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"Written on Skin" à l'Opéra Comique. De droite à gauche, Allan Clayton, Victoria Simmonds, Iestyn Davis, Barbara Hannigan et Christopher Purves. Photo : Josée Novicz.

“Written on Skin” à l’Opéra Comique. De droite à gauche, Allan Clayton, Victoria Simmonds, Iestyn Davis, Barbara Hannigan et Christopher Purves. Photo : Josée Novicz.

C’est la sensation opératique de l’année : Written on Skin, WOS pour les snobs, une création de George Benjamin sur un livret de Martin Crimp, débarque à l’Opéra-Comique pour trois représentations, après son triomphe à Aix-en-Provence. Effet de mode ou opéra contemporain efficace ?
L’histoire : jadis, Agnès (Barbara Hannigan) vit tranquillement en bonne femme soumise sous la houlette de son propriétaire, Le Protecteur (Christopher Purves). Débarque chez eux un Garçon (Iestyn Davis), qui obtient commande d’un livre, à écrire sur la peau d’un parchemin, d’où le titre de l’opéra. Agnès, hostile, finit par se laisser tenter par l’intrus et coïte joyeusement avec lui. Le Protecteur, qui tâte aussi du scribe-copiste-enlumineur, au moins à pleine bouche, a des doutes sur la fidélité de son épouse. Le Garçon réussit à le convaincre que tout va bien, d’autant que ses explications arrangent le boss. Las, Agnès exige que tout soit révélé, comme si elle souhaitait faire exploser son monde à l’instar du monde alentour où famine et morts violentes se sont répandues. Furieux, le Protecteur masturbe sa femme (pourquoi pas ?), tue le Garçon (c’est juste), fait manger son cœur à son épouse qui kiffe (comme quoi…), et tente de tuer Agnès qui, ultime acte de sa liberté nouvelle, se jette par la fenêtre juste avant (aïe, dans tous les cas).
L’opéra : George Benjamin, qui dirige, écrit une musique très expressive, aussi bien narrative (elle a la capacité de raconter une histoire sans mots) que cinématographique (elle amplifie, contredit ou souligne le texte chanté). Le compositeur est à l’évidence soucieux d’accompagner la dramaturgie en organisant des blocs orchestraux qui guident et stimulent l’auditeur dans cette étrange histoire (dynamique des cordes soyeuses ou piquantes ; puissance des cuivres ; ponctuation de la harpe – placée dans les loges – tantôt en solo, tantôt dans le tutti ; récurrence des élégies inquiétantes des bois – notamment de la chaude clarinette basse ; élégance des percussions, parmi lesquelles la rage du gong contraste avec l’effet des cloches tubulaires ou la fugacité des galets frappés…). Certes, l’ensemble n’est en rien révolutionnaire : opéra contemporain n’est pas forcément opéra de recherche ou d’essais innovants. Bien que cette insertion d’une musique râpeuse dans un genre très convenu puisse décevoir les faquins, l’intelligibilité de l’œuvre, livret compris (humour), accentue la profondeur du propos, qui va, Dieu soit loué au moins pour ça, bien au-delà des gnangnantises sur la libération, sexuelle donc pas que, de la femme. La mise en relief des différentes tessitures (le contre-ténor par qui tout arrive s’oppose à la fermeté du baryton dont la voix oscille entre les profondeurs de la basse et l’inaccessible envol des ténors) trahit la multiplicité des êtres bien plus qu’un french kiss, notamment quand le baryton finit par chanter avec la voix du Garçon qu’il hait et désire, au point de briser son expression ; l’usage virtuose de l’ambitus des rôles-phares évoque les tensions internes à chaque personnage, tiraillé entre le médium de ses habitudes, le grave de ses principes et l’aigu de ses désirs ; le surgissement de sonorités inattendues traduit l’ambiguïté de situations qui sont à la fois narratives (elles font partie d’une histoire) et symboliques (le texte joue avec habileté sur des anachronismes, évoquant par ex. la vanité du monde en décrivant le paysage si cher au Protecteur tel qu’il sera huit siècles plus tard – ah, le parking du supermarché un samedi soir…) ; l’absence même d’un chœur prend du sens, au-delà des raisons économiques : ce silence du monde résonne quand il est opposé au fracas du foyer et aux échos des “anges-habilleurs-décorateurs” étranges qui tournent autour de la scène et deviennent parfois des personnages chantants. L’ensemble est donc sans doute classique, et ce n’est pas une insulte ; il est surtout très réussi.
