Seung-Yeun Huh joue Robert Schumann (Solo musica)
Comme elle aime le faire, Seung-Yeun Huh vient de publier un disque centré sur un seul compositeur. Sa nouvelle monographie se concentre sur trois pièces de Robert Schumann.
Reconnaissons que ce qui l’a guidé dans le catalogue de Robert n’est pas très éclairé par le livret (en allemand – langue dans laquelle s’exprime la musicienne – et en anglais seulement). L’interprète y explique avoir choisi des pièces « très contrastées mais qui ont en commun d’être à la fois complexes et simples, et parcourue par des émotions personnelles » – une telle banalité pourrait s’appliquer à peu ou prou tout Schumann, et pas qu’à lui ! On aurait préféré lire une analyse plus spécifique, plus subjective ou plus musicologique (pourquoi le piano plutôt que le pianoforte, par ex.). À défaut, laissons les mots de côté pour jouir de la musique…
… à commencer par les dix minutes de l’Allegro op. 8 en si mineur – qui, comme son nom ne l’indique pas, commence par un prestissimo non mesuré. Ce premier mouvement d’une sonate qui n’est jamais advenue gronde donc avant de démarrer pour de bon. L’interprète sait y placer les doigts indispensables et l’esprit idiomatique, avec
- ruptures,
- nuances,
- phrasés,
- accents,
trouvant un juste langage entre virtuosité, foucades et maîtrise d’ensemble dans une pièce aux plus-que-fréquentes modulations de tonalité et d’atmosphère. Les amateurs d’un Schumann dément, toujours en crise, passeront leur chemin : ici, l’artiste prend soin de caractériser les couleurs sans craindre la suspension qui donne sa saveur à cette sorte d’improvisation brillante avec
- récurrences,
- variations,
- mutations,
- ruptures et
- souffle.
Après cette éclatante introduction, retour à la nuit avec les Nachtstücke op. 23 (ca. 20′). Le premier épisode, que l’interprète doit jouer “lent et réticent”, s’inscrit dans l’esprit général de cette tétralogie, réputée avoir été composée lors de l’agonie du grand frère. Seung-Yeunn Huh fait sonner le rythme de cette marche funèbre en Do majeur sans alourdir le propos. Le soin apporté aux détails est patent : en témoignent, par exemple,
- le détaché de la main droite quand le thème passe l’arme à gauche,
- les accents délicats sur les contretemps lors des modulations,
- le sens du crescendo,
- la maîtrise de l’atmosphère crépusculaire distillée par les nuances entre piano et mezzoforte, et
- l’attention à l’intensité des reprises du thème liminaire qui aurait vite fait de passer pour une scie mais dont l’itération à des intensités variée rend écoutable en boucle jusqu’à sa fragmentation terminale.
Le deuxième épisode, en Fa environ, “marqué et vivant”, est entamé avec décision. Cela renforce le contraste avec la partie en La bémol, plus apaisée même quand elle sautille.
- Les hésitations,
- la souplesse de tempo et
- la variété des touchers
animent cette rhapsodie, variation en Ré bémol incluse. Seung-Yeun Huh trouve une voie très convaincante pour garder le cap tout en évitant l’univocité ou la précipitation.
Le troisième épisode, en Ré bémol et à 3/4, doit être exécuté “avec grande vivacité”. La pianiste n’en fait cependant pas trop, préférant le dynamisme musical à la démonstration d’estrade. Cela convient à un chapitre dont la deuxième partie se plaît à méditer. Le retour du thème conduit à une troisième proposition “encore plus vivante” entre fa dièse mineur et La, avant la résolution synthétisant les deux premiers motifs dans la tonalité du début. La capacité de l’interprète à faire parler la partition au-delà de l’exécution des notes lui permet de donner chair à cette musique changeante et prenante.
Le quatrième épisode, en Fa, est marqué ad libitum et “Einfach” (simple). Seung-Yeun Huh choisit de lier l’énoncé du thème tout en détachant nettement les accords arpégés. Cette association donne du piquant à l’énoncé du thème avant son passage en mineur dans la partie B de cette forme ABA. Judicieusement, la pianiste se conforme à l’indication du compositeur et ne complique pas par de grands effets une pièce dont la clarté tranche avec les méandres précédents, laissant l’auditeur suspendu… donc prêt à attaquer le gros morceau du programme.
À vrai dire, on attend Seung-Yeun Huh à ce tournant. On a ouï qu’elle savait jouer et faire de la musique. Mais saura-t-elle nous emporter dans la demi-heure de la Fantaisie en Do op. 17, dédiée à Franz Liszt en personne ? L’affaire commence par un quart d’heure “à jouer de bout en bout de de manière fantasque et passionnée”, ce qui ne semble pas la caractéristique première de l’interprète !
