“225 000” de Nicole Sigal (Théâtre de l’Essaïon, 31 août 2023)

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Guillaume Vatan sur la scène de l’Essaïon, le 31 août 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Sous ses allures de projet consensuel (une pièce pour dénoncer les violences faites aux femmes), Femmes Kleenex, renommé 225 000 par le metteur en scène Guillaume Vatan, du nombre annuel de femmes se plaignant de violences en France, cèle plusieurs projets. La pièce

  • s’offusque de ce qu’il est chic voire téléramique d’appeler “féminicides” ;
  • offre le spectacle d’une large palette de violences infligées par les mâles, qu’ils soient médecins, flics ou chômeurs ;
  • regrette la prédation de mâles accusés d’être des manipulateurs qui objectivisent leur poupée pour “les aimer de haine et non d’amour” ;
  • dénonce la mauvaise prise en charge des plaignantes par la police ; et
  • se révolte contre l’indifférence que, par-delà le consensus, ces violences finissent par susciter.

On regrette d’ailleurs que, dans cet exposé, l’auteur évite de dégenrer son propos et ne parle donc quasi pas de l’exploitation des pauvres et des faibles dans la société néolibérale, dont la dépendance économique des femmes est une illustration parmi d’autres qui gagnerait à être replacée dans la big picture d’un système avide de fric et d’asservissement.

 

David Legras sur la scène de l’Essaïon, le 31 août 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Dès l’incipit plongeant le spectateur in medias res (héhé ! on parle latin, aujourd’hui…), Guillaume Vatan annonce la couleur : sa mise en scène sera spéculaire et en abyme. Profitant d’un texte résolument premier degré, il lui donne du souffle et de la profondeur en envoyant Katia Miran jouer à la poupée devant le public qui s’installe. D’ordinaire, le sens de ce procédé éculé nous échappe. Ici, il résonne comme une volonté de tuilage entre le monde du dehors et le monde du théâtre. Ce sera la grande problématique de la mise en scène et sa grande réussite. En effet, l’actrice joue une enfant qui joue. Même si la trentenaire garde des allures juvéniles que la suite de la pièce exploitera, elle n’est pas crédible en enfant ; et cette non-crédibilité est précisément l’objectif de la saynète. Elle symbolise le moment où l’effet de réel est moins dans l’évidence de la représentation que dans l’effort du spectateur pour croire à ce qui se passe sur scène. Or, c’est l’aspect qui, ce soir de première, nous a semblé le plus intéressant : utiliser le théâtre, cet art du faire semblant, pour représenter un réel qui, lui, ne fait pas semblant.
C’est d’autant plus intéressant que Nicole Sigal convoque régulièrement le théâtre sur scène. Les femmes qu’elle décrit rêvent d’être actrices, de ne plus vivre “toujours le même film, le même scénario”, de redevenir aussi sexy que Liz Taylor quand elles s’appellent Lisa et, par conséquent d’aller au bistro pour “faire une entrée de théâtre” (officiellement nue, mais laissons l’intimité de l’actrice aux hommes sans imagination). Les mâles feignent de se tromper dans leur texte pour appeler leur patiente “chérie”, jouent la comédie devant les condés et démontent les portes de leur domicile pour arrêter de faire semblant, c’est-à-dire priver leur compagne d’intimité. Enfin, une belle scène proche de l’explicit confond le théâtre protecteur et la vie implacable. Une telle utilisation du théâtre en tant que motif littéraire et non seulement en tant que genre traduit la difficulté de représenter un réel qui se dérobe aux simplismes. Nicole Sigal veut dire

  • “la violence clean des hommes charmants” ;
  • cette femme qui, tous les deux jours, rejoint la liste – car c’en est une – des femmes assassinées par leur compagnon ;
  • cette vieille rengaine qui pousse un sale type à répondre, à la question “Pourquoi avez-vous fait ça à votre femme ?”, simplement : “Mais… c’est ma femme !”

 

Katia Miran sur la scène de l’Essaïon, le 31 août 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Raison de plus pour rester chafouin devant une écriture pas toujours à la hauteur. Même si l’on accepte les longueurs pataudes et volontaires liées à l’énumération des prénoms des femmes mortes sous les coups d’un homme (on comprend que la longueur fait sens, mais elle banalise aussi autant qu’elle hommage, et hop), les tics censés caractériser un langage actuel (“grave” ou “relou”, par exemple) tombent à plat. De même, la représentation de la police est à la ramasse : il est fort improbable

  • qu’une fliquette frappe régulièrement un suspect à peine interpelé,
  • qu’un “commissaire principal” auditionne une victime ou
  • qu’un gradé rate une promotion parce qu’il arrive en retard à la soirée censée la fêter.

La scène de fausse découpe à la tronçonneuse fonctionne assez mal, à moins qu’elle ne cherche justement à renvoyer le spectateur à son incapacité à doper son imaginaire, loué au cours de la pièce. Surtout, le cliché déconstruit et anticolonial si cher à la Culture d’État siphonne l’objectivité du propos en dénonçant la saloperie de deux personnages : un Blancoss qui profite de ce que sa nana ne parle pas français pour la martyriser, et un flic “très catho” qui doit être protégé dans un monastère à présent qu’il a tué son épouse. Pas sûr que les salauds soient exclusivement à chercher parmi ces portraits-robots racistes et cathophobes que la liste des défuntes ne reflète pas exactement.

 

Mathias Marty sur la scène de l’Essaïon, le 31 août 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Ces clichés chagrinent car la mise en scène, elle, si elle ne résiste pas au plaisir du brassard de flic peut-être superfétatoire dans un projet où la suggestion des postures et des décors dialogue en général habilement avec le caractère explicite du verbe, démontre une réelle maîtrise notamment grâce

  • à la fluidité de la circulation des quatre acteurs,
  • à l’investissement de l’espace incluant le fissurage du quatrième mur,
  • à quelques intuitions excitantes voire fulgurantes comme celle qui consiste à démonter un décor qui n’existe pas,
  • et au travail sur la forme en arche ouverte rappelant que, peut-être, dans les situations désespérées, tout n’est pas encore perdu.

Peut-être l’ajout d’un long topo lu et l’utilisation de la musique enregistrée, clairement moins fouillée que la mise en espace et en forme (Wagner mérite mieux !), alimenteront-ils quelques regrets ? Resteront trois évidences :

  • des gens qui se sont aimés se tuent lentement ou promptement chaque jour ;
  • il semblerait qu’il n’y ait guère que les oies sauvages qui ne divorcent pas ; et
  • une rédaction sur un dimanche en famille a toute latitude pour être encor plus triste que ledit dimanche en famille.

 

Aux saluts, Magali Bros sur la scène de l’Essaïon, le 31 août 2023, et, derrière elle, un aperçu de la frise égrenant les noms des femmes défuntes. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le reste est à découvrir les jeudis, vendredis et samedis à l’Essaïon (Paris 1), à 19 h 15. Rens. ici.