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Admettons-le, ça ira mieux ainsi, Véronique Pestel nous pose un problème. C’est l’une des plus passionnantes chanteuses françaises, autant comme auteur que comme compositeur… et comme interprète (elle excelle en piano, guitare et voix). En sus, sa présence scénique est superlative : ses récitals sont léchés sans occulter une part de respiration spontanée, leur haute tenue est impressionnante mais ne cherche pas à masquer la fragilité sous l’évidence. Bref, c’est très bien. Sauf que Véronique Pestel aime la poésie. Au-delà du raisonnable. Elle l’aime au point de lui sacrifier la chanson (c’est bien son droit), dans laquelle on la préfère (c’est bien notre droit), et ça remonte à loin : dès 1992, elle publiait un disque incluant la “Complainte de Pablo Neruda”, une saga de 8’30, autant dire une éternité à l’aune de la vie moderne – car, même en 1992, la vie était moderne.
Vent debout contre toute forme de conformisme, fût-il fondé dans le meilleur de la chanson qui ne s’adresse pas à ceux qui logent leur cerveau dans leurs chaussettes, la dame a toujours parié sur la capacité du mot à transcender notre médiocre intelligence du monde, ajoutant que, dans une chanson, “la musique est là pour ne pas qu’on s’ennuie”. Son pari de nous ouvrir à la poésie, aussi foufou que celui d’un Ben Sidran se passionnant pour Federico García Lorca, nous a souvent alléché mais pas toujours convaincu, tant on préfèrera toujours, malgré que l’on en ait, la chanson à la poésie. Par chance, on connaît les arguments parmi lesquels (non, pas Rimbaud par Ferré, merci)

  • feue Hélène Martin,
  • feu Georges Brassens, ou
  • même la Mimi de Saint-Julien et sa “carafe d’eau glacée, rien de plus”…

Acceptons la gageure d’être séduit au-delà de notre prévenance, et jetons deux oreilles attentives sur le nouveau disque pestélique, dernier opus à être fomenté avec Jean-Claude Barens et avec le soutien de sa fanbase dont, évidemment, nous sommes.
Le projet suit les textes chronologiquement. “Benjamin” s’assume jazzy avec le piano de Michael Geyre, dans un arrangement réussi de Patrick Brugalières : en dépit de sa basse synthétique et de son accordéon (chacun sait ici que je voue aux gémonies cet instrument), l’effet est parfait et le résultat swingue à souhait.

  • C’est de la poésie,
  • c’est de la musique pour partie synthétique,
  • c’est un titre avec un instrument insupportable ; et, cependant,
  • c’est super.

Heureusement les cordes en plastique qui ouvrent “Elsa m’a dit” (en version seize cordes et piano ci-dessous) modèrent notre enthousiasme avant que le vrai violon de Clément Wurm ne nous plaise… puis s’éteigne sous le synthé. Ce nonobstant, la prosodie réussie nous permet presque de passer au-dessus du toc pataud et superflu du simili orchestre de verroterie. Dans la “Comptine du quai des fleurs”, le sens de la mélodie ternaire mêle Histoire et amours avec un souci de concision qui étonne toujours chez la musicienne – avec ses moyens, on imaginerait des ponts musicaux et des développements instrumentaux. La dame les dédaigne (il lui suffit de 43′ pour scorer treize chansons), préférant le dense au délayé. Contre notre prévention, elle a une fois de plus bien raison : la simplicité apparente du titre enregistré en public renforce notre conviction selon laquelle la dame n’a point besoin de ronflement de pacotille – boursouflure musicale ou ajout d’instruments fake – pour nous éblouir.
Un quatuor arrangé par le coutumier Michel Précastelli accompagne “Pierres” et nous ramène dans Babels. Normal : il s’agit du même fichier, ici copié-collé. Cette version est tout à fait pimpante, on n’en disconviendra pas, mais l’on regrette que Mon Aragon omette d’afficher clairement sa dimension de compilation pour partie seulement inédite. D’autant que, comme d’autres pièces rapportées ont été semées sur le chemin du disque, cette caractéristique eût pu être positivement présentée comme l’illustration d’un long et précieux compagnonnage entre la chanteuse et les mots du poète – sans pour autant ne pas faire regretter aux fans qu’une nouvelle version n’ait pas été risquée !
Enregistré en vivant, donc en Suisse, “Vise un peu cette folle” avec Véronique Pestel à la voix et au ploum-ploum saisit instantanément. Cette chanson faussée ne lâche plus l’auditeur, car la mélodie et les mots nous poussent à croire que, peut-être, “un beau soir, l’avenir s’appelle le passé”, donc

  • notre passé,
  • celui de l’artiste,
  • celui du poète et
  • celui des zozos qui partagent avec nous cette réjouissante escapade artistique.

La “complainte de Pablo Neruda”, attristant exemple du conformisme coco d’Aragon, enregistrée par la dame en 1992, revient avec Michael Geyre au piano. À la jointure entre les deux premiers épisodes, l’accordéon peine à justifier son utilité, donnant une dissonante touche argentine pour Hexagonaux à l’évocation de Ricardo Eliécer Neftalí Reyes-Basoalto, pourtant Chilien. La niaiserie sulpicienne de l’hagiographie de propagande (qui doit cependant avoir son charme puisque le voici pour la seconde fois gravé avec le gosier de l’interprète) frotte et crisse contre l’élégance de la mise en musique, entre

  • monodie,
  • formules récurrentes et
  • proposition modulante.

