Talistrio joue Casella, Rachmaninoff et Yamada (Solo Musica)

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Étrange donc intrigant programme proposé par le Talistrio (Elisa Gummer, violon ; Wenzel Gummer, piano ; Takuro Okada, violoncelle) ! Le lien entre les trois objets assemblés est, explique le livret, “un mélange de mélancolie et d’espoir”. Au programme : une mise en bouche, un gros plat et un dessert-bis.

 

Alfredo Casella (1883-1947)
Sicilienne et burlesque – op. 23 (1914)

Pour lancer son programme, le Talistrio choisit une autotranscription d’Alfredo Casella, à l’origine pour flûte et piano. Sur un tempo d’une lenteur résolue (sans doute pour renforcer les contrastes à venir), l’introduction de la sicilienne, indiquée “languide et douce”, est étrangement noyée par le pianiste dans une tenue de pédale qui étouffe le balancement du 12/8 dans une soupe sonore pour le moins inattendue. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises : les cordes répondent au piano à la façon tsigane, avec ce que l’on appelle parfois en termes techniques des deguelendi appuyés. Certes, cela peut être spécifique au violon versus la flûte, mais la justification de cette interprétation très étrange nous échappe autant que le halo liminaire. Un sursaut secoue les trois intervenants avant qu’un écho du motif initial ne revienne. Sans pour autant saisir la pertinence de toutes les options radicales osées par les interprètes, on peut goûter

  • la couleur sombre sur du violoncelle sur l’ensemble de sa tessiture,
  • l’énergie du violon prête à surgir avec ou sans l’unisson du violoncelle, et
  • la sérénité du piano quand il accompagne.

 

 

Au violon de lancer le mouvement burlesque où vélocité, bondissements et agogique souple sont de rigueur. Soutenu par le violoncelle surtout en pizzicati, le piano assure la rythmique sous les volutes du violon. Un grand galop chaotique emporte tout sur son passage.

  • Les breaks sont nets,
  • la tonicité ne manque pas,
  • la synchro est assurée :

ici, l’esprit cocasse, fringant et virtuose sonne comme il sied.

 

Sergueï Rachmaninoff (1873-1943)
Deuxième trio élégiaque – op. 9 (1893)

Difficile de connecter entre les sautillements grotesques de la “Burlesque” et la piste suivante. En effet, le “Deuxième trio élégiaque” a été inspiré à Sergueï Rachmaninoff par la mort de Piotr Ilitch Tchaïkovski. C’est dire que, pendant 55′ (Luganski et ses complices se contentent de 47′), on ne va pas pouffer à toutes les mesures avec une gaucherie carnavalesque.

 

 

Le premier mouvement, en ré mineur, est inéquitablement double. Il s’ouvre sur un Moderato au chromatisme descendant. Violoncelle et violon se succèdent pour pleurer le disparu sur un ostinato du piano. Le tempo est souple pour

  • mieux rendre la sensibilité du compositeur,
  • traduire l’émotion des interprètes et
  • se fondre dans l’Allegro vivace (3’05),

bientôt perturbé par un passage “meno mosso” et relancé par un Allegro moderato en 6/4 et 4/4 alternées.

  • Révolte des triolets de doubles ou de croches,
  • fureurs des unissons à l’octave, solidité des accords plaqués “maestoso”,
  • limpidité des sextolets de doubles croches à la main droite cherchant à rêver un impossible rêve en compagnie du violoncelle puis du violon,
  • mutations de tempi,
  • amplitude des variations d’intensité sonore et de dynamiques,
  • modulations et chromatismes

donnent du souffle à cette partie. Les musiciens respirent aux mêmes inspirations musicales ; Wenzel Gummer se joue des parties virtuoses avec une gourmandise plaisante ; les changements de couleurs sont exécutés souplement et sans précipitation. Le mouvement se replie sur la reprise de formules déjà ouïes, comme un chagrin se forge aux même souvenances et se creuse dans son ressassement.