La représentation : l’opéra est mis en scène par Katie Mitchell dans un décor de Vicki Mortimer qui évoque celui créé par Julia Hansen pour Hänsel und Gretel. L’action se déroule sur les deux tiers du plancher de la scène. Côté jardin toutefois, un tiers est réservé aux habillages et manutentions de décors, partiellement assurés par les rôles secondaires de John et Marie, le beauf et la sœur d’Agnès. Au-dessus, à l’étage, côté cour, un arbre dans une pièce, avec une fenêtre d’où Agnès se suicidera ; côté jardin, un bureau où des gens bougent au ralenti, dessinent (sera-ce le lieu où l’on fabrique le monde, qui évolue lentement aux yeux des hommes d’où les lenteurs de la progression des figurants ?) et côtoient des anges au torse nu. Cette scénographie pseudo-mystérieuse paraît inutile. Elle tend plus à distraire l’attention qu’à prolonger la réflexion induite par l’histoire que narre l’opéra. On lui opposera les lumières de Jon Clark, à la fois simples, efficaces et insérées dans la mise en scène (les personnages secondaires manipulant les lumières de la pièce où se déroule l’action). Reste que ce parasitage est plutôt bénin : pour une fois, la mise en scène ne prend pas le dessus sur l’histoire.
Les chanteurs peuvent donc s’exprimer avec le brio exigé par une partition qui les ménage très peu. La véritable vedette de l’histoire est Iestyn Davis, contre-ténor aux faux airs de Gad Elmaleh, dont on apprécie l’absence d’afféterie. La voix est sûre sur (ha, ha) l’ensemble de son registre, la diction est claire, le timbre est soutenu du début à la fin. Son jeu de scène est limité à l’impassibilité – par opposition au foufou qui se trouvait au centre du Re Orso -, mais il s’agit visiblement d’un choix induit par le livret et la musique – même si, quand le Garçon ment au Protecteur, on aurait pu imaginer une attitude un brin différente. Cette très belle prestation n’occulte en rien la qualité des autres solistes. Barbara Hannigan brille comme attendu, avec une voix idéale pour l’Opéra Comique : tantôt puissante dans les aigus, tantôt plus piano et cependant parfaitement audible dans les médiums.  Christopher Purves, sosie de François Berléand, chante avec fermeté un rôle de macho ambigu parfait pour une tessiture de baryton ; on apprécie même que sa voix se brise opportunément aux moments de trouble, laissant le spectateur dans la délicieuse expectative du “tu penses que c’est fait exprès ?”. Et les rôles secondaires sont à la hauteur : Victoria Symmonds, ange et Marie, démontre une belle agilité vocale, une grande clarté de prononciation et un évident plaisir d’actrice lorsqu’elle devient la Carmen SM fantasmée par le Garçon pour sauver Agnès ; Allan Clayton, ange et John généreusement barbu, impose lui aussi la tonicité de sa voix, la précision de sa diction et une présence scénique qui attire le regard et mérite des bravos. Côté instrumental, si on regrette que, à son habitude, l’Orchestre philharmonique de Radio France se chauffe jusqu’aux dernières secondes avant la représentation, il joue sa partition avec un intérêt patent, porté par la direction très factuelle du compositeur – pas de grands gestes facétieux, tempi et départs sont privilégiés. Pour une première de reprise, le résultat sonne bien à notre oreille !
En conclusion, un opéra intéressant, des chanteurs irréprochables, pas de gros parasites dans la mise en scène : que demander de plus ? Peut-être juste signaler que, dans cet opéra anglais, fors l’orchestre, tous les intervenants sont anglais, and it’s great. Nevertheless, on peut en profiter pour regretter que, dans les opéras français produits en France par l’argent français, la présence d’un artiste hexagonal soit une exception.

... et pendant ce temps, tout près, les ours du Printemps font déjà les cons pour hâter la venue de Noël. Photo : Josée Novicz.

… et pendant ce temps, tout près, les ours du Printemps font déjà les cons pour hâter la venue de Noël. Photo : Josée Novicz.