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Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.


Épisode premier
Apprendre à jouer

 

Sylvie Carbonel, avant d’être la pianiste brillante, internationalement connue et aimée que saluent les mélomanes, vous aviez déjà une caractéristique que vous avez toujours et qui a contribué à faire de vous l’artiste que vous êtes devenue : vous vous revendiquez comme une bosseuse.
Je suis une bosseuse, en effet ! Je suis et j’ai toujours été très exigeante voire très critique à mon endroit.

Vous n’êtes jamais contente de vous ?
Presque jamais. Oh, attention ! Je revendique avoir donné de beaux concerts et enregistré de beaux disques. Parfois, la grâce est là, et vous la sentez, pourquoi le nier ? Il arrive que le public vous porte très haut, décuplant vos moyens techniques et votre expressivité. Lui et moi sommes co-créateurs du concert. Sans interprète, sans auditeur, la musique, ce n’est que des signes sur un bout de papier. Notre travail d’interprète consiste à leur donner vie pour les offrir à nos auditeurs.

 

« À six ans, j’ai dit à mes parents que je serai pianiste concertiste »

 

Toute critique que vous soyez, vous êtes aussi de ces artistes qui n’hésitent pas à assumer leur contentement quand le concert ou l’enregistrement s’est bien passé.
Heureusement ! Certes, je ne sors pas de scène à chaque fois en étant pleinement satisfaite, loin de là.. Néanmoins, quand j’ai la sensation d’avoir fait quelque chose de bien, je le dis.

Est-ce le cas pour le nouveau coffret, qui nous offre l’occasion de partager cet entretien ?
Oui, ce coffret, je dois dire qu’il me plaît assez. Par chance, je ne suis pas la seule de cet avis ! J’ai reçu beaucoup de retours très élogieux, aussi bien de connaisseurs que de gens qui ne sont pas plus que ça amateurs de musique. Tant pis si certains proches davantage dans les livres que dans la musique ne saisissent peut-être pas tout à fait l’importance que ce travail revêt pour moi ou qu’ils n’évaluent pas entièrement la puissance des œuvres que je joue…

Sera-ce parce que ce coffret, que nous évoquerons plus en détail ultérieurement, rassemble des esthétiques très différentes, de Domenico Scarlatti à Alain Louvier ? Pour celui qui a décidé qu’il n’aime que Schumann, par exemple, quel choc !
Sans doute !

 

 

Ce coffret est une sorte de synthèse partielle et généreuse de votre vie artistique dont nous allons esquisser quelques lignes de force. Pour ce premier épisode, nous allons offrir aux lecteurs une révélation : votre parcours ne commence pas, contrairement à la plupart de vos « bio » synthétiques, au moment où vous entrez au Conservatoire national supérieur de musique de Paris.
Non. J’ai été musicienne beaucoup plus tôt que ça ! En fait, je suis née musicienne par génération spontanée.

Racontez-nous ça…
Ma famille était très tournée vers les arts mais pas vers la musique. Il y avait bien un piano à la maison.

Ah, quand même !
Oui, mais c’est ma sœur aînée qui en jouait… et elle n’aimait pas ça. J’ai piaffé d’impatience jusqu’à l’âge de cinq ans où, enfin, j’ai eu le droit de toucher le clavier.

D’emblée, vous avez su.
C’était une évidence. J’avais la vocation. Songez que, quand j’ai eu six ans, mes parents m’ont emmenée au théâtre des Champs-Élysées (on habitait tout près). Wilhelm Kempf jouait le concerto « L’empereur » de Ludwig van Beethoven. En sortant, j’ai dit à ma mère : « C’est ça que je ferai, dans ma vie, et personne ne m’en empêchera. » Mes parents m’auraient dit non, je serais partie de la maison !

À six ans ?
Dès que j’aurais pu.

 

« Pierre Sancan était un maître extraordinaire »

 

La sensibilité artistique de votre famille vous a évité cette fugue…
Même si mes parents n’étaient pas férus de musique, l’art faisait partie de notre vie. Ils ont dû comprendre que quelque chose me poussait.

