admin

Tristan Pfaff à France-Amériques (Paris 8), le 12 juin 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau


Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui

3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique

À paraître
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre


7. Faire face à la critique

Depuis ses débuts, il y a une quinzaine d’années, Tristan Pfaff comptabilise huit disques et des centaines de concert dans plus de trente pays. Chacun de ces moments est scruté par les paparazzi de la musique classique que sont les critiques. Professionnels ou amateurs, musiciens ou mélomanes non pratiquants, journalistes reconvertis dans l’évaluation des artistes ou passeurs de pommade institutionnels, nous pouvons tous exprimer notre avis sur un récital ou un album, dans un organe de presse, sur notre blog, en direct après un récital… Comment vit-on quand sa biographie Internet ressemble à un feuillet de Trip Advisor, où les grandes tirades louangeuses s’épicent parfois de billets venimeux pas piqués des hannetons ? Tristan Pfaff nous donne un aperçu de son ressenti, où sérénité, sensibilité et mordant s’entrechoquent sans se ménager !

 

Le sujet que je te propose d’aborder pour ce nouvel épisode de notre entretien, on l’a abordé mais sans l’aborder (si, si). En effet, on n’a pas vraiment parlé des liens que tu entretiens avec la critique, dans sa diversité. Quels sont-ils ?
Aussi étonnant que ça puisse te paraître, ils sont avant tout humains. Beaucoup d’artistes, quand ils sont égratignés, s’offusquent en disant : « Mais qui c’est, ce nobody, pour se permettre de me critiquer ? » En revanche, je n’en connais pas beaucoup qui s’exclament, offensés : « Mais qui êtes-vous pour dire autant de bien de moi ? » Dans ce sens-là, ça va toujours bien ! En réalité, le critique que je redoute vraiment, c’est moi. Il assiste à tous mes concerts et, si j’ai raté un passage à un concert, lui ne me rate pas. Toutes les critiques les plus positives du monde, toutes les marques d’appréciation des proches et du public ne me consoleront pas d’avoir mal négocié voire franchement raté tel ou tel passage. Je connais la chanson des amis, après : « Mais tu rigoles, c’était rien, personne n’a entendu ce truc à part toi, en plus cet autre passage, c’était magnifique », etc. Peine perdue : je resterai inconsolable.

 

 

 

« J’ai gagné une forme certaine de liberté »

 

Et quand, au contraire, ça s’est bien passé ?
C’est peut-être plus rare mais, quand tu es super content de la manière dont tu as joué, il arrive que quelqu’un vienne te dire : « Bizarre, moi, je voyais pas ce passage comme ça », blablabla… Bon, ben, si, moi, j’ai l’impression d’avoir fait ce que je voulais faire, je n’ai qu’une réaction : « Dommage, mais c’est moi qui suis sur scène et tu n’es pas Chopin, donc, comme disait Horowitz, je fais ce que je veux, point barre ! »

… ce qui n’est pas tout à fait exact !
Certes, mais c’est une manière de dire : « Écoute, mec, j’ai bossé, j’ai réfléchi, j’ai choisi, j’ai joué, et je vais pas diminuer ma satisfaction d’avoir joué comme je le souhaitais. » Ce qui, là encore, n’est pas tout à fait exact. Tant qu’à faire, j’aurais préféré que la personne passe un meilleur moment plutôt qu’elle ronchonchonne parce qu’elle n’imaginait pas l’œuvre telle que je l’ai interprétée. Tant pis !

D’autant que, si tu l’avais jouée autrement, elle serait peut-être venue te dire qu’elle l’aurait imaginée autrement…
Qui sait ?

Ta chance est de ne plus être en concours mais en concert !
En effet, depuis une quinzaine d’années, j’ai gagné une forme certaine de liberté.

Néanmoins, tu ne peux pas échapper à la critique. Celle-ci est consubstantielle à l’art. Qu’elle se manifeste par un regard complice et fasciné échangé entre spectateurs, des brava sincères, des soupirs ou des consultations de cellulaire parce que les gens s’ennuient, elle va avec l’idée même de musique, non ?
Peut-être, je ne sais pas. Tu ne crois pas qu’on peut être dans l’instant et en profiter ?

