Annerös Hulliger, “Tanz-Toccata-Tanz”, VDE-Gallo

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De grâce, ne feignons pas de découvrir cette évidence ! Les gens en général (et pas que Tapioca) et les organistes en particulier sont entre fracassés ou dingodingues. Moi, non, mais les gens, pardon.
Prenons un cas, c’est rien de le dire, tout à fait au hasard : Annerös Hulliger. Sa première qualité, selon son CV, est d’être « un pur produit d’un village emmentalois ». On parle d’une nana qui a suivi l’enseignement de Marie-Claire Alain, laquelle ne passait pas pour une rigolote qu’on tapait sur le ventre de ; mais aussi d’une ex-instit qui a fini chargée de cours d’orgue et d’improvisation à Berne, où elle a sévi 43 ans comme titulaire. Ladite nana a conçu son vingt-sixième disque sous le titre foufou « Tanz toccata tanz », autour de la tanz-toccata d’Anton Heiller qu’elle a encadrée de six pièces avant, six pièces après par « goût de la symétrie ».

 

 

On va pas se mentir, des disques qui rendent à l’orgue sa vocation dansante, on en connaît. Le plus sapide est sans doute celui de l’hyperprolifique Olivier Vernet, égrenant des danses contemporaines aussi finement écrites qu’interprétées. Il est heureux de rappeler que l’orgue, c’est pas que le truc un peu chiant qu’on entend ronfler quand l’animatrice s’éteint à la fin de la communion et qu’il faut finir le travail sans faire trop de bruit. À la Renaissance, l’orgue, c’était aussi l’instrument qui servait à faire zouker dans les salles de danse des châteaux. Dans ce contexte mémoriel et verdissant, un disque-concept tourné vers un bernard-l’hermite (un orgue Goll de 1991 qui s’est lové dans le buffet d’un orgue du dix-huitième) et visiblement porté par une musicienne aussi rouée que timbrée – qualité en organologie –, c’est peu de dire que l’on se réjouit de l’ouïr. D’autant que, d’après la traduction du compositeur et organiste Guy Bovet, évoqué çà et , cette femme est secouée : son disque lui évoque « le lac de Sils en Engadine, car lorsque le vent caresse doucement la surface de l’eau, les sommets des montagnes et le bleu incomparable du ciel trouvent leur écho dans les reflets de la profondeur ». Voilà, je vous aurai prévenu : moi, je suis normal, mais les gens, en général, honnêtement, j’en mettrais pas ma main à tronçonner.
Pourtant, dès le prélude du BWV 564, incluant toccata, adagio et fugue, le projet d’Annerös Hulliger interloque. La musique raconte. On entend

  • du respect pour le texte,
  • une patente assurance technique, et
  • de la volonté d’en découdre.

La pédale est précise et bienvenue, le legato bien pensé, l’énergie conservée sans faille : c’est de la belle ouvrage.
L’adagio, pris sans mollesse, alléluia !, cisèle à loisir

  • les contretemps,
  • les ornements et
  • les notes pointées opposées à la rythmique de la pédale,

le changement de registration pour le Grave si riche harmoniquement parût-il un brin superfétatoire.

 

 

Survient alors l’épouvantable fugue. Épouvantable pour l’exécutant moyen. Roborative pour l’excellent virtuose. En plaçant cette pièce en tête de gondole, Annerös Hulliger n’avait pas froid aux yeux. Elle savait que ce serait un moment test. Ce n’est pas qu’une façon de briller, c’est surtout une façon de dire : « OK, je fais un album concept, mais pas parce que je sais pas secouer les saucisses du haut ou du bas, juste parce que ça me paraît signifiant de faire ce que je fais. » Sous cet angle, on comprend mieux la pertinente et spectaculaire rigueur de l’artiste.

  • Vigueur de la pédale,
  • justesse des claviers et toujours
  • cette étonnante sobriété de la registration :

cette interprétation sérieuse, qui néglige les trucs waouh, appelle a minima les félicitations.
Après le pavé de 15’, Annerös Hulliger glisse une miniature : les moins de 2’ du prélude de la « Symphonie des noëls » de Michel Richard Delalande, toujours en Do. Anches et décibels sont convoqués pour exposer un autre versant de l’orgue, où la puissance des grands jeux dialogue habilement avec des ornements soignés et un allant sans faille.
Secouant la chronologie, l’artiste choisit dans le tube de Léon Boëllmann, la « Suite gothique », le versant le plus dansant, donc le menuet (toujours en Do). Point d’excès de tempo puisqu’il s’agit de danser, mais

  • un contraste net entre les parties dialoguées,
  • un souci de netteté dans les contours et
  • des choix de registration soignées, dont la variété fait écho au swing ternaire.

Aux interprétations facétieuses, l’organiste choisit d’opposer une vision sérieuse sans être raide – solide et franc du collier.

