise des silences. L’Allegro affanato oppose ternaire à gauche et binaire à droite. L’auditeur se goberge du plaisir de la virtuosité associé au souci de la musicalité. Enthousiasme la qualité du piano, un Bösendorfer 280 remarquablement équilibré par Christian Schoke et capté avec art par Manfred Schumacher. Sans gommer les oppositions prévues par le compositeur, la dextérité de Sabine Weyer donne lisibilité et clarté à une partition d’apparence complexe et rhapsodique. Le flux et les cahots du discours semblent cohérents grâce à une priorisation habile des essentiels :

  • tonicité ici,
  • ligne mélodique çà,
  • grondement impatient là afin de préparer le prochain changement.

L’arrivée du « Dies irae » vers 4’39 donne ainsi à l’impressionnant flot précédent des allures de prélude endiablé. D’autant que l’énoncé du célèbre thème débouche sur une série de variations inventives harmoniquement et contrastées dans leur écriture, rassemblées dans un Allegro con moto e tenebroso. Les contrastes d’atmosphère sont peints avec un savoir-faire stupéfiant, conduisant vers le retour de l’Allegro affanato. Ce nonobstant, cette fois, la répartition de l’opposition entre ternaire et binaire alterne. Toute l’étendue du clavier s’embrase, triples croches et modulations à l’appui. Le retour de motifs liminaires et la réexposition explicite du « Dies irae » préparent l’arrivée d’une bien jolie fugue et d’une conclusion euphorisante.
Bref, la partition est animée et passionnante ; l’interprétation, elle est spectaculaire, puissante et cependant sensible. Pour le critique, seule inquiétude après un premier quart d’heure aussi époustouflant : dénicher quelques applaudissements verbaux non encore utilisés pour rendre compte de la suite.

 

 

La Deuxième sonate, op. 109 (2007-2010) de Nicolas Bacri dure 13’. Elle s’ouvre sur une cantilène d’abord monophonique puis polyphonique. D’étranges harmonies accompagnent et submergent tour à tour un motif obsédant à deux tons qu’un crescendo semble dissiper. Un jeu d’accents et de nuances accompagne la quête d’une issue, permettant d’apprécier la multiplicité de touchers de Sabine Weyer. Vers 3’07, une suspension annonce un deuxième mouvement plus prompt, toujours soucieux d’exploiter au plus riche la large tessiture du clavier.

  • Effets d’écho,
  • reprises de motifs mélodiques ou rythmiques, et
  • jeux sur des octaves ou des minifugato où l’idiome chostakovitchien s’entend

finissent par s’estomper dans un ressassement doux de la quête liminaire.
Cette rumination prend son temps pour explorer les aigus avant de se métisser de médiums et de graves. Alors qu’une apparente stabilité paraît s’opérer, l’affaire repart de plus belle. C’est moins un déferlement de notes qu’une série de vaguelettes rageuses ou sournoises, procédant à un travail de sape. Une fugue à trois voix n’échappe pas plus que les autres motifs à la pérennité des motifs à la fois

  • destructeurs (ils cassent la continuité) et
  • motoriques (ils dispensent l’énergie indispensables au discours).

Un dernier apaisement progressif apparaît vers 12’07. La dynamique inverse le scoue jusqu’à une toute dernière formule convenue, comme pour indiquer aux spectateurs que le cycle contemplatif – tonique est terminé.  Jouée avec une louable poésie et une virtuosité attentive, cette sonate captivante ne permet pas à l’auditeur de relâcher son attention…
… et c’est heureux car voici venue la Troisième sonate op. 19 (1920-1939) de Miaskovsky (disponible ci-dessous à partir de 0’44). Ce quart d’heure, largement remanié entre la première et la seconde version, s’ouvre en do mineur sur un Allegro moderato, rubato, energico. La fougue initiale semble se contenir dans un lyrisme complexe et tourmenté par

  • le tempo inégal,
  • les contrastes de dynamique,
  • les rythmes multiples qui se chevauchent et se succèdent, ainsi que
  • les nuances qui permettent de dégager manière de thème.

