Abad Boumsong, Entretien avec un poète, Comédie Dalayrac, 15 mars 2019

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Photo : Bertrand Ferrier

On n’avait jamais vu le théâtre d’Alain Cohen, ex-Soum-Soum devenu Comédie Dalayrac, aussi plein, ce qui est relativement très vexant puisque l’on y a participé à moult activités collaboratives visant à pousser collectivement quelque chansonnette avant de s’escagasser devant la grossièreté incongrue et déplacée du mec chargé de coordonner l’accueil des fredonneurs et des spectateurs – après le concert d’Abad, on a renoué fortuitement avec lui, et ça nous fait joie, hop, vu que l’on pense que Barthélémy Saurel est l’un des chanteurs les plus exceptionnels que compte le Paris chansonnique, avec Jean Dubois en chef de file génial et Claudio Zaretti en artiste cool, quand ce cool-là fait autant de bien qu’un hamac qui se dandine, c’est pas peu dire de notre point de vue.
Ce vendredi, l’ambiance est à la Dieudonné version théâtre de la Main d’or : le cabaret qui jouxte l’Opéra-Comique se remplit et, quand il est plein, il se remplit encore. Pour un chroniqueur claustrophobe, l’épreuve est rude, mais parole fut donnée d’assister au spectacle. Partant, même en souffrant, l’on fera son possible pour tenir le temps que faire se pourra. Indifférent à la jalousie du présent chroniqueur constatant l’ultracomplétude du lieu, ce qui est bon signe même si c’est pas très sympa, Abad Boumsong se présente  moins comme le frère de Jean-Alain – on peut le dire, il l’assume sur les réseaux sociaux – que comme un poète d’une race particulière : rassuré par une table curieusement superfétatoire postée à jardin, rassemblant des livres sérieux feat. des vieilles éditions de Corneille (pas le chougneur tentant de passer pour un chanteur, le dramaturge), Abad revendique d’être le poète qui a envie d’aller au-delà des livres pour rencontrer l’autre et vibrer, avec lui, d’une même émotion. “Dans n’importe quel art, pose-t-il, le succès peut arriver ; mais le vrai succès, c’est de rencontrer l’autre.”
Pour cela, il propose d’articuler sa parole autour d’une douzaine de textes qu’il introduira en répondant aux questions du public… questions qu’il a lui-même conçues et numérotées afin de garder le contrôle de cette interaction avec une idée-phare : personne ne connaît le poète. Dès lors, le premier poème, mixé, se greffe sur le mouvement le plus (le seul) célèbre de la Sonate soi-disant au clair de lune de Beethoven : vampirisme du poète underground hackant le tube occidental.  Selon Abad, le peuple malade dont nous sommes se couperait de la réalité ; le poète-griot, lui, doit s’en éloigner pour mieux revenir exploser comme un volcan au milieu de ses frères les hommes auxquels il laisse miroiter la mémoire amniotique, structurante chez Boumsong, de la liberté étrange qu’il stigmatise dans le “ventre de la mère”. “Je voulais m’envoler, insiste-t-il, mais je n’avais plus d’elle / et quand je l’ai trouvée, on m’avait pris le ciel” : l’artiste assume et creuse cette fracture psychanalytique qui fait de lui ad vitam un homme qui veut chanter pour un monde sourd, si-elle au ci-el le lui permet.



Cette impression d’être ailleurs pousse le poète à assumer d’être rien moins que le néant ou l’éternité, autrement dit l’inaccessible, l’irréductible, le possible que nous sommes avant que les clefs du déterminisme nous sclérosent en place (yo). Marcher dans les rues en criant non, lancer des mots comme on jette des pierres – beau projet, même si ça dépend sur qui tu comptes jeter une pierre. Sauf que les non-poètes (les gens) n’entendent pas, quels que soient les sens qu’ils impliquent, en cela que, quand le poète parle, ils ne perçoivent ni les sons, ni les sens. Voilà la victime obligée de cacher les blessures trop sensibles “que les cracheurs de sang ciblent”.
Assumant son attirance pour Jacques Brel et les tubes comme la Sarabande de son pote Haendel, il en profite pour prôner une mondialisation à l’échelle humaine. Celle-ci, conçue dans une acception poétique qui hérissera tant les racistes que les pragmatiques, consisterait à “ouvrir les frontières” car “nous sommes ce que vous êtes, nous sommes ce que vous faites – et ce que vous faites, c’est les larmes dans nos têtes, le vacarme des trompettes, les larmes des fillettes”, jusqu’à “la folie d’une planète”. Pour l’artiste, “tout homme est un immigré qui s’ignore”. Dès lors, c’est d’un point de vue artistique, suppute-t-on, qu’il faut entendre cette revendication qui, intellectuellement, politiquement, géopolitiquement, pourrait paraître légère.
Tel est l’intérêt de se frotter aux poèmes d’Abad Boumsong. Certes, l’on peut estimer que la revendication africaniste d’une Europe terre d’accueil (car c’est dans ce sens que l’on parle d’immigration, scoop) paraît à tout le moins discutable ; aussi entendre la parole du proférateur en tant que procédé artistique s’impose, quelles que soient les amusantes provocations politiques (“la prochaine fois que je veux passer la douane, je dis que je suis du pétrole, on ne me demandera pas mes papiers”). En effet, il s’agit d’une performance, pas d’un échange géopolitique ou universitaire, et l’on peut accueillir la parole du performeur même si l’on ne pense point, mais alors point du tout, que la détermination sexuée soit une construction capitaliste visant à enfermer les gens, ou que braves pauvres ou salopards de riches du monde entier doivent être, par principe, accueillis dans l’Europe riche et bienfaitrice en dépit du Banquier Ier de la Pensée complexe. De même que nous avons le droit de passer pour un gros fachiss ringard (genre I give a fuck about you fuckin’ think, motherfucker), l’artiste a le droit, crénom d’une pipe, de proférer sa foi généreuse, le fondement intellectuel et pragmatique de son credo te parût-il fragile à toi, plouc blancoss du type bertrandferrierus qui es engoncé dans une réalité qui se prétend aware.