Ils ne vous ont pas « obligée » à faire de la musique, mais vous avez été imprégnée par d’autres pratiques artistiques.
Oui. C’était là, dans l’air. Ma mère ne travaillait pas. Mon père, homme d’affaires, avait fondé une troupe de théâtre amateur avec des amis, dont Robert Mitterrand, le frère de François. Peut-être lui dois-je pour partie le goût de la scène, même si l’explication est un peu courte, chaque membre de notre fratrie n’ayant pas réagi de la même manière. Mon frère aîné a suivi des études normales…

« Normales », c’est-à-dire pas liées à l’art ?
C’est ça ! Ma sœur aînée est peintre. Moi, je suis devenue pianiste concertiste ; et mon petit frère architecte. On était donc tous plus ou moins artistes, sauf mon frère aîné.

Donc vous décidez de devenir concertiste. Avant cela, petit détail, il vous faut apprendre le piano. À quoi ressemblent ces débuts ?
J’ai eu un bon professeur avec qui je prenais deux cours par semaine, ce qui n’est pas rien et montre que mes parents m’ont beaucoup soutenue. Le temps a passé. Je me suis inscrite aux concours comme beaucoup de petits pianistes, tel Claude-Kahn ou Steinway. Grâce à des amis communs, je connaissais bien [le pianiste et chef d’orchestre] Jean-Bernard Pommier. C’est lui qui m’a dit, quand j’ai eu treize ans : « Il faut que tu te présentes au concours du Conservatoire et, surtout, que tu entres dans la classe de Pierre Sancan. » Ce que j’ai fait !

 

 

Juste avec un « bon professeur » que vous voyiez deux fois par semaine ?
Oui. C’est ainsi que les choses sont advenues.

Vos parents ne vous avaient pas…
Mes parents n’y connaissaient rien ! Quand on leur a dit que ce serait bien que je tente le conservatoire, ils ne savaient pas ce que c’était ! Je suis l’anti-Michel Béroff, dont le père était très investi dans la musique et l’a beaucoup poussé.

Comme Michel Béroff, donc, vous entrez au CNSM dans la classe que vous convoitiez.
Oui.

Alors, heureuse ?
J’ai connu des moments somptueux. Pierre Sancan était un maître extraordinaire, rayonnant et curieux de tout. Il avait même étudié auprès des médecins pour comprendre le rôle des muscles ! Il a immensément fortifié ma technique. Souvent, deux fois par semaine, à la classe, on faisait notre technique. Octaves, sixtes, tierces, tout ce qu’il y a de plus injouable ! Pendant plusieurs années, trois heures durant, on travaillait à deux pianos avec Michel Béroff.

 

« Je voulais tout jouer »

 

À Pierre Sancan, vous tressez des louanges reconnaissantes, mais d’autres portraits de lui évoquent un pédagogue passablement autoritaire. Quel enseignant était-il ?
Il était très autoritaire, c’est un fait. Son exigence était sans égale ! Sur le plan technique, il ne laissait rien passer. Pour autant, il était d’une sensibilité hors pair. Par exemple, il adorait Schumann. J’ai travaillé de nombreuses pièces avec lui. Il savait de quoi il parlait : il avait été l’élève d’Yves Nat. Travailler une sonate de Mozart avec lui, quel régal ! D’autant qu’il avait beaucoup d’humour et savait être très amical avec ses élèves.

Autoritaire et amical, c’est pas banal…
Oui, il nous emmenait ou il m’emmenait parfois dîner en face de la salle Pleyel dans une pizzeria où il avait ses habitudes. De sa classe se dégageait une atmosphère très ouverte, très chaleureuse, à l’image de cet homme rayonnant qui a été mon mentor.

 

 

Vous dites parfois que c’est grâce à lui que vous avez abordé la musique non pas seulement d’un point de vue musicologique ou technique, mais aussi d’un point de vue physique, presque physiologique.
Bien sûr ! Jouer du piano ne consiste pas à se tenir en extase devant la beauté d’un chef-d’œuvre. Il faut aussi développer son physique, comprendre comment les choses se passent. Surtout quand, comme moi, on veut tout jouer !