Au lyrique succède alors la gravité délicate que l’agitation tente vainement, dans un premier temps, de faire voler en éclats. Animation, soudaine, fermeté, expressivité bouillonnent, avec ou sans retenue, dans le piano de Sabine Weyer. Rien n’est jamais figé. Les formules mélodiques mutent ; les humeurs vont et viennent, incapables de résister longtemps ni à l’impétuosité peinant à être contenue, ni aux fluctuations de caractère, très concentrées. L’auditeur se laisse ainsi secouer, happer voire tirailler par les oppositions entre

  • les guirlandes de notes et les accords répétés,
  • les mouvements contradictoires et les unissons saisissants,
  • les récurrences thématiques parfois énigmatiques et les puissantes assertions dans l’aigu comme dans le grave,
  • les lignes élégamment dessinées et les rages percussives aussi brutes que brutales.

Moins évidente que la Deuxième sonate, cette œuvre, qui s’achève sur un généreux Do majeur, n’est certes pas moins passionnante que celle qui la précède, tant la pianiste possède l’art de nous mettre dans une grande boîte à sensations et de nous secouer comme jamais personne ne nous a secoués (faut-il espérer !).

 

 

La Troisième sonate op. 122 (2011) de Bacri prévient : elle sera « impetuosa ». Effectivement,

  • les doigts s’agitent,
  • le piano gronde dans le grave, et
  • les accords répétés claquent.

Un usage astucieux de la pédale auréole les guirlandes de notes tout en préservant la lisibilité de cet incipit semblant chercher un exutoire. En fait d’exutoire, un ersatz de thème guide la sonate dans les profondeurs du clavier. La main droite le transforme en mâchouillon nonobstant les ratiocinations de la main gauche. Quelques passages apaisés en apparence esquissent des respirations dont on sent la fragilité : elles aussi partent du grave pour, souvent, exploser dans l’aigu. L’art du crescendo-decrescendo (4’42) offre à la pianiste l’occasion d’épancher quelques sentiments. Néanmoins, bien vite, à plusieurs reprises, l’irascibilité de la partition

  • – accents,
  • accords,
  • intensité sonore… –

déstructure ou efface cette tentative de mouvement lent et quasi chopinien.
Un mouvement fugué s’annonce vers 8’45, aux deux tiers de l’œuvre. Le thème liminaire, renaissant, paraît couronner cette esquisse harmonieuse. Il est évidemment désamorcé sans coup férir. De même est désamorcée la tentative de retour du fugato qui précède l’arrivée des guirlandes de notes grondantes entendues au début. Cette impétuosité renaissante n’ôte rien à la musicalité du propos (oyez le piano subito à 11’28), qui s’achève sur un Sol majeur percutant. L
a clarté de cette structure symétrique tripartite (A tonique et grondant, B plus retenu et parcouru de langueurs intimistes, A’ pour conclure) guide avec science l’auditeur à bon port ; l’aisance technique et la subtilité de Sabine Meyer rendent délectable la succession de foucades.
Après près (si, si) d’une heure de musique, un interprète rationnel aurait brisé là. La musicienne décide, elle, d’enfoncer le coin pour nous laisser découvrir un autre versant de Miaskovsky. En effet, le compositeur prenait souvent des notes, au sens propre, quand il avait une idée susceptible d’être réutilisée plus tard. Il arrivait qu’il réunît ces feuillets en recueil. La preuve.

