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Erik Feller, organiste et compositeur, n’est pas réputé pour graver des récitals à la virtuosité exacerbée. Quand certains ont pour règle apparente de n’enregistrer que des pièces exécutables par les seuls extraterrestres venus de la galaxie J’ai-quatre-mains-six-pieds-et-deux-cerveaux, lui visite des galaxies majoritairement manualitera priori plus accessibles aux musiciens ordinaires. Une telle option fait l’une des singularités de l’artiste, et le pousse à fouiller ses enregistrements, moins susceptibles d’éblouir par la seule complexité organistique de la chose.
Ce choix peut passer par une pointe d’originalité : ainsi, on se souvient de son disque Sigismond Neukomm. Erik Feller était sans doute l’un des premiers à graver des œuvres d’orgue de l’ex-vedette internationale, après que Nanon Bertrand avait édité les Vingt-quatre grandes études – l’occasion de regretter l’impasse faite par l’artiste sur la plus longue, la plus lacustre et la plus programmatique d’entre elles. Mais cela peut aussi passer par un plaisir de se confronter à la diversité que cache la notion d’orgue. Ainsi, peu après avoir édité un florilège célébrant son travail de 1982 à 2012, entre Pachelbel et Neukomm en passant par les Goldberg et Mozart, le voici qui affronte, dans un nouveau disque, un défi pas souvent recherché par les musiciens : jouer sur un petit orgue. But is small always beautiful?

L’orgue

L’orgue de Bretteville-sur-Odon est une œuvre de Daniel Birouste inaugurée en 1989.  Sa composition : un pédalier de 30 notes, un clavier de 56 notes coupées entre le 3C et le 3C#, une soubasse à la pédale, six jeux de basses, huit jeux de dessus, dont un plein jeu dissociable à mi-course. Bref, une sorte de curiosité néobaroque à l’espagnole, exigeant la présence d’au moins un excellent assistant à la tribune afin de donner l’impression d’une grande richesse grâce à une registration virevoltante. Grâce à la variété des sons choisis, la relative faiblesse des moyens instrumentaux n’est pas qu’une contrainte. Elle devient une façon de recentrer l’écoute sur la musique, en gommant l’effet wow souvent suscité par les grosses machines et les pièces les plus magiquement injouables. Dans son livret, Erik Feller explique ainsi se souvenir des cours suivis à l’école César-Franck, « dans une mansarde, sur un tout petit instrument de quelques jeux » : « Je n’ai jamais autant appris à devoir bien écouter », conclut-il.


Le récital

Comme un cours d’orgue dans une mansarde, la track-list  invite à bien écouter et à écouter bien. Le programme mélange Pachelbel, Bach JS et CPE, Mozart, Pablo Bruna, chansons espagnoles, tiento et toccata d’Antonio Mestres, selon cinq moments :

  • introduction (Pachelbel + Mestres) ;
  • moment JSB ;
  • pièces à plusieurs mouvements ;
  • Mozart ;
  • bis variés.

Ce large éventail, déjà présent pour l’essentiel sur le best of proposé en 2012, participe de l’intérêt de ce qui, sans cela, pourrait tourner à la curiosité réservée aux seuls passionnés. La célèbre Chaconne en fa mineur de Johann Pachelbel ouvre le bal et illustre le précieux souci de l’auditeur : les reprises, obligatoires, sont ornées avec une juste parcimonie afin de ne point trop redonder l’écoute ; les changements de registration, osant même de sémillants mélanges creux, et les modulations de tempi avivent l’intérêt pendant les 8’ que dure cette interprétation. S’ensuit une Toccata du sixième ton d’Antonio Mestres (ca. 1740-1790), enlevée avec un plaisir du frétillement que martèlent les notes répétées annonçant le finale.
Ouvrant une trilogie Johann Sebastian Bach polychrome (fantaisie, chanson, p’tite fugue), la Fantaisie en do mineur BWV562, sans sa micro-fugue inachevée (et peut-être pas autographe), contraste par son caractère lourd. L’interprète semble vouloir mettre l’accent sur la profondeur de l’instrument, la liberté formelle de cette œuvre par moments à cinq voix se laissant comme absorber par sa tonalité mineure. L’objectif est, probablement, de forcer le contraste avec la Canzona en ré mineur BWV 588 qui suit et dont, pour renforcer le caractère dansant, l’interprète semble choisir, peut-être pour respecter au mieux le titre de son disque, d’interpréter manuellement certains passages du pédalier – même si, contrairement au GO de Notre-Dame, les jeux de pédale ne se retrouvent pas au clavier, détricotant un brin l’illusion. Tout ne passe peut-être pas sans à-coups ou hésitations dont on peine à croire qu’elles soient volontaires (1’07, 1’40), mais l’enthousiasme, l’allant et le sens des respirations aspirent l’auditeur dans cette fête tourbillonnante, que conclut, avec forces ornementations fellériques, une seconde partie autour d’un motif chromatique descendant pour le moins pimpant. On imagine que la ‘tite Fugue en do mineur BWV 961 qui suit est moins placée là pour son intérêt vital que pour faire dialoguer un simili-cromorne avec un simili-cornet. En moins de deux minutes, elle contribue donc à élargir notre connaissance de la palette de l’instrument.


