Vaincre ou mourir – Avant

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L’émotion suscitée par Vaincre ou mourir, que l’on me convie à voir ce soir, illustre le développement de l’économie de la chougne.
C’est une évidence, l’économie de la chougne, qui ne se réduit pas à des one-man-show souvent centrés sur la défense d’une communauté – les Noirs, les Arabes, les grosses, les femmes, les nobody, etc. –, se développe, signe de la communautarisation de notre société. En effet, la chougne est consubstantielle de la notion de communauté. Se rassembler d’une façon communautaire, id est entre semblables et ressemblants – physiquement, intellectuellement, politiquement, etc. – c’est

  • d’abord arguer d’une différence,
  • ensuite la considérer comme un stigmate (honorable mais non honoré), et
  • enfin considérer que l’existence de ce stigmate transforme l’ensemble des membres d’une communauté en victimes, fût-ce malgré eux.

La conscience, quelque fabriquée soit-elle, de sa différence partagée se révèle être à la fois une fierté identitaire et l’origine d’un sentiment d’exclusion. Même les virilistes les plus acharnés, même les survivalistes, même les groupes les plus extrémistes et haineux qui roulent des pectoraux et jouent aux majorettes avec leurs battes de base-ball ou aux jongleurs circassiens avec leurs schlass, même eux éprouvent ces sentiments d’exclusion, parfois réinvestis sur l’air de l’auto-exclusion, lequel ne change rien au gouffre creusé entre soi et « les autres ».
Deux entités se font face : ma communauté et « les autres ». L’essentialisation de la différence conduit immanquablement à un sentiment d’injustice. Comme tous mes ressemblants, je ne suis pas traité ainsi que je devrais l’être parce que je ne suis pas les autres dont j’ai pris soin de me distinguer. L’auto-stigmatisation formalise et nourrit une conviction : je suis déclassé, je mérite mieux, je suis victime des autres.

 

 

Aujourd’hui, tout le monde chougne. Tout le monde est victime. De l’Autre ou des autres, peu importe : nous sommes victimes. Moins collectivement qu’en tant que collectivité. Et si, moi, personnellement, je ne me vis pas comme victime, je me dois de me vivre comme victime par contamination et par solidarité avec mes ressemblants.  Les migrants sont victimes, les femmes sont victimes, les profs de technologie au collège, les intermittents, les travailleurs indépendants, les tirailleurs sénégalais, les boulangers, tous sont victimes. Avec eux, en vrac et sans exclusive, hélas, les retraités, les juifs, les antivax, maints pays africains cherchant à taper au portefeuille les anciens colons au nom de la réparation et de la préservation de l’environnement, les amoureux de l’opéra, les scientologues, les zadistes, les passionnés de vitesse sur routes ex-nationales, les laïcards qui – moins braves que Bernadette ou que le criminel dit Petit lys d’amour – ont peur de voir la Vierge, les ruraux qui regrettent le manque de gendarmes, les producteurs de betteraves qui auraient rêvé d’empoisonner encore quelques années sucre et environnement avec les néonicotinoïdes et, donc, pour ce qui va bientôt nous intéresser, les Vendéens associés pour l’occasion aux anti-Républicains royalistes : tous sont victimes grâce à leur communauté, fût-elle de carton-pâte.
La communauté a le vent en poupe et cingle, toutes voiles dehors, vers les bâtiments cherchant encore à s’en tenir à une réflexion qui, sans prétendre à l’objectivité perpétuelle – fantasme imprécis et, à vrai dire, pas super intéressant –, aspire à se déprendre des trois poisons de la chougne :

  • l’émotionnel (qui incite à confondre une situation avec sa présentation),
  • le compassionnel (qui pousse à remplacer la pensée par un blanc-seing accordé à un mélange de pitié et de peur), et
  • le consensualisme (qui pousse à ne plus parler qu’avec ceux qui partagent mon opinion, tout en conspuant ou menaçant les autres).