Non. Et toi ?
Je ne sais pas. En revanche, je sais que l’impact de la critique varie en fonction de son auteur. Si celui qui vient me démonter n’est pas pianiste, s’il ne sait pas ce que c’est d’être sur scène, son propos n’a pas la même portée que si c’est un pair qui me juge.

 

 

 

« Ce qui me choque dans certaines critiques, ce n’est pas la critique : c’est le procédé »

 

Toutefois, le jugement d’un pair peut être biaisé par les liens affectifs (positifs ou négatifs) ou les communautés d’intérêt qui vous unissent !
Moi, quand un pianiste que j’estime m’adresse un compliment, je ne fais pas la fine bouche, j’en suis extrêmement heureux. À l’inverse, s’il me laisse entendre que je l’ai déçu, ça m’affecte beaucoup plus que si Tartempion décrète que j’ai mal joué. Euh, attends… Je suis en train d’enfoncer à grands coups de rein une porte ouverte, non ?

Pas forcément. Par exemple, certains artistes affirment se désintéresser totalement de la critique, d’autres ne comprennent pas que tout le monde ne soit pas en extase devant eux, d’autres encore témoignent de leur vulnérabilité face aux recensions de leur travail…
C’est vrai que je connais beaucoup de collègues qui ne veulent pas du tout savoir. Moi, je suis prêt à prendre ce risque.

Alors comment réagis-tu quand ton disque des valses de Chopin, acclamé par la presse spécialisée, se fait rafaler par un critique ?
Heureusement que les autres critiques étaient louangeuses ! Mais la personne qui a signé l’article dont tu parles ne m’inspire pas le plus grand respect. J’insiste : c’est le fait de démonter un disque sans nuance qui me choque, pas la critique en elle-même. Clairement, aucune critique négative ne réjouit aucun artiste sensé, même s’il nous arrive de faire semblant que ça nous amuse ou que ça nous indiffère. Néanmoins, souvent, quand un critique n’a pas aimé, que ce soit un disque ou un récital, ou il n’en parle pas parce qu’il sait quelle énergie cela exige, ou il nuance ses piques. Ce peut d’ailleurs être tout aussi violent à lire, car chacun traduit très bien les sous-entendus fielleux et les euphémismes de convenance. Reste que le procédé n’est pas le même que de fracasser un disque et un artiste.

 

 

 

« Qui a récolté plus de critiques immondes que Horowitz et Cziffra ? »

 

Comment se relève-t-on quand on se prend une bonne avoine en plein visage ?
Je ne prends pas les critiques virulentes en plein visage. C’est comme si un roquet aboie dans la rue : s’il te dérange, tu fermes la fenêtre et tu continues ce que tu étais en train de faire.

Concrètement, ça se passe comment ?
D
’abord, tu te concentres sur ta musique. Moi, je ne peux pas obliger les gens à aimer ce que je fais, je peux juste travailler pour proposer la plus belle musique dont je suis capable. Alors, je travaille ! Ensuite, tu relativises. Si tu as une seule fausse note critique dans un concert de louanges, franchement, ça va. Et, enfin, tu vas de l’avant. Une critique à l’acide, désolé pour mes éventuels détracteurs, ça ne va pas m’empêcher d’enregistrer d’autres disques !

Ces aboiements d’un roquet contre tes valses ne constituaient pas ta première mauvaise critique.
Je me souviens d’un type qui n’avait pas aimé un disque, je ne sais plus si c’était Tableaux d’enfance ou Voltiges. Il avait signé un papier un peu moyen. Pas assassin, mais franchement moyen, en vrai. La maison de disques l’invite cependant à Gaveau. Dans une salle pleine, j’y donne le meilleur concert de ma vie. Le public est hyper enthousiaste. Le type n’a pas tenu. Il est parti à l’entracte, avant les pièces de bravoure. Il a eu complètement raison. Si les applaudissements que j’ai récoltés dans la première partie lui déchiraient les tympans, ceux auxquels j’ai alors eu droit (je ne dis pas ça pour me hausser du col, des vidéos de ces moments circulent sur YouTube) l’auraient fait voler en lambeaux !