 

 

Après avoir foulé le sol, on passe au Sol avec un autre pilier du répertoire organistique, la Toccata de Théodore Dubois que la musicienne, dans son exaltation, eût aimé – nous stipule-t-elle – sous-titrer « à chanter au bord de l’eau ». De fait, de cette pièce essentiellement pianistique, Annerös Hulliger tire une version légère et flûtée, loin des tonnerres parfois ouïs pour souligner le brio de l’œuvre. Sans renoncer aux ritendi, l’artiste ne s’enfonce pas dans le gnangnan qui plombe parfois la partie centrale en Si. Les modulations sont menées tout droit, sans surjouer. L’organiste opte pour le contraste entre les jeux plutôt que pour le tuilage. Cela convient à sa conception plus élégante que clinquante, qui ne séduira point les amateurs de show-off mais surprendra par sa radicalité les habitués curieux.
Après deux éclats du dix-neuvième siècle tardif, retour au début du dix-huitième siècle avec la Toccata prima de Johann Speth, méditation en ré mineur qu’agrémente une fugue à quatre. C’est l’occasion d’ouïr ce que l’orgue de l’église française de Berne semble avoir de plus sapide, avec sa versatilité polymorphe : ses registres doux et flûtés.
Secousse, donc, avec six extraits (sur 153 possibles) des Mikrokosmos de Bela Bartók, méthode pour piano publiée en 1940.

  • Sautillement à contretemps sur les fonds,
  • matrice minimaliste sur deux claviers,
  • serpent sifflant du cromorne à s’en faire péter la sous-ventrière,
  • swing sinueux et faussement bancal,
  • ostinato tonique contre énoncé du cornet,
  • bondissements quasi sinisants tentant – vainement, tu penses – de s’envoler vers les étoiles

composent une proposition originale que l’interprète, visiblement très aquatique, décrit comme « des graviers ronds dansant dans une eau claire ».

 

 

Cela ouvre la voie à Anton Heiller (1923-1979) et à sa « Tanz-Toccata » publiée en 1970, « sommet et centre du programme », claironne Annerös Hulliger. Le début, déchiqueté, malaxe tant les sonorités que les rythmes. Apparaît une double pulsion qui consiste à monter vers les aigus et à imposer des pulsations toujours en déséquilibre. Une cellule de notes répétées ne cesse de se confronter au motif que caractérise son apparente et tonique arythmie. Par ses miroitements et récurrences, la pièce se clôt sur une synthèse qui fait la part belle à une pédale fougueuse et jamais en repos jusqu’au double aboiement final.
Symétrie oblige, Bela Bartók fait alors son retour avec ses six Danses roumaines pour piano.  La première rappelle que, même à l’orgue, le travail sur le toucher permet de faire dialoguer un accompagnement solide et une voix lead virevoltante. L’Allegro suivant creuse cette veine tandis que l’Andante presque orientalisant trouve un mystère propre à l’orgue dans l’interaction entre mélodie, résonance et silence. Le balancement ternaire de la quatrième ternaire sert avec grâce de tremplin à l’Allegro sautillant où 3/4 et 2/4 se complètent. L’interprète enchaîne sur la danse finale dont elle rend parfaitement l’inclination pour les petits bonds, concluant ce que Annerös Hulliger voit comme « une eau fraîche et pure sortant d’une source, dans le sol de la Patrie ».
Au tour de la Dixième toccata de Johann Speth de faire symétrie. Une registration originale nimbe de mystère un discours dont Annerös Hulliger s’attache à rendre le paradoxe : il est construit par des jeux de dialogue parfois fugués et par une segmentation architecturée, et il revendique cependant une certaine liberté dans l’apparence improvisée du prélude et dans la congruence sciemment imparfaite de mouvements divers (ce que l’interprète décrit probablement comme « le reflet d’un cours d’eau qui suit des méandres sinueux »).

 

 

En écho à la Toccata de Théodore Dubois, l’artiste a choisi de placer la Toccata en si mineur d’Eugène Gigout. Cet hénaurme tube du répertoire, très réussi, trouve ici une interprétation solide. Rien de foufou : tout est en place, et l’orgue rend justice du mastodonte. Comme pour Dubois, Annerös Hulliger va son chemin. En conséquence, ceux qui cherchent foucade, vertige et ivresse n’en auront pas pour leur content ; à l’inverse, ceux qui estiment que cette musique mérite mieux qu’une simple prouesse pyrotechnique avec lâcher de paillettes et explosion de vitraux sous la puissance du tutti trouveront, enfin, version à leur goût. Quant à nous qui sommes plutôt de la première école, nous devons reconnaître que cette sagesse est de bon ton pour ne pas surenchérir sur l’originalité à la limite de la loufoquerie qui sous-tend la conception de ce récital. Inutile d’ajouter un grain de folie : l’inhabituel est structurel.
Classique chéri des organistes, le pianistique Boléro de concert de Louis James Alfred Lefébure-Wély répond au menuet de Léon Boëllmann. On pourrait craindre une impression de déjà-vu après l’œuvre de Gigout. Nous en préservent

  • la technique manualiter ici exigée, très différente de la piste précédente,
  • la revendication d’une jubilation populaire et, fût-elle bien tempérée,
  • la verve canaille sooo Second Empire qui fait frissonner.