Profitant de cet engrenage, des produits culturels s’emparent de cette tendance et nourrissent à grande échelle le désir

  • de former un oxymorique tout partiel (ma communauté est un tout parce qu’elle est identifiable, cernée, limitée donc perceptible dans sa globalité, et ce tout est partiel puisqu’il y a d’autres communautés et quelques électrons libres, alléluia !),
  • de déplorer un traitement défavorable,
  • d’exiger réparation et
  • de se conforter dans un entre-soi qui, parfois, peut se révéler d’autant plus délétère qu’il accentue les postures de victimisation.

 

 

Vaincre ou mourir se situe dans cette économie de la chougne ce qui, d’emblée, oblige celui qui l’évoque à faire un pas de côté. Fruit assumé des thèses engagées défendues par le villiériste microcosme qu’est le Puy du Fou, il se présente à la lisière entre un récit engagé et une fiction qu’il faut juger en soi. Loin de reprendre la devise cartésienne du « larvatus prodeo », en deux ou trois mots, il veut être un exemple de révolution culturelle

  • réécrivant l’Histoire que la République aurait faussée,
  • réhabilitant des héros vénérés localement par histrions et suiveurs, et
  • fédérant une certaine droite française,

non pas celle des permanentes vaguement violettes qui picorent Le Figaro en frissonnant joyeusement d’horreur quand des manifestants se, eh bien, précisément, manifestent, non pas celle des affreux jojos aux crânes rasés qui cherchent une voie plus tonique que celle des successeurs de Jean-Marie, mais celle des royalistes poussés par une vision nostalgique de l’Histoire – et pourquoi pas ? – et une haine viscérale mais un rien fataliste de la République sous à peu près toutes ses formes, fors leur confort personnel, faut pas déconner. En soi, ce positionnement est tout à fait séduisant pour au moins trois raisons.
D’abord, Vaincre ou mourir est séduisant parce qu’il est difficile de comprendre pourquoi seuls des engagements marqués à gauche seraient tolérables. Pourquoi, si des tombereaux de produits culturels louent la société multi-ethnique, dénoncent la verticalité oppressante des régimes non démocratiques et considèrent que la pérennité d’une dictature nobiliaire, plus ou moins dictatoriale, est le garant d’une nation, mot que certains, Pharaon Ier de la Pensée complexe en tête, essayent d’effacer au profit de pays voire de communauté européenne (encore une communauté !), oui, pourquoi diable des produits non conformes à la vulgate des milieux biberonnés à la subvention publique en échange de leur soumission aussi patente que consternante et limitante, pourquoi ces produits non conformes devraient-ils être rejetés d’emblée ? Il serait assez cossu de louer le pluralisme et l’engagement, d’un côté, tout en réduisant l’engagement à la resucée moins lénifiante qu’inepte de la pravda actuelle.
Ensuite, Vaincre ou mourir est séduisant parce qu’il parvient à faire pousser les hauts cris convenus, attendus, souhaités, presque obligatoires aux bien-pensants, qu’ils soient macronistes par penchant arriviste (en dépit de mes efforts d’empathie et d’imagination, j’ai du mal à imaginer une meilleure excuse), gauchistes de rente ou dignitaires focalisés sur une seule obsession : « Pas de vague ! » Quand la médiocrité intellectuelle, la servilité culturelle et un mélange d’appauvrissement et d’assèchement des politiques culturelles deviennent la norme, il est presque joyeux qu’un film, fût-il bancal, fût-il en réalité soutenu par le système via StudioCanal, fût-il simpliste et artistiquement limité ainsi que les critiques officiels me le promettent, secoue la mollesse ambiante.