Photo : Bertrand Ferrier

Droit dans ses bottes, Abad Boumsong, lui, dénonce ces “enfers du monde à l’envers”, qui justifient que lui et on en général “deviennent des araignées pour ne jamais saigner / car la plus grande prison est celle que l’on construit en nous, et l’on s’y enferme pour construire ce monde fou.” Le poète s’enferre alors dans l’enfer des téci qu’il décrit avant, déceptif, d’avouer que ce n’était pas son monde car lui avait peur de ce qu’il lui reste de liquide amniotique : sa maman. Au point d’estimer que, si les mamans faisaient leur boulot, il n’y aurait pas plus de délinquance que, exceptionnellement, le vol d’un livre intelligent à la Fnac. Structurellement, Abad cultive plus qu’il ne délire – au sens étymologique du mec qui quitte son sillon – une voie humaniste qui rêve de se changer en prière.
Pour lui, “l’univers entier est, quelque part, en nous-même dès que quelqu’un nous aime”, ce qui ne l’empêche pas de craindre de parler librement, quand on lui demande si être poète ça aide à niquer, vu que sa choupinette est là pour assister à son triomphe. L’auteur-performeur assume cette intranquillité qui le pousse à envisager d’« avoir froid même après la mort de l’hiver ». Son objectif est quasi france-gallien : résister, exister, et changer l’idéal en cactus. En somme, il souhaite organiser la résistance par l’art, ce qu’il appelle l’art-volution et, pour contrer le béton ou l’avancée de la matière, oser une ultime lumière.

Photo : Bertrand Ferrier

Alors que l’on se réjouit du succès formidablement impossible mais réellement exceptionnel d’un poète-diseur, l’on pourrait, évidemment, faire son snob – ne serait-ce que par jalousie, le mec plus-que-remplissant une salle où l’on co-chantonna jadis. L’on pointerait alors une introduction trop longue – rendît-elle hommage au travail, qui paraît fort louable, de notre voisin Frédéric : zappée, elle aurait judicieusement incité l’artiste à commencer ex abrupto sur le poème clair-de-luné. D’autres questions se faufileraient, ne serait-ce que pour laisser croire que nous-je avons des big lessons à donner. Du genre ? Ben,

  • comment jamais tu te poses la question de ce qui te permet de te dire poète écrivant des livres – en clair, pourquoi ne pas s’interroger sur quand-un-artiste-devient-artiste plutôt que de considérer que ton statut est ancré, définitif, et que tu peux t’auto-interviouver à ce sujet – ce que l’on risque de trouver intéressant, soit mais un peu, pardon, excessif ou prétentieux ?
  • pourquoi prétendre souhaiter la rencontre avec les gens si c’est pour leur faire lire des questions exigées par l’artiste ?
  • pourquoi ne pas avoir donné les textes à la régie pour lui permettre une meilleure réactivité ?
  • pourquoi spécifier que le titre d’un poème anaphorisant “les gens” s’appelle “Les gens” ?
  • est-ce vraiment malin de finir sur deux poèmes un peu assistés par un prompteur en forme de cellulaire, alors que jusque-là, le texte était dit moins par cœur qu’avec cœur ?
  • pourquoi citer les titres des poèmes, des “livres” à venir… et pas les compositeurs des musiques qui soutiennent les récitations ?

Ne pas mentionner ces questions eût été se contenter de servilité envers Purple Shadow Agency, qui nous invita, ou envers Abad Boumsong, qui nous offrit jadis un thé parfumé à la poudre de baobab. Une telle cochonnerie serait aussi hémorroïdale que celle qui consisterait à ne pas admettre que, en dépit d’un contexte températural et organisationnel oppressant, et malgré un désaccord sur l’engagement politique qui pourra paraître aux médisants utilement consensuel ou gentiment niaiseux, l’on doit saluer avec respect la performance généreuse d’un poète-diseur original, travailleur et rêvant de rêver. Sans presque nous vouloir vanter, on a connu expérience plus abrasive.