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Vittorio Forte à la salle Cortot (Paris 17), le 14 avril 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Sergueï Rachmaninov l’appelait Kolya, mais allez savoir comment Vittorio Forte appelle Nikolai Medtner dans l’intimité. Après avoir fait un sort aux transcriptions d’Earl Wild dans un disque brillantissime et néanmoins passionnant, le plus montpelliérain des pianistes italiens a jeté son dévolu sur Nikolai Medtner. Il était donc juste que, à l’occasion de son premier concert à la salle Cortot, le musicien en interprétât un bloc, en l’espèce les 40′ des huit Mélodies oubliées op. 38 (1919-1922).
L’ensemble est curieusement fagoté. Il s’ouvre sur une “Sonata Reminiscenza” d’un quart d’heure, puis enquille des pièces d’environ 4′ à la fois indépendantes et traversées, pour certaines, par un même thème – celui de la réminiscence. Cette bizarrerie pimente l’appétit pour cette rareté cumulant en apparence les clichés : l’âme russe, l’oubli, la ressouvenance, pensez, on sait où on est avant même d’y débarquer ! Or, d’emblée, Vittorio Forte met les choses d’équerre. Lui qui a fricoté avec la musique russe via les transcriptions de mélodies de Rachmaninov fuit le stéréotype comme un électeur doté d’un nombre suffisant de neurones devrait fuir, vilipender et honnir les séides d’Emmanuel Macron autant que Pharaon Ier de la Pensée complexe en personne, donc vachement beaucoup. Sous les doigts du musicien, foin d’exotisme, d’exaltation, d’excès. Place, au contraire, à une oscillation hypnotisante entre

  • enflammade et ressassement,
  • crescendi et tassements,
  • ligne mélodique et zigzags itératifs,
  • explosion et résorptions.

De la partition çà comme scriabinienne et là quasi post-beethovénienne, l’interprète offre une lecture fluide et non lisse, démêlant thème et variations mais veillant à ne pas effacer le travail de la remémoration évoqué par le titre. La Danza graziosa associe le swing dont cet habitué de Gershwin connaît les secrets aux affres de la mélancolie (mode mineur, hésitations, oscillations). La Danza festiva distille subtilement son ambiance populaire grâce à la triplette gagnante :

  • légèreté du toucher,
  • efficacité des réflexes et
  • solidité des poignets.

 

 

La Canzona fluviala secoue la liquidité annoncée grâce à des contrastes, ressacs et éclaboussures. La tonicité digitale fait musique, eh oui, par-delà le programme de l’intitulé. À l’instar de ces filles qui n’ont pas d’manière, hospitalières et dociles, la Danza rustica dévoile ses appâts sans barguigner :

  • harmonies rugueuses et balancement de barcarolle,
  • schématisme apparent et malice d’écriture,
  • lisibilité du propos et inventivité de la forme.

L’expressivité de l’œuvre trouve en Vittorio Forte un exécutant de première force dont la virtuosité se masque à tout moment sous une musicalité stupéfiante. On se délecte alors des balancements, des échos et des variations de climats propres à la Canzona serenata, quand la Danza silvestra rutile sous

  • l’énergie des accents,
  • les contrastes de matériau sonore, et
  • les charmes et surprises ménagés par les nombreux breaks et trouvailles harmoniques.

 

 

Rien n’est prévisible. On passe d’une danse de lutin aux bourrasques dans les futaies en se laissant tenter par des accents borodiniens ou des cavalcades joyeusement interrompues. Les miniatures de Nikolai Medtner ne souffrent pas d’une faible appétence pour le développement linéaire : elles s’en nourrissent, s’en repaissent, s’en pourlèchent les babines. Elles ne racontent pas davantage une histoire, elles présentent des ingrédients scénaristiques (décor, événements, cliffhangers, personnages…) et les mettent à la disposition de l’auditeur. Le dernier épisode, Alla reminiscenza, n’échappe pas à cette esthétique, que Vittorio Forte met en lumière en associant

  • délicatesse des aigus et fermeté des graves,
  • équilibre des volumes et variations d’intensité,
  • rigueur des intentions et ciselage des rythmes complexes.

Cette bonne, belle et rare musique superbement claquée, vaut à l’interprète un triomphe qui va bien au-delà des conventions de politesse. Un bis s’impose donc : comme “il fait chaud”, constate l’homme du Sud, on se rafraîchit à la “Nuit de printemps” de Robert Schumann transcrite par Franz Liszt, un extrait des Liederkreis op. 39 où le poète Joseph von Eichendorff voudrait à la fois se réjouir et pleurer en voyant la nature s’éveiller et en sentant que sa petite chérie est à lui. C’est un genre de rafraîchissement plutôt torride, mais pas forcément désagréable ! D’autant que, de cette pièce redoutable, Vittorio Forte tire plus de lyrisme que de virtuosité clinquante, prenant le soin de faire davantage rêver par la beauté de la partition que par le gigantisme de ses moyens.

 

 

En revanche, le pianiste se lâche sur sa transcription fétiche du “Solfegietto” de Carl Philip Emmanuel Bach.

  • Brio,
  • musicalité et
  • amusement

 se mêlent, fusionnent et détonent dans ce second bis, avec l’esprit jazz indispensable, feat.

  • contretemps,
  • notes bleues,
  • surprises et
  • suspense sont au rendez-vous.

Les derniers brava lancés, la foule, quasi en transes, se précipitera à l’entrée de la salle pour obtenir plus qu’une dédicace de l’artiste : un mot, un sourire, bref, des preuves que, bien qu’il soit un musicien exceptionnel, il est quand même un peu humain. Quant à nous, nous prolongerons l’expérience Forte dans un troisième épisode où nous explorerons les autres Medtner glissés dans le disque de l’artiste : quatre fragments lyriques, six contes et une transcription.


Pour retrouver la première partie de cette chronique, c’est ici.
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