Or, le premier mouvement a besoin d’un grain de folie pour accrocher l’oreille. Il est présenté par les gazettes comme “un cri d’amour déchirant” pour Clara Wieck, par opposition aux deux volets suivants, écrits pour ramasser des sous afin de rendre un hommage posthume à Ludwig. On attend donc une interprète plus Brigitte Fontaine que Carla Bruni.
C’est oublier un peu vite que, même fantasque, la passion n’est pas un long vacarme tranquille. La virtuose en propose donc une version propre, comme cadenassée dans une certaine bienséance. Un tel cadre, loin d’apaiser les tourments supposés du compositeur, les exacerbe en opposant la fougue de l’écriture à la nécessité d’un certain contrôle. Les respirations “Adagio” laissent penser à cette tentative de garder la maîtrise sur la volonté d’exploser. Passion, soit, mais drapée dans une élégance de bon aloi, qui n’est jamais indifférence.
La partie “dans le ton d’une légende” en do mineur, sur laquelle maints musicologues ont glosé, n’est ni fantasque ni passionnée dans l’exposé du thème. Cependant, les doubles croches et les détachés de la main gauche viennent bientôt pimenter l’affaire. S’y ajoute le côté fantasque, imprévisible, des à-coups rythmés çà par les deux en deux, là par la rumeur des médiums et graves sous les aigus cristallins du thème qu’ils avalent puis dynamitent jusqu’au retour de motifs liminaires, d’abord en mineur, ensuite en majeur. La propreté de l’exécution ne vise pas à lisser ces cahots mais à les intégrer à une même pensée en associant
- le passionné et le fantasque,
- le bouillonnant et le jaillissant,
- le vif et le tranchant.
Le deuxième mouvement, en Mi bémol, a des allures d’oxymoron car il s’annonce “modéré” et “toujours énergique”, ce qui ne va pas forcément de soi. Pourtant, Seung-Yeun Huh en rend l’allant avec une solidité qui, sans brider le dynamisme des rythmes pointés, ne les laisse pas s’exacerber outre mesure, jusque dans les nuances – à la fois variées et renâclant à claquer de clinquants fortissimi, fussent-ils indiqués sur la partition.
Dans la partie centrale en La bémol, “un peu plus lente”, la pianiste rend parfaitement la claudication comme forme de retenue – comme si le compositeur désirait en dire plus, mais la formulation se dérobe, à moins qu’il ne soit plus signifiant de traduire le désir d’expression que le propos lui-même. En ce sens, pas étonnant que la dernière partie du mouvement soit notée “plus émouvante”. En effet, l’accélération finale pousse à son paroxysme cette impression qu’il est si difficile d’exprimer ce qui tient à cœur que mieux vaut le faire pressentir. Dès lors, la sûreté technique de la virtuose et sa retenue intelligente sont de subtils porte-voix de l’élan créatif schumannien.
Le troisième mouvement, en Do et 12/8, doit être “lent et soutenu” tout en n’hésitant point à “garder le silence”. Dès l’étrange introduction (Do, La, Fa), Seung-Yeun Huh définit une atmosphère recueillie, que l’association entre binaire à droite et ternaire à gauche ne trouble pas. Pourtant, une sorte de tension sourde apparaît. La faute, entre autres,
- à la tentation des modulations,
- aux points d’orgue suspendant sporadiquement le discours,
- aux changements d’esprit spécifiés par le compositeur (“un peu plus émouvant”),
- à la fragmentation de petites phrases thématiques peinant à se développer,
- aux quelques libertés de la main droite face à la rythmique ternaire (deux pour trois, cinq pour six), et, paradoxalement,
- à l’absence de franches nuances nappant ces évolutions dans une feinte similitude.
Seung-Yeun Huh prend donc la partition telle qu’elle est,
- dans son apparente tranquillité,
- dans ses irritations sous-jacentes et
- dans son apaisement final,
si peu spectaculaire en dépit de l’accélération que Franz Liszt, habitué à des fins plus tonitruantes, n’a jamais joué cette pièce en public. Il est vrai que ses dernières mesures ne font pas “beaucoup d’effet” extérieur. Néanmoins, l’interprète parvient à dessiner une ligne de vie assez sereine et cohérente du “passionné” initial à l’adagio final pour que l’uaditeur ressorte fort touché de cette écoute – et, plus généralement, d’un récital aussi intelligemment construit que joué avec maîtrise et mesure, ce qui semble être la marque de l’interprète. Si, spécifions-le, les passionnés d’envolées pyrotechniques enveloppées d’un tintamarre rutilant n’y trouveront pas leur bonheur amphétaminé, les mélomanes en quête d’une exécution réfléchie et habilement menée auront plaisir à écouter ce Schumann-là.
Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.