“Malgré tout”, connu depuis Intérieur avec vue, re-rappelle d’emblée l’inutilité d’habiller Véronique Pestel d’autres oripeaux que ses propres armes musicales : comme chez Marie-Paule Belle et comme chez feue Anne Sylvestre quand Philippe Davenet s’y collait, le piano-voix illumine l’art pestélien de la diction et son ardeur à musiquer en belle mélodie des mots porteurs de profondeur onirique jusque dans leurs pléonasmes volontaires, à l’instar de ce “mais pourtant malgré tout malgré”.

 

 


“Laissez la force aboutir au baiser” s’ouvre sur une intro d’accordéon dont les premières notes semblent tout droit sorties de “L’homme à la pie ». Il s’agira donc d’une goualante familière et parlée, heureusement habitée par la chaleur d’une voix qui respire la précision et l’intelligence de l’interprétation, idéale pour faire “semblant que c’est toujours janvier”, comme si le temps était rayé ou inoffensivé par la verve ou l’esprit du poète. Même équipe a priori pour un florilège du “Zadjal de l’avenir” établi par Bernard Vasseur. Un zadjal, comme chacun sait, est un muwachchah en arabe dialectal. Le Larousse rappelle que, souvent associé à la musique, il servit à chanter, pêle-mêle,

  • panégyriques,
  • nature,
  • vin et
  • amour tout en séduisant les soufis.

Ici, point d’arabe dialectal, point de mystique soufie explicite, point de limitation de l’écriture à des carcans trop imitatifs donc limitatifs. Logique : Aragon précisait bien en ouverture de son “long poème islamique” qu’il n’avait “pas le moins du monde imité” cette forme, soucieux d’en intégrer simplement quelques éléments dans sa poésie hybride et hétérogène, ainsi que le soulignait Mokhtar Belarbi lors d’une intervention sur les “Formes chantées de la poésie arabe dans Le Fou d’Elsa de Louis Aragon ». En revanche, l’on se gobergera de rêve et d’amour dans cette déclaration du fou d’Elsa selon laquelle “l’avenir de l’homme est la femme”, avec sa prophétie corrélative : l’on “verra le couple et son règne / Neiger comme les orangers”. Une percussion et une sorte de tuba synthétique (du plus vilain effet, spécifions-le) se joignent au duo pour cette chanson bien balancée entre

  • flonflon,
  • soukouss et
  • septièmes bluesy.

En dépit des graves en plastique, les modulations et l’énergie de Véronique Pestel poussent au headbanging léger comme un pétale blanc quand il pleut.
Le second zadjal dit “de Bâb al-Bounoûd” est assimilé par les connaisseurs, ça existe, à un sarrâbate, genre caractérisé par le passionnel et la profondeur des sentiments souvent centrés autour de la souffrance et de la passion. Les sarrâbates sont réputés pour leur liberté de composition, puisqu’il est composé de swarjs – des petites strophes, on avait traduit – à la métrique libre et dont la versification est réservée à la guise de l’imaginaire. Paradoxalement, Louis Aragon ne s’octroie pas plus de liberté ici que là, le poème (dont Véronique Pestel préfère à juste titre présenter des extraits) s’articulant selon le système récurrent suivant :

  • deux strophes de cinq vers
  • + une strophe de six,
  • le tout en heptasyllabes.

Enregistré en concert à Lutry, en mode piano-voix, ce protest poème à la mélodie minimale s’articule sur un accompagnement d’une finesse discrète qui ne manque pas de varier l’éclairage en ornant ou ondulant légèrement un texte volontiers hermétique (que diable est censé évoquer “mon feu remis à la toue”, celle-ci fût-elle manière de gabarre ou abri de berger ?). Certes, on ne comprend à peu près goutte, mais c’est peut-être l’avantage d’un poème mis en musique par rapport à une chanson : il nous faut lui faire crédit que sa capacité d’évocation, dans sa confusion même, égale a minima notre envie de narration intelligible.
Associé

  • à une basse synthétique,
  • à une caisse claire et
  • à l’accordéon swing de l’arrangeur,

Michael Geyre revient au piano pour “Jeunes gens qui parlez tout bas” où une mélodie faussement alanguie accroche l’esgourde avec grâce.
“Chagall” IV et V concluent presque le disque. Une fausse boîte à musique – on pense à “Histoire de faussaire” de Georges Brassens, pour cette capacité à réjouir malgré les faux – prépare l’arrivée d’un accordéon pour distinguer les “cirques” de la peinture mémorielle (“rien n’y est linge dans l’armoire”) et de la chanson. Un vibraphone en toc transitionne d’un poème à l’autre, portant la même mélodie ternaire à deux faces, selon manière de couplet – refrain. Ainsi, nous chevauchons les équidés de la poésie – mais si, mais si, comme répétait Jésus – dont la couleur est une écuyère reconnaissante pour les ailes offertes par

  • les notes,
  • la voix et
  • l’incarnation de Véronique Pestel.

Peut-être un bis nous permet-il de continuer à chercher la mesure de notre âme (laissons le suce-pince aux curieux de bonne volonté) : on a connu pires utopies. Celles esquissées dans Mon Aragon, quelles que soient nos inclinations spontanées, prolongent incontestablement avec

  • conviction,
  • originalité et
  • musicalité

le travail d’une chanteuse de tout premier plan.


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