Jean-Luc Thellin, Intégrale Bach 3, Organroxx
Un cybercorrespondant nous le faisait remarquer il y a peu avec une lucidité éblouissante : voilà longtemps que l’on n’a pas parlé d’orgue, ici. Recollons-nous-y donc, bien qu’ouvrir le troisième disque Bach de Jean-Luc Thellin conduise à s’agacer. Si. Car non seulement des chiffres incompréhensibles ou organroxxocentrés (« 09 », WTF, man ?) souillent la présentation ; non seulement le livret est toujours aussi mal pratique à lire et à replier (peut-être faudrait-il un mode d’emploi, comme pour ouvrir un CD de François Valéry) ; mais il est de surcroît grevé par un grand nombre de fautes orthotypo (même le nom de la basilique, Saint-Remi, est fracassé, c’est abuser)… sans compter, ou presque, les répétitions (« virevoltante » pour la BWV 564) et les lapsus (que diable sera le « postule » dans la double fugue d’après Legrenzi, sinon un postlude mal écrit ?) qu’une correction digne de l’ambition portée par cette intégrale aurait rectifiés.
Voilà, c’est dit. Un éditeur correct devrait se soucier de la lisibilité et de la qualité du produit qu’il fournit, texte compris. Ce n’est, clairement, pas le cas d’Organroxx. Le livret est exhibé en tenue négligée – au point de parler des « intensions » de Bach – ; et le CD n’est même pas reconnu par notre lecteur – en clair : les titres des pistes n’apparaissent pas quand nous insérons l’objet dans notre ordinateur. Oh, pas d’inquiétude, fougueux lecteur, nous allons passer à la musique – ce p’tit regret sera néanmoins gage de notre souci d’honnêteté.
Le récital se décapsule avec les Prélude et fugue BWV 532. Le Prélude, tourmenté, l’interprète s’attache à le claquer avec un mélange séduisant de rigueur et de liberté – la rigueur l’emportant à l’Alla breve, sans exclure de justes respirations (2’10), et un changement de registration avec tremblant singularise l’Adagio final à double pédale, s’il vous plaît : les enregistrements de l’intégrale s’enchaînent, mais le désir d’aller dans le détail demeure. La célèbre et redoutable fugue qui suit est attaquée sans faux-semblant. On y apprécie, comme dans le Prélude, le jeu de pédale qui assure la clarté du discours, no matter la difficulté d’indépendance concoctée par le compositeur. Originalité, ici : l’artiste, d’ordinaire chiche en registration, va répartir les dialogues sur des plans sonores distincts, conduisant l’oreille du piano au fortissimo. Cette option colle avec une œuvre à la fois très cohérente et très segmentée puisque fonctionnant sur des questions-réponses. Aussi faut-il saluer l’association entre une technique remarquable et un projet musicologique solide.
Le bref choral Herzlich tut mich verlangen BWV 727 se faufile alors avec Nazard et quintadine de 4, donnant une étrange sensation de tremblant. L’exécution, sérieuse, associe la raideur polyphonique nécessaire à une certaine liberté dans les retenues des points d’orgue ou l’écoute des différentes parties entre elles. Reste une énigme : quoi qu’il puisse avoir fonction de respiration bienvenue, que diable peut faire ce choral dans la set-list, qui plus est orientée alla francese ? Sans doute rappeler qu’il s’agit bien d’un récital et non d’une intégrale centrée sur des dates ou des ensembles préétablis, Jean-Luc Thellin étant, révélons-le, plutôt musicien que dame à moustache du CDI au collège Marlène-Schiappa.
La Fantaisie BWV 542 qui suit est en fait le prélude d’un diptyque jamais achevé. Associé à une Flûte allemande, le Cromorne s’y confronte avec profit au cornet de 5 rangs. La pièce se révèle moins typiquement bachienne que grignyste, popopo, comme nous en avertissait l’interprète dans le livret. Lequel interprète en profite pour l’associer avec la fugue BWV 574, sur un thème de Giovanni Legrenzi. Rien de rigolo ou de spectaculaire dans le premier thème, carré-carré, que le musicien exécute toutefois avec un feeling musical indispensable pour faire coulisser cette partition bien plus rigoureuse qu’aguichante (petit retard à 1’07 ou à 4’, par ex.). On est même heureux, dans ce monde guindé, d’entendre des signes de vie (pédale autour de 5’13). Un postlude puissamment registré suit curieusement la tierce picarde ; et Jean-Luc Thellin excelle à apporter un peu de personnalité dans une musique magistrale mais sèche.
S’ensuivent, comme un entracte, deux préludes de choral sur « Liebster Jesu, wir sind hier » (Jésus bien aimé, nous sommes ici). Le BWV 730 est exécuté avec la solennité sans chichi qui sied à ce type de partition à la fois fonctionnelle et non dénuée de beauté. Plus d’ornement dans le superbe BWV 731 qui met en valeur le cornet de six rangs propre au récit de l’orgue Cattiaux – du calme, Bucéphale : on en parle bientôt, de cet orgue. Le soin apporté au legato, aux respirations et à la bonne tenue du tempo font le prix de cette interprétation.