  • Qu’il dise le mot de Cambronne à l’inclusivité,
  • qu’il se tampiponne des sujets voletant autour de la tolérance et du transgenrisme,
  • qu’il fasse fi de l’Histoire objectivable,
  • qu’il propagande autre chose que le narratif en vigueur sur la France en général et la Révolution en particulier,

mais tant mieux, bon sang, et même si c’est nul, et surtout si c’est nul ! Pourquoi, grands démocrates et beaux esprits que nous sommes, ne devrions-nous autoriser que le ressassement des convictions construisant la conception de la République actuellement en vigueur ?
Enfin, Vaincre ou mourir est séduisant parce qu’il met en scène la communautarisation de la vie culturelle française dont nous ne pouvons plus ne pas avoir conscience. Les réactions que ce film suscite révèlent la puissance du credo pravdique qui pèse sur la vie artistique. Que ses contempteurs dénient au produit tout intérêt, toute validité, toute qualité, contribue à renforcer l’incongruité du coup de tam-tam (sans doute les vaincroumouriristes préfèreraient-ils le « roulement de tambour » à l’expression d’Émile Zola) qui retentit jusqu’à obtenir, gloire suprême, la une dénonciatrice de Libération. Pour qui est un peu taquin et ne dépend pas de la puissance médiatique, savoureuse est la disproportion entre un produit dérivé d’un parc d’attractions, d’une part, et, d’autre part, l’émotion associant haine et mépris qu’il a suscitée et qui s’est déversée dans d’amusants pensums révulsés – et, soyons précis, dans quelques billets furibonds et cependant clairement motivés.

 

 

Dans ce contexte, peut-être est-il judicieux d’avoir conscience du double statut du film. De facto (ça change de « de fait »), Vaincre ou mourir ressortit de l’économie de la chougne en capitalisant sur le massacre considéré comme génocidaire – degré suprême dans la hiérarchie de la chougne – des Vendéens lors de la Révolution et sur la confiscation de l’Histoire par une République honnie ; et il est aussi un révélateur d’une peur étrange de la dissonance et du désaccord, quand bien même les armes à la disposition du fauteur de duretés, ainsi que l’on disait en musique jadis, sont dérisoires face à celles de ses contempteurs. Les deux statuts sont liés, car ils manifestent, chacun à leur façon, la communautarisation qui a tendance à polariser la vie culturelle française. Flotte toujours ce relent de compartimentation sectorielle et castratrice : que les Africains et leur descendance naturalisée aillent voir Aya Nakamura (j’en avais parlé avec Tita Nzebi en lui demandant si seuls les Gabonais parlant sa langue avaient sens à l’aller applaudir), les vieux Blancs un concert de musique classique ; que les jeunes-de-banlieue kiffent les « musiques urbaines », et que les bobos parisiens se gobergent de la performance énigmatique et engagée d’une égérie féministe risquant son corps nu dans une chorégraphie improvisée mais très pensée à travers une expérience ouatée (« c’est jubilatoire et ciselée, avec un je-ne-sais-quoi de doux dans la sincérité de la rébellion »), remuante (« on n’en ressort pas imberbe !!! ») et tutoyant les plus grands moments de l’art (« un événement présenté en collaboration avec France Inter et Télérama ») à vivre, partager et instagrammer au Cent quatre.
Chacun son monde.
Que nul ne dépasse.
Vaincre ou mourir ne prétend pas contrevenir à ce saucissonnage communautariste de l’offre culturelle, au contraire. Le produit ne cherche pas à séduire le tout-venant en mettant en avant son projet divertissant par-delà son positionnement idéologique. Non, il s’agit pour lui de fédérer, motiver, rendre fiers les militants payant leur billet moins pour le film que pour tendre bien haut un médius préalablement humecté à destination du diktat de l’industrie du cinéma et de la pensée. En dépit du sujet, l’heure n’est pas à la révolution, mais à la révolte. Reste à découvrir ce qui se cache derrière bruits et fureurs, presque sans jeu de mots, pensez. Ce sera l’objet d’un prochain post sur le sujet.