 

 

Les Six excentricités op. 25 (1917-1923) nous attendent, chacune pesant entre 2 et 3’. L’Andante semplice e narrante, en la mineur, déroule sa mélopée sans à-coup, un passage central plus grave faisant le lien avec le retour du thème initial. Un Allegro tenebroso e fantastico en si mineur lui répond. Staccato motorique et notes promptes sont à peine suspendues le temps d’une partie « languente » : la seconde suspension conduira à l’extinction du moteur. Une pièce  « Largo e pesante » en mi bémol mineur poursuit l’exploration des graves entamée dans le feuillet précédent en creusant d’abord l’unisson grave. Des harmonies singulières ouvrent un temps l’espace qui se clôt cependant entre suspensions inquiétantes, recueillement sombre et irrésolution finale. S’ensuit un Quieto (lento) en la mineur, tout aussi indécis mais concentré lui sur le médium et l’aigu. Il faut se laisser envoûter par le balancement simple suggéré par cette piécette, comme libérée des exigences de la virtuosité sans pour autant libérer l’interprète de la nécessité d’être musical

  • (sforzendi,
  • nuances,
  • régularité irrégulière du tempo pour rendre au mieux
    • le swing et
    • les effets d’attente).

Un Allegro vivace brise alors la rêverie, d’abord en duo, les deux mains échangeant brièvement leurs rôles. La main droite s’égosille avec légèreté tandis que la gauche assure le groove. Dans la partie centrale, la main gauche sert toujours de walking-bass tandis que la droite tente quelques harmonisations sans perturber, ou si peu, sa consœur. La troisième partie réitère la proposition liminaire avant qu’une coda ne travaille sur différentes formes de trilles, jusqu’à l’envol final. Le recueil se conclut sur un Molto sostenuto e languido à cinq temps d’une heureuse étrangeté harmonique et rythmique.
En somme, six états d’âme – mystérieux, forcément, puisque états d’âme, mais tous interprétés avec soin et cœur : écoutez par ex. les accents portés sur les deux fa dièse à 1’57 et 1’59, piste 10, pour noter l’attention portée par l’artiste au rythme… et  signer ainsi sa version, les accents n’étant pas spécifiquement écrits sur la partition.

 

 

Le parcours se conclut sur la Fantaisie op.134 (2014-2016) de Bacri, d’une durée de sept minutes. Un motif irrégulier se déploie dans les aigus. Lui répond en miroir la main gauche dans les médiums. Quelques accords secouent cette tranquillité pour proposer une autre facette de la tranquillité, glissée sur un bariolage paisible de la main gauche, à nouveau brisé par les graves. La main droite s’en offusque. Des accords toniques tentent de submerger la pulsion mélodique de la main droite. Celle-ci dégringole un temps vers le médium, mais la tension s’apaise et fricote même avec un certain lyrisme (2’52). Les deux mains se répondent, suscitant une nouvelle envolée de la main droite, cette fois contestée par le grondement de la main gauche. L’hypergrave aspire les aigus sur un rappel du rythme ouï au début.
Quelques staccatos graves excitent alors la main droite, suscitant un jeu rythmique tourbillonnant. Des notes répétées, dans le grave pour commencer, des trilles dans l’hyperaigu, et revoilà les accords qui apparaissent pour un nouveau fugato (5’24) à trois voix débouchant sur un crescendo incapable de restreindre la pulsion aiguë qui anime la pièce… jusqu’à une péroraison où dernières tenues aigüe et grave se révèlent à la fois inconciliables et similaires. L’interprétation de Sabine Weyer fascine une dernière fois grâce, notamment,

  • aux nuances déployées,
  • aux différences d’attaque utilisées,
  • à l’assurance du propos qui n’exclut pas la sensibilité élégante, et
  • à cet engagement musical qui permet à l’artiste de créer des atmosphères protéiformes, jamais criardes mais toujours prenantes.

L’excellence de la réalisation artistique sertit joliment ce bijou, en dépit des propos bêtassous qui souillent ponctuellement un livret par ailleurs plutôt riche. Bref, voilà un récital stimulant, intelligent et souvent éblouissant qu’il est joyeux de découvrir.