 

 

Un Andante “quasi variazione” en 3/4 et en Fa surgit alors. L’heure n’est pas au grand soleil, mais il y a déjà un peu plus de lumière que dans le premier mouvement en mineur ! Le thème est introduit par un solo de piano, qui eût pu être beethovénien n’eussent été les cahots rythmiques qui malmènent la logique de la mesure. Un Allegro commente cette exposition en trio, porté par le chromatisme de la main gauche qu’aèrent les doubles croches de la main droite. Un Lento confié au piano prolonge l’affaire façon méditation. Un Allegro scherzando contraste un piano aux doubles croches pétillantes et ses complices presque transformés en guitaristes. La partition alterne

  • emballements,
  • ruptures et
  • changements de rythme

avant de se servir d’un silence pour basculer dans un Moderato où violon et violoncelle joueront a minima et con sordino. Sur

  • des pédales de fa mutant selon les modulations chromatiques,
  • différents registres et
  • des intensités variées,

le piano égrène et malaxe le thème au long de ce très beau mouvement suspendu. Sans changer de tempo mais en optant promptement pour la tonalité de sol mineur, le bariolage du violon prépare le terrain au violoncelle vibrant soutenu par des ponctuations discrètes du piano puis ses descentes chromatiques. Un solo de piano quasi chopinien permet à la main droite de reprendre le contrôle du bariolage chromatique avant que l’arrivée du violoncelle ne ramène la répartition des rôles à leur distribution antérieure. L’Allegro vivace est entamé par le piano solo avec, bientôt, la complicité du violoncelle auquel le violon finit par prêter un écho bienveillant – les rôles s’inversent ensuite.
Un prélude conduit à un Andante où le ré mineur est de nouveau de mise et où le duo entre violon et violoncelle prédomine. La spécificité de cette alliance offre une couleur spécifique donc bienvenue au mouvement avant que le retour d’un piano grave et chromatique ne conduise vers un Moderato à l’instabilité tonale assumée entre Ré bémol et do dièse mineur ne laissant guère présager le retour tardif vers Fa.

  • Simplicité de la structure,
  • complémentarité des trois instruments,
  • développement malin en 9/8 à la main droite,
  • attention à la coda.

contribuent à attiser l’attention jusqu’au terme du mouvement, même après vingt minutes d’écoute.

 

 

Pris dans la foulée par la mauvaise grâce du montage, l’Allegro risoluto en ré mineur s’ouvre sur une grosse séquence pianistique où Wenzel Gummer déploie une énergie nécessaire, efficace et maîtrisée.

  • Les mutations de caractère et de tempo,
  • les quêtes de direction narrative,
  • les unissons octaviés entre violon et violoncelle,
  • les effets d’écho,
  • les contrastes et les effets de virtuosité (pas que pianistique mais surtout pianistique quand même)

sont menés avec

  • un tact,
  • un savoir-faire et
  • une intégrité évidents,

essentiels pour un mouvement qui refuse sciemment de recourir à l’optimisation du potentiel du trio – on ne peut célébrer la mort d’un musicien, sans doute, en omettant tout ce qui ne sera pas musicalement. Le résultat est impressionnant de volonté, même si la folie désespérée, la vibration radicale et la colère musicale que l’on imagine derrière un tel monument reste souvent, par pudeur probablement, par choix esthétique à coup sûr, moins explicite que suggérée.

 

Kōsaku Yamada (1886-1965)
Akatombo

En bis, Talistrio offre 3′ en compagnie d’un chef et compositeur japonais, réputé pour avoir donné dans l’île du soleil levant les premières japonaises de tubes occidentaux du genre “Beau Danube bleu”, mais aussi pour avoir signé 1700 compositions dont 600 lieder. La notice anglophone ne dit rien de son hommage à la “Libellule rouge” sur un poème de Miki Masao dit Rofū Miki, un poète dont la notice Wikipedia nous annonce qu’il convola à 17 ans et qu’il périt dans un taxi : notre vie est peu de choses, à l’aune de la cyberréalité.

 

 

Le bis assume son improbabilité, et hop. Le texte est lu d’abord par la violoniste, puis en japonais par le violoncelliste, arrangeur de cette mélodie. Le pianiste prend la suite sur un mode schumanno-schubertien qu’éclairent le violon puis le violoncelle, puis les deux ensemble. C’est mignon tout plein et joliment fait. Surtout, cela confirme la volonté énigmatique qui scelle et sous-tend le disque : des musiciens sérieux ont construit un album à la logique mystérieuse, dans un monde où il est rare d’observer les libellules rouges se poser sur un bâton quand le soleil se couche. Que les esprits libres, adeptes de la marge, s’engouffrent dans cette étrangeté !


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Pour l’acheter contre 16 € env., c’est par ex. .