Tristan Pfaff joue Chopin à France-Amériques, 12 juin 2023 – 2

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Tristan Pfaff à France-Amériques (Paris 8), le 12 juin 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Non, il n’y a pas que des valses, chez Chopin, mais il y a aussi des valses !
Par conséquent, après un nocturne et une ample fantaisie, narrés ici, Tristan Pfaff entreprend d’escalader ce versant de la montagne par la voie de l’opus 70. La valse molto vivace en Sol bémol sautille, hésite puis se trémousse avec la fausse simplicité requise. Sa collègue en fa mineur, indiquée “tempo giusto”, virevolte, coquette et pimpante. L’interprète a la pudeur de ne pas lui arracher sa gaine. Sculpteur sonore délicat, il préfère – attention, ça va secouer – galber le groove têtu de la pièce (j’avais prévenu) que maintiennent les deux mains à tour de rôle, de sorte que la valseuse point vaseuse peut conserver son quant-à-soi indispensable dans les salons de bonne tenue – de tenue, donc. Le troisième épisode de la trilogie, un Moderato en Ré bémol, met en évidence la solidité des doigts et la souplesse des poignets du pianiste. Il faut bien cela pour tenir un rythme parfois complexe, dont Tristan Pfaff aiguise la mécanique avec attention. L’artiste envoie bouler le risque d’un sentiment de mécanique répétitive grâce à une agogique qui sait être autant généreuse que fluide – hop, hop, hop ; et la coda époustoufle avec le brio maîtrisé qui est une autre marque de fabrique de la maison Pfaff.
Décidé à combler ses auditeurs, le musicien dégaine alors la valse brillante op. 34 n°1. Effet garanti : un sourire joyeux et entendu fleurit sur toutes les lèvres dès les premières notes. Le piano devient à la fois

  • aérien comme une danseuse gigotant gracieusement du jarret,
  • prompt à la tristesse comme un Italien quand il sait qu’il n’aura pas de femmes, pas de vin et que, fatalement, ses pieds de plomb feront rouler les petits cailloux sur la route de la désespérance un tantinet trop expressive (italienne, en somme), et
  • créatif comme une libellule devant une goutte de rosée qu’elle veut
    • utiliser tel un ballon de foot
    • tout en s’en servant, façon miroir, pour s’admirer
    • avant de la siroter tel un coquetèle au bord d’une piscine privée par une journée de canicule dans un gîte quasi rural de Wallonie, il y en a.

Sous les doigts de Tristan Pfaff, la valse de l’adieu – le célèbre opus 69 n°1 en La bémol – jette la gourme mélodramatique sous laquelle elle ploie généralement. C’est l’avantage des artistes dont on ne peut pas contester qu’ils survolent le piano quelle que soit la partition : on aime ou on n’aime pas leurs choix esthétiques, mais Dieu que l’on apprécie que leur savoir-faire n’évacue pas leur savoir-penser !

 

 

En l’espèce, Tristan Pfaff rappelle avec pertinence que la légende d’un Chopin l’offrant en cadeau à sa fiancée au moment de leur séparation a fait long feu, même si ce storytelling, cinématographique à souhait, contribue au succès persistant d’une œuvre que le compositeur a rentabilisée en dédicaçant différentes versions à Maria Wodzińska, puis à une comtesse, puis à une baronne de Rothschild. Le pianiste rend raison de cette ambiguïté biographique : la valse est assez intime pour que Chopin n’ait pas souhaité la publier de son vivant, soit, mais le compositeur y est rétif à toute réduction de la complexité sentimentale. C’est un fait : l’amoureux désespéré est aussi celui qui se souvient d’un amour merveilleux (d’autant plus merveilleux qu’il n’est plus) et qui, tout en jurant le contraire, espère revivre tantôt cette humanisation du sublime.
L’ambivalence est au cœur de la pièce, comme en témoignent

  • l’oscillation entre modes majeur et mineur,
  • l’insertion de séquences étrangères au thème liminaire et
  • le retour à la nostalgie première.

Bien que Tristan Pfaff distille obstinément une positivité inattendue dans cette valse (non, cette incidente n’a aucun sens mais, quand je l’ai écrite, je trouvais qu’elle en avait, alors bon), il n’est pas innocent que son programme rejoigne la conviction d’Yves Henry qui, commentant sa double interprétation chez Soupir éditions – sur pianos ancien et moderne – de la pièce rappelait la nécessité de “faire chanter le piano” en se demandant :

 

Comment retrouver sur le piano moderne cette émission du son, sans attaque, et utiliser la longueur de son différente d’un instrument à l’autre ? Voilà une piste pour écouter les deux versions : le bel canto.

 

Car, juste après la valse triste devenue pas si triste que ça, c’est le moment que choisit Tristan Pfaff pour oser l’arrangement fumagallien de “Casta diva”. Ouf, avant cela, il y a entracte. Vous pouvez donc aller siroter une tisane décaféinée ou un petit noir serré coupé à la Contrex, par respect pour les exigences écoresponsables du ministère de la Santé, nous nous retrouvons presque très vite pour la suite de nos émotions, elles, culturelles.

À suivre…