Voici l’occasion de ressortir les anches coquines comme ce cher cromorne. Le contraste entre le sérieux de l’exécution et l’esprit farcesque sublimement académique est surprenant et heureux. Le côté pince-sans-rire qui en émane, à mille lieues de la vulgarité complice souvent chérie dans cette pièce, est pleinement cohérent avec le projet défendu dans ce concert. Quant aux amateurs de tapes dans l’dos et de « qu’est-il dit, et qu’est-c’qu’il boit ? », ils éviteront cette treizième piste : ils risqueraient l’apoplexie àforce de n’y entendre goutte.
Le récital se clôt alors sur deux symétries parfaites : ouvert par Bach et Delalande, il se clôt sur Delalande et Bach. Trois extraits de la « Suite de danses » en Ré, d’abord. Le grand air, fait sonner les pleins jeux avec la solennité requise ; un joli rigaudon, précis et sans falbala, propose un beau dialogue entre jeux de détail et fonds ; et un tambourin entraînant, sollicitant la pédale pour renforcer le groove, sait associer sautillements divertissants et surprises harmoniques (1’ et 1’11) – il y a fort à parier que sa forme en arche doit combler la symétrivore qu’est Annerös Hulliger.

 

 

Enfin, s’il ne fallait qu’une œuvre, ce serait évidemment la dernière : the célèbre Toccata et fugue BWV 565 de Johann Sebastian Bach – même si les sachants sachant savoir considèrent que le diptyque pourrait être autant de Bach que l’Adagio d’Albinoni d’Albinoni ou l’Ave Maria de Caccini de Caccini – est offerte en fin de bal. Fans de Fast and furious, passionnés de hand-banging, zoukeurs invétérés, passez votre chemin ! Comme l’on pouvait le subodorer, la Toccata n’est pas très joueuse, et pour cause : joueuse, ce ne semble pas être le principal trait de caractère de l’interprète. Ce nonobstant, Annerös Hulliger ose quelques p’tits trucs presque coquins :

  • accentuation de la distinction entre doubles et triples croches,
  • quelques effets de retard et d’accélération,
  • raccourcissement dansant des doubles croches en quarte en réponse à la pédale descendante, et
  • choix de legato et de détachés pas toujours réguliers afin d’insuffler un brin de fantaisie dans les triolets de doubles croches.

La Fugue, jouée sur une registration plutôt économe de changements, pourrait paraître pâtir d’une certaine tendance à l’éclaircissement presque didactique (4’40, par ex.), mais l’option est cohérente avec le sérieux de l’exécution. Quelques irrégularités dans les chapelets de doubles (entre 5’ et 5’01, par ex.) laissent penser que les prises gardées ont été choisies et pour l’énergie qu’elles dégagent et peu patchées pour leur conserver une partie de la folie du direct. Là encore, option judicieuse : une perfection formelle jusque dans le détail aurait pu rendre froide cette boule de tonus qui s’exacerbe dans l’œuvre – même topo quand l’orgue se rebelle et refuse de pleinement chanter le la de la pédale (6’40). Ce qui compte, c’est

  • l’allant,
  • le sens du swing (légèreté de la pédale sur les temps faibles, légère accentuation sur les temps forts) et
  • le cadeau fait aux auditeurs en terminant sur un bonbon fagoté dans un papier sonore très personnel.

La coda, naturellement contrastée et couronnée par dix secondes de silence, est jouée sans excès mais avec une efficacité privilégiant

  • le geste juste sur l’attitude,
  • la partition sur l’effet, et
  • la musique sur la tentation du wow.

En conclusion, voici bien un disque étonnant, au sens fort. Étonnant d’audace, étonnant de personnalité, étonnant d’exigence. On le goûtera probablement davantage en l’écoutant d’un trait, comme un concert, pour jouir d’un programme conçu comme un tout donc comme un jeu de différences appuyé sur une forte ligne rouge ; l’on pourra itou choisir de goûter telle pièce, connue ou au contraire inattendue, afin de s’en pourlécher les babines auditives non pour son brio ou ses paillettes – plutôt pour la spécificité de son interprétation. Cette alternative signale la qualité d’un disque qui ne perd pas de vue l’importance de la réception et ne la masque pas sous le paravent du concept. En clair, cet album est très « pensé », mais il semble aussi réfléchi et joué pour que l’auditeur s’en goberge – c’est, du moins, ce que nous fîmes.


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