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Thomas Faulkner (Julio), Bethany Horak-Hallett (Camila), Andres Cascante (Pablo) et Julien Henric (Lucas) à l’Opéra Bastille, le 29 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec une lâcheté confinant au cliffhanger, nous avons abandonné The Exterminating Angel au moment où la belle scène stéréotypée de la réception de grand standing qui ouvre l’opéra s’enrayait définitivement en bégayant. En effet, à cet instant, il n’est plus possible de se voiler la face : rien ne va plus. Les personnages déchirent leur identité. Le colonel, représentant de l’autorité, n’aime ni les coups de feu, ni la patrie. Le luxe de la maison Nobile s’effondre : le ragout de Malte est renversé volontairement, pour la blague. Blague doublement ratée car elle ne fait pas rire tout le monde et elle ne fonctionne pas, la préparation étant sous plastique. C’est néanmoins un électrochoc. Pablo le cuisinier (Andres Cascante), qui sent que ça yoyote sec, s’enfuit. Enrique (Nicholas Jones), le serveur, dégaine la même excuse pour se défiler : lui aussi doit aller voir sa sœur, souffrante.
Ces sorties sont essentielles pour laisser deviner que, dans la mesure où la sortie est possible, l’enfermement des personnages dans la pièce de réception est ou magique, ou volontaire, la seconde hypothèse tenant la corde sans exclure la première. La musique, oppressante, tisse un entrelacs riche de fils très divers. Ça explose, dérape, mute, illustre, décale, sature, se rétracte, surprend, etc. Cette richesse d’intentions et de couleurs est d’autant plus importante que The Exterminating Angel est

  • un opéra sur l’opéra,
  • une œuvre musicale où la musique est moteur, et
  • un drame lyrique interrogeant
    • ce qu’est,
    • ce dont témoigne et
    • ce que dévoile un drame lyrique.

Puisque l’opéra fonctionne en miroir, comme évoqué au premier acte de ce compte-rendu, Leticia (Gloria Tronel) délivre un récital impromptu réclamé par certains convives selon la tradition opératique – nous en donnions tantôt une illustration avec Adriana Lecouvreur. Ainsi s’additionnent des bégaiements multiples :

  • le bégaiement répétitif (on redonne une partie de la scène pour déjouer l’univocité de la chronologie),
  • le bégaiement scénique (nous assistons à un opéra dans lequel une cantatrice va donner un bout d’opéra ; nous écoutons de la musique et Bianca, incarnée par Christine Rice, va donner un bout de concert sur un faux piano), et
  • le bégaiement identitaire.

En effet, si Beatriz (Amina Edris) est fermement accrochée à son fiancé Eduardo (Filipe Manu),  les autres couples sont confus : sur le piano, Lucía, la maîtresse de maison, fricote avec le colonel (Jaret Ott) qui finit par la sauter ; Leonora (Hilary Summers) aguiche Carlos, son docteur (Clive Bayley), qui prédit sa mort d’un cancer à brève échéance (“elle va devenir chauve”). De ces brouillages, brouillons et brouillards, Thomas Adès crée un passionnant patchwork

  • de situations
    • (exposition,
    • montée de la tension,
    • suspension par l’insertion d’une scène topique du type petit récital…),
  • de typologies dramatiques
    • (vaudeville,
    • théâtre dans le théâtre,
    • théâtre de l’absurde…) et
  • d’orchestrations
    • (ensemble,
    • concentration sur un pupitre,
    • dialogue entre pupitres,
    • soli du piano ou des percussions…).

 

 

De sorte que ce à quoi nous assistons est à la fois confus et clair, habile astuce pour renforcer le malaise désormais patent. Même les personnages, passablement fracassés à l’évidence, s’en rendent compte et admettent qu’il serait temps de partir. Las ! Soudain, des sons étranges figent la scène… et personne ne part. L’orchestre

  • s’emballe,
  • gronde et
  • tonne.

Comme pour les accès de colère des personnages se pavanant sur scène, cette emphase de la fosse ne mène nulle part, comme le tintamarre que nous déclencherons à notre mesure quand nous serons sous terre restera effroyablement silencieux. Ce soir, on n’attend même pas Godot, ce serait trop. On ne peut qu’être là à défaut d’être vraiment. Faute de partir, on tombe le frac quitte à choquer, on se pose sur des chaises ou l’on s’étend pour ronquer un coup. Les fiancés qui rêvaient d’une autre première nuit d’amûûûr décident de rester eux aussi puisque tout le monde a décidé de rester. La prison est à la fois intérieure (l’asservissement qui enferme les personnages semble pour partie volontaire) et un intérieur, c’est-à-dire que l’espace clos de la scène figure moins un espace qu’une perception de l’espace. L’espace n’est pas plus clos qu’un autre. Il est simplement perçu comme clos, infranchissable, castrateur. Dès lors, il perd pour partie sa matérialité et gagne une portée symbolique pour le moins stimulante.
D’autant que la mise en scène de Calixto Bieito insiste sur l’incapacité des mots à rendre compte de ce qui se trame. Ainsi fait-il dire à Beatriz “J’ai du mal à tenir debout” alors qu’elle est assise depuis un moment. Le langage qui, d’ordinaire, nous aide à appréhender le monde, se retourne contre nous et contribue à rendre le monde incompréhensible. Pour preuve, la grande porte du fond s’ouvre sporadiquement sans que cet entrebâillement ne donne l’idée aux invités de passer par ce seuil. Sans que l’on soit en capacité de privilégier avec certitude une interprétation de cette situation ontologiquement et joyeusement énigmatique,

  • la léthargie,
  • l’ensuquement et
  • la paralysie

éteignent peu à peu le premier acte en poussant à l’extrême la vieille lune de l’unité de lieu, de temps et d’action. En l’espèce,

  • le lieu se délite (la salle de réception chic est devenue un hideux dortoir) ;
  • le temps se dérobe (la nuit efface la soirée, mais il s’agit davantage d’une nuit intérieure, d’un épuisement lié à la claustration et d’une fuite devant une situation immaîtrisée) ; et
  • l’action s’épuise.

Il n’y a plus d’acte, presque au sens juridique du terme. Rien ne se passe. Personne ne part. Et pourtant, l’opéra est loin d’être terminé. Alors, que nous a concocté Thomas Adès pour la suite ?

 

À suivre !