Une Suite en fa de Georg Friedrich Haendel signale le basculement de l’album vers le mode majeur. La division du clavier en dessus et basses est idéale pour donner à entendre l’ensemble accompagnement / solo de l’adagio liminaire ou le duo de l’allegro suivant. Les deux mouvements suivants travaillent plus la masse sonore dans son ensemble avec un semblant de fugue énergique et intéressant pour conclure la tétralogie haendélienne dont Erik Feller signe la transcription. Carl Philipp Emmanuel Bach enchaîne avec la Sixième sonate en si bémol majeur (sans référence précise, alors que des sixième sonates, CPEB n’en a pas écrit qu’une), dont le musicien arrose copieusement le premier Allegro de tremblant. Pas sûr que l’Arioso qui suit constitue les 90 secondes les plus passionnantes de notre ressenti musical, mais on apprécie l’effort de l’artiste pour mettre du relief dans cette plaine plutôt sirupeuse, par ex. grâce à des respirations et de légers retards opportuns. L’Allegro final, par ses contrastes, redonne vie à cette musique élégante quoique un peu engoncée dans une jolitude propre sur elle mais guère sexy, as far as we are concerned. Le célèbre et amusant Andante K 616 de Wolfgang Mozart pour orgue mécanique poursuit l’aventure. Ici, le propos paraît plutôt de montrer la richesse des possibles d’un orgue limité ; il est largement rempli, même si la recherche de variations sempiternelles suscite des registrations intéressantes mais pas toujours très jolies quand le tremblant vampirise l’association 8’+4′ comme pour excuser sa simplicité en la dissipant, hélas (4’05).
Après cet éloge de l’instrument, une « Chanson pour le cornet avec écho » (œuvre anonyme du dix-septième siècle qui sonnera une cloche, par exemple, aux amateurs des noëls d’Alexandre Guilmant fricotant avec « Ô jour, ton divin flambeau », septième élévation de la quatrième livraison, voir ici p. 18) sonne comme une provocation : ici, ni cornet, ni écho. Par le jeu entre jeux de détail et jeux de fond, Erik Feller s’amuse derechef de ce que l’on peut jouer sur un « petit orgue ». L’expérience se prolonge sur la chanson « Je vous… », ancêtre du “Sache que je” de JJG, ancrée dans la tradition du seizième siècle où l’orgue était un clavier comme un autre, susceptible de faire vibrer ses auditeurs à la chapelle, à la table et à la salle de concert ou de bal. Prolongeant l’expérience avec une dernière pièce du dix-septième siècle, le Tiento de falsas du deuxième ton de Pablo Bruna, dit « l’aveugle de Saragosse », achève cette série de bis par une pièce plus profonde et fort subtilement registrée – sans crainte des huit pieds.

Les deux photos de l’orgue, citées dans le livret du disque, sont issues du site www.erikfeller.com.

La conclusion

Dans un enregistrement qu’il a lui-même capté avec, un, ses micros Neumann KM184, deux, l’aide à la console de Joseph Hamel et, trois, le mastering de François Eckert, Erik Feller signe moins un éloge de la contrainte du petit qu’un éloge de l’organiste, ce zozo chargé de toucher l’instrument pour qu’il sonne quelle que soit, ou presque, la Bête qui lui est glissée sous les doigts. La finesse de l’exercice dépasse de loin la notion d’exercice sans jamais, pour autant, oublier la finesse : les supposés connaisseurs apprécieront l’astuce du musicien. Avec les supposés « simples curieux », ils jubileront devant la variété des atmosphères tissées par l’interprète ; les snobs préfèreront constater que, quand même, quand y a plus de tuyaux, ça joue plus fort que quand y en a moins alors c’est plus mieux. Comme quoi, surtout à la saison de la chasse, la vie est avant une question des goûts.
(Oui, je sais, c’est à la fois pas net et bof, mais je la tente quand même.)