Ça, ça doit rendre le smile
Oh, oui, ça m’amuse, mais je garde le nord : j’ai demandé à Ad Vitam de ne plus jamais l’inviter. Par bonté, hein ! S’il n’aime pas comment je joue, je ne souhaite pas qu’il souffre, tu penses ! Qu’il laisse sa place à quelqu’un à qui le récital plaira. Sérieusement, quelqu’un qui déteste ou méprise mon travail, dans la mesure où cette engeance est rare, ce n’est pas une catastrophe. J’en ai eu deux-trois en vingt ans, y a pire. À chaque fois, ça m’énerve, mais ça a aussi tendance à me motiver. C’est donc un mal pour un bien !

 Est-ce une particularité de la critique à l’encontre des artistes déjà reconnus mais pas encore superstars ? Les cadors récoltent rarement de mauvaises critiques…
Proportionnellement, peut-être. Mais plus tu as de bonnes critiques, plus tu as de probabilité d’en récolter aussi de mauvaises. Qui a eu plus de critiques immondes que Vladimir Horowitz ou György Cziffra ?

Peut-être que les temps ont changé…
Peut-être.

 

 

 

« J’essaye d’apprendre à relativiser »

 

Ta force mentale, tu la puises aussi dans le fait que les valses de Chopin ne sont pas ton premier disque.
Bien sûr, aujourd’hui, je peux prendre un peu de recul. Les valses, c’est mon huitième disque, j’ai presque quarante ans. Je ne me considère pas comme « arrivé » ; je ne suis ni blasé, ni toujours zen ; et je préfère les bonnes critiques aux mauvaises. Donc je peux m’énerver sur le moment contre un scribouillard qui a cru bon de cracher son venin. Néanmoins, quand les autres critiques ont apprécié mon disque et que les spectateurs viennent à mes concerts, la bave du corbeau atteint la blanche colombe mais elle ne va changer ni ma vie ni mon orientation artistique. Je n’attends plus de validation. J’avance. Qui m’aime me suive, et bon vent aux autres !

Sera-ce la maturité que d’arriver à trouver un juste milieu entre la réaction façon Magritte (« tout le monde m’affirme que vous êtes une vieille pompe à merde, il va de soi que je n’en crois pas un mot ») et l’indifférence ?
Disons que j’essaye d’apprendre à relativiser. Donnons des ordres de grandeur : une bonne critique de Jean-François Zygel, ça touche des dizaines de milliers de personnes dès qu’elle est publiée sur les réseaux ou diffusée dans les médias. Les organes de presse dite spécialisée, c’est un peu dépassé. Quand il n’y avait pas Internet, tu en avais besoin pour être au courant. Aujourd’hui, c’est plutôt le contraire, c’est plutôt eux qui ont besoin de nous.

En quel sens ?
Leurs articles sont surtout lus quand les artistes les ont postés en story sur Facebook ou sur leur IG. Je précise que ne suis pas le moins du monde vindicatif à leur égard, pas du tout. Je ne peux pas demander à la fois que l’on respecte mon travail et ne pas respecter celui des autres ! Je mets juste en perspective le pouvoir de nuisance que certains collaborateurs de ces revues s’imaginent avoir en détruisant des disques ou des artistes. Moi, si des critiques aiment mon travail et le disent, merci, ça ne fait jamais de mal et ça réchauffe le cœur. S’ils ne l’aiment pas et le disent aussi, même incorrectement, bah, je survivrai. La preuve !

 

 

 

À suivre…


Pour acheter le disque des valses de Chopin, c’est par ex. ici.
Pour réserver en vue du concert-événement du 7 février à la salle Gaveau, c’est .