“Van Gogh à Auvers-sur-Oise”, Musée d’Orsay, 26 janvier 2024 – 2

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Vincent Van Gogh, “L’Oise à Auvers-sur-Oise”, 1890. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans un premier épisode, nous nous demandions ce que nous voyons de Vincent Van Gogh quand nous voyons un tableau de Van Gogh, tant le narratif de l’artiste miséreux mort d’un suicide raté et devenu l’un des peintres les plus chers du monde semble avoir infiltré ses toiles. Dans ce deuxième épisode, en nous concentrant sur la toile ci-dessus, nous essayerons d’imaginer, d’esquisser, d’évoquer ce que voit Vincent Van Gogh, dans la mesure où sa peinture ne se contente pas – ce qui serait déjà pas mal – de représenter le monde mais prend souvent soin de le recomposer de diverses manières. Le projet est

  • un rien présomptueux,
  • un chouïa spéculatif et
  • un brin hasardeux,

certes. Néanmoins, il cherche à examiner la spécularité de l’expérience qu’est la visite d’une exposition, dans la mesure où aller voir des tableaux pourrait bien revenir à aller voir comment voit l’artiste – ce qui nous permet de réfléchir sur comment nous, nous voyons.
Or, d’emblée, plus que la manière, il appert que les dernières œuvres de Vincent Van Gogh travaillent la matière en multipliant les techniques utilisées. Dans la pièce supra, il dégaine

  • la mine de plomb,
  • la plume et
  • l’encre,

mêlant aquarelle et huile sur du papier vergé. Ailleurs, d’autres outils, dont l’huile, le plus célèbre, tentent de retranscrire une vision davantage qu’une vue. Ainsi, L’Oise à Auvers-sur-Oise semble creuser la question

  • de la temporalité,
  • du mouvement et
  • de l’insaisissabilité du monde

plus que de restituer un paysage rural qui n’a rien d’exceptionnel.
La temporalité est double. D’une part, elle est trouble comme si s’exprimait ici l’urgence de la création. L’urgence floute. Avec elle, la netteté disparaît, elle est déplacée vers celui qui voit la toile – charge à lui de reconnaître çà un animal, là un fleuve. Charge à lui aussi de mettre de l’ordre dans l’espace comme l’y invitent la haie semi-translucide et le fracas des différents plans moins organisés que concaténés. L’artiste saisit, le spectateur se saisit de cette immédiateté et récupère un monde en kit, dont on voit assez bien les différents éléments bien que la logique du puzzle se dérobe.
D’autre part, cette temporalité spéciale est spatiale. Elle redéfinit le paysage en l’interrogeant. L’Oise à Auvers-sur-Oise ne disloque pas les repères : elle

  • les désamorce,
  • les invalide,
  • les rend inefficients.

Pourtant, ce ne sont pas les clôtures qui manquent.

  • Les haies d’arbres élevés se dressent ;
  • les champs sont protégés ;
  • la nature est comme barriérée par l’organisation anthropique de l’espace.

Aussi l’œuvre ne se présente-t-elle pas comme un donné (voici à quoi ressemble ce que je vois) mais comme un mouvant (à celui qui regarde d’organiser sa compréhension de l’espace). Les séquences saisies par l’artiste poussent le réel à rompre avec l’évidence. Elles l’en dessaisissent. Elles le dotent d’une complexité qui le fait échapper à l’instant. Il ne s’agit plus seulement, de saisir

  • des couleurs,
  • des formes,
  • des structures.

Il s’agit de se laisser envelopper par l’impression qu’elles dégagent et donc de les déprendre de leur ancrage dans une matérialité incontestable. Le temps du regard prend le pas sur le temps du paysage. Quand Van Gogh croque l’Oise à Auvers, il libère l’endroit de ses limites ou, du moins, interroge ces dernières (donc celles de quiconque regarde son travail).
C’est ce que suggère aussi le travail sur le mouvement. À l’instar de l’organisation spatiotemporelle, le mouvement professe une envie de fuite qui est aussi un aveu d’impuissance. Le peintre révèle que ce qui est fixé est mouvant mais, de la sorte, il admet que ces mouvements sont vains puisque l’immobilité l’emporte.