Vous vouliez « tout jouer » ?
Oui. Tout. Y compris ce qu’il y a de plus difficile. Je voulais ne pas avoir de limites. Par conséquent, il me fallait aboutir ma technique. Pierre Sancan m’a donné mes octaves. Avant lui, je bricolais. Il m’a appris aussi l’exigence. Le fameux « la musique, c’est 5 % d’inspiration et 95 % de transpiration » n’est pas faux. Travailler son piano, c’est physique. Songez, je jouais huit heures par jour quand j’étais au Conservatoire ! En plus, je préparais mon bac en même temps. Mon père l’avait exigé. J’avais dit : « D’accord, pas de problème ! » Alors j’allais chez des bonnes sœurs. Je passais mes compositions le dimanche car il fallait un carnet scolaire pour se présenter. Je bossais tout le temps… et j’ai eu mon bac avec mention en même temps que mon premier prix !

 

« Je me sens psychologiquement assez proche de Schumann »

 

Quel est le Graal vers lequel vous frayez votre chemin ? En d’autres termes, quelle image de la réussite avez-vous en tête à cette époque ?
Je voulais donner des concerts, qu’ils soient les plus beaux possibles et que les spectateurs repartent heureux. J’avais ça en moi. C’était une grande force qui me tirait vers le haut.

Votre ambition, pour juste et stimulante qu’elle fût, aurait aussi pu être étouffante voire tétanisante…
Au contraire ! Je sens que plus j’étudie, plus je suis libre, plus je peux partager. Et c’est pour ça que je veux tout jouer. Il y a tant de solistes qui se concentrent sur un répertoire magnifique mais restreint, souvent classique ou romantique. C’est leur choix, et il est tout à fait respectable. Mon choix, c’est d’aller regarder aussi ailleurs voire, sans exclusivité, vers la musique du vingtième siècle.

Vous n’aspiriez pas à être l’éternelle schumanienne de la scène internationale comme certain a pu devenir l’éternel beethovénien voire le beethovénien éternel.
Non, et pour cause : quand, à quatorze ans, j’ai entendu pour la première fois le Quatuor pour la fin des temps d’Olivier Messiaen, mon amour pour la musique contemporaine est né. J’ai beaucoup aimé et travaillé ses pièces pour piano.

Votre cursus au Conservatoire se termine sur des notes triomphales : premier prix première nommée à l’unanimité en piano (avec la sonate opus 35 de Frédéric Chopin et les pièces de Georges Hugon qui sont dans le coffret et que, sans vous, personne ne connaîtrait), premiers prix aussi en musique de chambre et en analyse dans la classe dudit Olivier Messiaen. Quel CV !
Elle était légendaire, la classe d’analyse ! Et elle m’a infiniment apporté.

 

 

Quand vous sortez de ces études, votre répertoire semble déjà cavaler sur les rails où vous vouliez le voir rouler.
En partie, oui. Évidemment, je l’élargirai ailleurs, plus tard, mais le travail de base est fait. Avec Pierre Sancan, j’ai travaillé Mozart, Schumann (mes deux compositeurs préférés), Chopin…

Qu’aimez-vous particulièrement chez vos deux favoris ?
Dans les sonates et les concerti avec orchestre de Mozart, j’aime particulièrement avoir l’impression de jouer un opéra – j’aime beaucoup ses opéras, bien entendu. Quant à Schumann, je me sens psychologiquement assez proche de lui. Je suis d’une nature très gaie, très bouillonnante, très ardue au travail, mais j’ai aussi mes petits moments de spleen. Cette ambivalence, je la retrouve chez Schumann. Regardez la manière dont il dépeint le monde de l’enfance : il y passe du rire aux larmes avec une souplesse qui me parle. J’aime ce côté Florestan et Eusebius. En un certain sens, c’est tout moi.

 

À suivre !