La célèbre BWV 572, couramment appelée fantaisie mais ici dénommée de façon plus neutre « Pièce d’orgue », s’articule en trois sections. L’une d’elles, exigeant un si grave à la pédale (qui n’existe à peu près nulle part, les pédaliers s’arrêtant au do, un demi-ton au-dessus), a fini de convaincre l’artiste d’enregistrer à la basilique « Saint-Remy » de Reims où l’orgue Cattiaux de 2000 s’enfonce jusqu’au la. Le « Très vitement », manualiter, associe joliment un sifflet d’un pied au bourdon du grand orgue. Le « Gravement » lance les choses sérieuses avec une pédale gonflée à bloc pour tenir le discours à coups de rondes… mais pas que. Le si grave, mythique, se claque à 4’35, soit dit pour les curieux empressés. Pour le reste, on salue l’énergie de l’interprète, qui tire à lui une bonne grosse masse sonore avec la précision exigée dans cette partie à cinq voix, sans répit ni respiration. Encore une pièce peu caractéristique du Bach topique, par conséquent ! Le « Lentement » (avec des triples croches, quand même) revient sur une déclinaison chromatique pour montre, bourdon et soubasse. La bonne rythmique de la basse et la rigueur de l’interprète mènent cet étrange trois-mâts à bon port.
Les Prélude et fugue BWV 547 démarrent sur un 9/8 (id est neuf croches par mesure) dont Jean-Luc Thellin veille à rendre
- la régularité,
- le balancement ternaire et
- le swing des notes répétées.
Si la pédale puissante cache souvent les circonvolutions de la main gauche, elle contribue aussi à la solidité de l’exécution, à la fois vivante et carrée d’une pièce qui, en dépit de sa difficulté technique, ne fait certes pas dans la légèreté. La fugue, en 2/2, tranche puisqu’elle renvoie l’utilisation du pédalier 3’36 après son début. Cependant, les graves qui arrivent à 0’59 font joliment illusion, quoi que les rares jeux de 16 pieds (id sunt les plus grands tuyaux donc les sons les plus graves de l’instrument) des trois claviers ne soient pas de sortie. Le ressassement du sujet est aéré par des ornements précis et des respirations bienvenues d’autant que parfois inattendues (petite syncope autour du la bécarre à 4’25, par ex.). La spécificité de l’orgue donne des effets curieux – ainsi de ce ré grave à la pédale qui sonne une octave plus haut à 4’52 ; mais la simplicité des registrations et l’efficacité de l’interprétation n’en pâtissent pas.
La Fugue BWV 577 se trémousse comme une gigue (elle est à 12/8). Grâce à elle, construisant son disque comme un récital, Jean-Luc Thellin veille à réveiller son auditeur en envoyant du pâté, en l’espèce des anches, parfois associées à des jeux aigus sur des reprises de motif (0’27, par ex.). Les articulations sont soignées ; l’équilibre des registrations entre claviers et pédale est assuré ; bref, le résultat pulse comme il sied à cette pièce sympathique par lequel le mythique “simple curieux” gagnera à commencer son écoute.
Le disque se termine sur un ambitieux triptyque : les Toccata, adagio et fugue BWV 564. La Toccata est essentiellement lancée sur les fonds, relevés toutefois par une Quintadine et une Flûte de 4′, ainsi qu’une Quarte de 2′. On apprécie qu’elle soit vraiment jouée, avec les suspensions qui vont bien. Le grand trait de pédale dégaine six des neufs jeux spécifiques, dont le Basson de 16’ et la Trompette de 8’. Associés à un Principal et une Soubasse de 16’, à un Principal de 8’, à une Octave de 4’ et à une tirasse sollicitant, entre autres, une nouvelle Trompette, ça dépoussière les tuyaux et joue joliment avec la résonance du lieu. À 2’35, des claviers en plein jeu viennent éclairer cette démonstration virtuose par une entrée tranchante. L’interprète ne faiblit pas pour autant et, Dieu soit loué, ne manque pas d’allant – il en faut, pour ce monstre. Sa Toccata est décidée et ne regarde jamais en arrière. Elle sait à la fois filer droit et énoncer clairement les échanges entre les différentes voies.
L’Adagio associe des fonds au solo d’une Voix humaine de 8’ flanquée de la Quintadine de 4’. Comme à l’accoutumée, l’organiste n’en fait pas trop : nulle minauderie, point d’affèterie qui surligne la mignonnité du texte, rien que la musique, avec solo à droite, harmonie à gauche et pulsation octaviante à la pédale. Le Grave qui conclut ce mouvement médian permet d’apprécier d’autres sonorités de l’orgue avec une basse plus présente et une Montre pour renforcer cette coda recueillie. La redoutable Fugue s’élance sans ambages sur les pleins jeux. C’est fluide mais vivant (1’24, par ex.), sans détour mais agrémenté de p’tits changements de clavier opportuns pour des effets d’écho et de contraste (3’12, par ex.), bref : tonique et solide – avec une erreur bénigne de montage après le dernier morceau, un bout de vraie vie de l’enregistrement étant laissé à 5’09 !
En conclusion, porté par une set-list pour le moins impressionnante, ce troisième volume a un double intérêt. D’une part, il ne dépare pas des deux précédents disques : l’exécution est techniquement convaincante et musicalement recherchée. D’autre part, il aborde un pan du répertoire stylistiquement distinct, piquant l’intérêt de l’auditeur, qu’il ait ou non fréquenté le premier ou le deuxième épisode. Un livret accessible et riche, quoique mal édité, étanche pour partie la curiosité des mélomanes. Vivement la suite… avec un livret relu par des professionnels, cette fois !
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