  • Les ondulations du ciel,
  • la vitalité des traits horizontaux,
  • la pulsation apportée par le rythme des clôtures et les envolées des arbres

semblent vouloir arracher le paysage à sa pérennité illusoire et ce nonobstant ensuquante. Une sorte de pulsion de vie bat derrière la tranquillité de ce qui inspire l’artiste. Van Gogh ne reproduit pas un paysage : il l’interroge. Il n’évoque pas la campagne : il l’explore. Il ne fige pas un espace : il l’anime. Cependant, ce faisant, il constate l’inutilité du mouvement.

  • Le mouvement ne libère pas, il révèle.
  • L’art ne copie pas, il dévoile.
  • L’artiste ne fixe pas, il creuse, renie et fissure l’évidence.

En cela, le mouvement est lié à la temporalité que nous évoquions. Paul Ricœur l’a esquissé dans une intervention intégrée a posteriori au Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Le Seuil [1969], “Points”, 2013, pp. 53 sqq. Il expose, haha, que, dans le travail d’herméneutique, que l’on pourrait schématiquement expliciter comme un travail

  • d’interprétation,
  • d’exégèse,
  • de décryptage
    • d’un objet,
    • d’un concept, bref,
    • de ce que nous généralisons comme étant sinon le réel du moins un ensemble d’outils et de perceptions qui nous donne plus ou moins accès au monde qui nous entoure,

il y a trois temporalités :

  • la temporalité de la tradition (ici, le paysage que l’on peut connaître ou imaginer) ;
  • la temporalité de l’interprétation (ici, la représentation inattendue d’un paysage à la fois reconnaissable et inconnu) ; et
  • la temporalité du sens, qui associe “la sédimentation dans un dépôt” (je sais ou je crois savoir ce qu’est un paysage rural) et “l’explicitation dans une interprétation” (en posant un regard spécifique sur cet espace que l’on croyait connaître, j’en propose une autre vision).

Convergent alors

  • l’exploration du temps,
  • le travail sur le mouvement et
  • le constat d’insaisissabilité du monde.

Visiter une exposition de Van Gogh ne permet pas de changer de regard, et c’est sans doute heureux. Il ne s’agit pas de modifier notre préhension du réel, restons modestes et pragmatiques. En revanche, cette expérience d’une autre perception du monde nous rappelle

  • que le monde n’est pas perceptible uniformément,
  • que l’évidence est un trucage inventé par notre paresse congénitale, et
  • que, bien que l’idée soit rassurante, ce que nous appelons réel reste irréductible à une définition absolue de ce qu’il est ou n’est pas.

Pour conclure cette notule en nous retournant vers le projet esquissé initialement, ce que nous pouvons savoir de ce que voit Van Gogh, c’est à la fois

  • la vie qui pulse derrière la fixité des choses,
  • la dérobade du monde à sa complexité souvent figée dans une unicité mensongère, et
  • le décalage cuisant entre cette capacité à percevoir autrement et l’impossibilité à la dire, à la communiquer ou à la vivre pleinement.

L’art, sublime, saugrenu et grotesque à l’aune de constat, est uniment

  • un exutoire à ce désarroi,
  • un aboutissement éphémère dans la tentative de dessiller les yeux de ceux qui regardent et
  • un désespoir toujours renouvelé puisqu’il présente du réel une image qui se dissocie du réel (c’est une image, ce n’est plus une chose).

L’exposition du musée d’Orsay donnait peut-être à entendre cette tension magnifique et vaine qui habitait l’artiste, capable de rendre le constat d’échec encore plus stimulant que lugubre, alors qu’il est probablement autant l’un que l’autre.

 

À suivre !