Jean Olivet et Jean Dubois, L’Ogresse, 24 janvier 2019

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Juste avant le show. Photo : Bertrand Ferrier.

Réentendre Jean Dubois et découvrir un autre Jean : l’affiche proposée par l’Ogresse ce 24 janvier paraît tout à fait pétillante. Assez pour nous aspirer rue des Prairies – rue qu’aucun autochtone interviouvé à la sortie du métro ne connaissait ou, à tout le moins, ne situait avec une marge d’erreur raisonnable. Par chance, un retard adéquat dans le début des débats du débit nous permet d’arriver en avance sur le retard qui eût été vraiment un retard. Bref.

Jean Olivet. Photo : Bertrand Ferrier.

En première partie, Jean Olivet promène sa chanson à l’ancienne avec des airs bonhommes. Sa voix ne néglige pas le vibrato sur moult finales, façon Julos Beaucarne (sans le même accent !). Elle n’hésite pas non plus à explorer avec une certaine adresse les hauteurs de son spectre. Le tour de chant lui-même est parsemé de murmures amoureux (« Je te dirai des mots doux / Je mettrai des baisers dans le creux de ton cou ») et de quelques idées gourmandes, quoique en hommage à Jean Cocteau (« Un souvenir s’est présenté devant ma porte / Il avait froid, il m’a souri / Il était beau dans son habit de feuilles mortes »). Les musiques, souvent mélodieuses, sont parfois balayées par tel ou tel cers intertextuel. Ainsi de cette tramontane de « Comme d’habitude » qui souffle sur « La femme seule » au buffet de la gare de Narbonne – dont le texte évoque bien sûr « Le nouveau big bang » de Maurice Vallet.
Aussi, selon le goût de chacun, goûtera-t-on plus ou moins ce moment paisible, sporadiquement habillé par des contrechants, accompagné de présentations systématiquement vintage (« alors, maintenant, la chanson qui suit, sur un texte de X, ça s’appelle Y », etc.) des introductions annonçant le thème par des lalalas ou des sifflements, des textes parfois sciemment naïfs (du type : « Père Noël, s’il te plaît / S’il te reste du blé / Je suis sag’ comme un grand / J’voudrais un camion blanc » ou « Je t’aimeuh, je t’aimeuh si fort / Que j’en redemandeuh encor »), et une certaine rectitude de ton qui sédimente un personnage doux, oscillant entre mélancolie et rêve de femmes parfois très charnelles – ce plaisir de posséder fût-il confié au fantôme de Charles Aznavour (« Dis-moi que tu m’aimes »). Une reprise toujours aussi sage de « C’est toujours un plaisir » annonce l’entracte et la seconde partie investie par Jean Dubois.

Photo : Bertrand Ferrier

Le zozo, que l’on maintes fois loué sur ces cyberpages, propose de nouveau un récital inattendu. L’on aurait pu s’attendre à ce que, armé de sa guitare comme d’un fusil, il fracasse d’emblée ses chansons les plus efficaces pour secouer l’Ogresse. Or, il arrive en toute humilité, guitare acoustique discrète et non-microphone. Les mots se détachent, les notes sont rares, faisant écho aux paroles : « Si tout n’est pas parlé, y a des gestes qui disent. » Ce nonobstant, la patte duboisique (?), associant swing et texte, ne tarde pas à embraser ces vers chorégraphiés sur les pointes.
En effet, en quelques minutes, l’artiste a esquissé ce qui sera la spécificité de ce récital : un tour de chant intimiste, sur mesure pour un public qui, en grande partie, ignore les fredonneries de Jean le Second, et à qui ledit Jean le Second veut présenter son travail plus par l’esprit et le caractère que par l’hymne immédiat. En témoigne le titre suivant où l’ex lance à son ex : « Amour, courage ! Vis comme il te plaît. » Tant la liberté, symbolisée par le tournoiement d’un rythme ternaire, que l’étrangeté – au sens fort – de l’héroïne font miroir de (ça ne veut rien dire, mais j’aime bien) l’originalité du chanteur qu’il est une joie de connaître. La chanson la plus oxymorique du répertoire (« Splash ») remet l’église au milieu du village et souligne le savoir-faire et l’efficacité de l’ACI. Aussitôt, l’artiste, pas dupe de ses savoureuses facilités, propose un pas de côté avec « The Man in me » de son cher Bob Dylan où, précisément, « l’homme en moi se cachera parfois pour n’être pas vu / Juste parce qu’il ne veut pas devenir une machine ».

Jean Dubois et la guitare qui l’accompagne. Photo : Bertrand Ferrier.

La substance de ce concert est là, cachée dans l’anglais de l’Américain, loin de la « langue crétine » dénoncée à bon droit par Anne Sylvestre. Jean Dubois a beau afficher des centaines de concerts au compteur, il n’a jamais été une machine. Chaque prestation s’adapte au lieu et au projet – c’est pourquoi retourner l’applaudir n’est pas une simple preuve de reconnaissance pour un artiste allant volontiers applaudir ses pairs ou un signe inquiétant de fanitude : Jean Dubois reconfigure sans cesse son show, ha-ha, en fonction des circonstances et ce, « just because he doesn’t want to turn into some machine ».

Photo : Bertrand Ferrier

« La Belle Indienne » associe de nouveau la question amoureuse aux problématiques créatrices. En fusionnant l’oxymoron goldmannien de « l’intime étrangère », cette fille venue se perdre dans un monde étrange et étranger, Jean Dubois pose la question de l’amoureux comme du créateur, questionnant « juste pour savoir / si j’ai bien tort d’y avoir cru ». Un poème musiqué de Jean Olivet plus tard, où l’on « crève de vivre, est-ce que ça va comm’ ça ? », il est l’heure d’envoyer le joyeux tube qui, au nom des filles, interpelle « le poète qui nous observe les seins / le nez en l’air, le cœur en éventail » : « Si tu me trouv’ à ton goût, Marguerite / Laiss’ pas ta place à une autre / Comm’ dans les pomm’, il faut pas qu’tu hésites : / avanc’ la bouche et croque ! »

Photo : Bertrand Ferrier

Tout ne se peut terminer sans que le chanteur n’évoque sa passion pour les danses que d’aucuns jugeraient surannées, toujours sous l’ombre de l’amour… puis sa reconnaissance envers “les lâches, les vicieux, les hypocrit’s et les méchants” que l’« on oublie presque toujours dans les remerciements » alors que, sans leurs coups tordus, « on n’aurait jamais pris la voie qui, justement, nous a réussi ! » Puisque l’on n’arrive à rien tout seul – « il faut toujours quelqu’un pour nous en empêcher » –, saluons le talent sinon solitaire, du moins étrangement pas assez populaire, de Jean Dubois, le barde qui, souvent dans les sous-sols de la Chanson Française, celle qui pue le pignon donc le pognon sur rue, trace sa voie, avec « e » ou « x », à la fois revigorante sans être youp-la-boum, pensée sans être intellichiante, énergique sans rejeter notre sombritude, comme l’allégorie d’une vie qui, sur scène ou ailleurs, se serait nimbée de la seule mélancolie ironique qui tienne – celle qui rend joyeux autrui et permet à soi de survivre à la vie machinale.

Rare cliché de Jean Dubois qui sourit sur scène. Photo : Bertrand Ferrier.