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Yusif Eyvazov (Maurizio), Anna Netrebko (Adriana) et Ekaterina Semenchuk (la princesse) dans “Adriana Lecouvreur”, le 16 janvier 2024 à l’Opéra Bastille. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Deux en un : au premier acte divertissant et au deuxième acte drrrramatique, le livret d’Adriana Lecouvreur fait se succéder – après une première pause et 1 h 25 environ de musique – une synthèse. En effet, le troisième acte est celui du divertissement dramatique. Au programme, le climax de la spécularité, entendue comme l’inscription du théâtre dans le théâtre.
La scène représente un théâtre, donc une scène et une salle dans le palais Bouillon. La princesse, loin de remercier celle qu’elle soupçonne être la voleuse de Maurizio mais qui lui a quand même sauvé l’honneur, fulmine contre sa rivale et promet : “Perdonar nol potrei nemmeno a Dio.” Ekaterina Semenchuk excelle dans cet oxymoron qu’est la rage chantée “à part”. Cette rumination est à la fois

  • sonore (elle est chantée),
  • intérieure (nul n’est censé l’entendre) et
  • significative (dans un monde où tout semble n’être que jeu d’acteur, cette convention de théâtre fait sens).

Ainsi l’opéra exprime-t-il le hurlement silencieux qui résonne dans la poitrine de l’amante bafouée. L’abbé (Leonardo Cortellazzi) saute sur l’occasion pour flatter “galantemente” la dame, mais ce divertissement ne lui vaut que d’être rabroué. Pour le moment, la princesse a la rage et n’a qu’un objectif : la vengeance.
Adriana s’offusque presque moins de la malignité de Mme de Bouillon – pour affecter sa rivale triomphante, la princesse a prétendu que Maurizio avait été gravement blessé en duel – que de sa perversité quand elle apparaît Maurizio, bien vivant. L’acte bascule alors dans la mise en œuvre du théâtre. En effet, celui-ci n’est pas un simple décor mais un mode de fonctionnement, ainsi que le souligne la mise en scène de David McVicar revivifiée par Justin Way. Chaque grand personnage va avoir droit à son moment de bravoure.
Premier jeté dans l’arène, Maurizio se lance dans le récit de l’assaut de Mittau. Le livret d’Arturo Colautti ajoute donc le récit à l’histoire, c’est-à-dire que, de même que la scène représente un théâtre, de même l’action se suspend en intégrant une analepse, rappel de ce qui est advenu tantôt. Yusuf Eyvazov n’attend que cela pour démontrer

  • sa vaillance vocale,
  • son communicatif plaisir à narrer et
  • son penchant scénique à en faire des caisses dans le rôle du matamore dragueur faussement modeste,

trois qualités ici pleinement mises à profit. Deuxièmes personnages à entrer en action, les danseurs, personnage moral, interprètent le jugement de Pâris dans une chorégraphie d’Andrew George ressuscitée par Adam Pudney. Là encore, on est dans le théâtre-miroir, puisque l’argument tourne autour de la rivalité entre des femmes-déesses. Malgré tout, les acrobaties des artistes ne passionnent pas l’assistance dans la-salle-sur-scène, comme en écho aux pas-passionnés-de-ballet présents dans la salle. Tant pis pour Francesco Cilea qui y a placé un joli interlude orchestral permettant à la phalange parisienne, placée sous la direction de Jader Bignamini, de montrer un autre aspect de son travail.
Une fois les danseurs partis en manifestant leur frustration devant un public peu enthousiaste, c’est à Adriana, le troisième personnage, de se lancer dans LE grand moment (en réalité, il lui en restera un autre dans l’acte IV). Avec une aisance entre glacée et glaçante, Anna Netrebko passe

  • de la déclamation
  • au chant enflammé puis
  • à la malédiction presque incantatoire.

Pour un peu, on penserait presque au cri de Donner appelant les nuages… La lumière noire de l’orchestre, exprimée par une pâte compacte et habilement malaxée par le compositeur et son porte-voix de chef, laisse présager du pire pour l’acte quatrième. Youpi !


À suivre…