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Décor final de George Tsypin (aperçu), Opéra Bastille, le 9 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Curieusement présenté comme un opéra féministe dans le narratif promotionnel, Beatrice di Tenda de Vincenzo Bellini, d’après un livret de Felice Romani adapté de Carlo Tedaldi-Fores, ressemble surtout à un échec commercial : le soir de la première, il reste des places dans toutes les catégories, ce qui est rarissime. Pourtant, le projet est prometteur : de gros airs, du chœur sous toutes ses formes et un bel orchestre – hé, what else?

 

L’histoire

Début du quinzième siècle. Après la mort de son héros d’époux, Beatrice s’est remariée avec Filippo Visconti. Le mec est devenu un bon tyran des familles, mais il a un double problème : il est jaloux de cette femme et il veut convoler avec une autre minette, Agnese. Un quadrilatère de la mort se dessine :

  • Filippo veut coucher avec Agnese ;
  • Agnese veut coucher avec Orombello, chef des grognons rebelles ;
  • Orombello veut coucher avec Beatrice ; et
  • Beatrice ne veut coucher avec personne, soucieuse de préserver sa relative pureté et son honneur, sa grande obsession.

Quand Orombello met un râteau à Agnese en lui disant qu’il préfère Beatrice, la rejetée se venge en montrant au boss qu’Orombello fricote avec Beatrice. Ceux-ci sont séance tenante condamnés à mort (première partie, 1 h 25). Après que les deux zozos ont été torturés, un long procès est censé formaliser leur condamnation. Las, Orombello revient sur ses aveux, arguant qu’ils lui ont été arrachés sous la torture. Mauvaise pioche : dans une décision dont l’intelligence rappelle la pertinence de notre justice actuelle, les deux supposés amants sont renvoyés à la question. Comme attendu, ils sont condamnés, et le tyran doit signer leur mise à mort. Après une ultime hésitation, malgré les supplications d’Agnese, repentante, il s’y résout, et voilà (seconde partie, 1 h 5).

 

 

 

La représentation – Première partie

Tout commence très mal. L’ouvreuse me regarde avec insistance puis finit par me demander ce qui la turlupine : “Vous êtes le médecin ?” La représentation étant sur le point de débuter, je n’ai pas le cœur à jouer.  Aussitôt, elle panique et glisse dans son talkie : “Le médecin de salle n’est pas avec moi. Je répète : le médecin de salle n’est pas avec moi. Qu’est-ce qu’on fait ?” Les lumières s’éteignant, je n’aurai pas le fin mot de l’histoire.
Sur scène, on finit d’installer le décor de George Tsypin, un espace très vert plus qu’un espace vert. Deux grands arbres schématiquement esquissés encadrent une sorte de jardin où les massifs labyrinthiques ressemblent à des cadeaux bien emballés. À cour, en hauteur, une sorte de promontoire où les protagonistes féminins font une apparition. Beatrice di Tenda (Tamara Wilson) baguenaude sur scène puis sort, laissant la place à Filippo (Quinn Kelsey), furax. ses premiers mots aux fayots qui le suivent, sont : “M’è importuna… Io la detesto.”
La voix d’Agnese (Theresa Kronthaler), curieusement accompagnée par un faux guitariste sur scène, en rajoute une louche car le duc est croque d’elle mais tenu par les liens sacrés de son hyménée. Pour ses débuts à Bastille, Theresa Kronthaler prend ses marques. Certaines attaques semblent-elles floues lors de son premier couplet ? Ce serait le signe que la cantatrice est humaine et consciente de l’enjeu. Plutôt rassurant ! D’autant que, peu à peu, l’artiste dévoile

  • la clarté de son timbre,
  • la sérénité de respirations joliment suivies par la harpe en fosse et
  • la solidité d’un souffle convaincant.

Quinn Kesley est gâté : après un air de colère, il se voit attribuer un air d’amour. Vincenzo Bellini multiplie

  • les dispositifs (chœur, solo homme, solo femme, duo…),
  • les orchestrations (solo harpe, ensemble, violons en pizz jouant les luths…) et
  • les couleurs demandées aux chanteurs.

Cela rehausse un livret cousu de corde blanche et prompt à dégainer des scènes conventionnelles un rien balourdes, tel que ce quiproquo entre Agnese et Orombello (Pene Pati), où le gars pas très futé avoue qu’il fond pour Beatrice alors qu’Agnese s’apprêtait à lui déclarer sa flamme. Excité par son désir d’Agnese, le duc fait une scène à Beatrice. Quinn Kesley incarne avec métier le mélange très particulier de

  • colère,
  • mauvaise foi et
  • mépris

qui anime son personnage à ce moment précis avant que seule la haine ne l’emporte. La mise en scène de Peter Sellars tend pourtant à contraindre les acteurs dans de petits périmètres, comme pour matérialiser la thématique de l’étouffement et de l’enfermement à la fois

  • intime (le mariage enferme),
  • social (la bienséance empêche) et
  • politique (le pouvoir isole – et la fin l’illustrera en obligeant le duc à se barricader dans son palais quand la révolte grondera).

 

 

On aurait pu rêver d’une direction d’acteurs plus fine voire plus affirmée : le niveau de jeu moyen dépasse à peine celui d’une MJC, même avant Rachida Dati. Heureusement, les artistes ne lâchent pas l’affaire musicalement. Ainsi, dans le duo où il révèle à Beatrice que, non, tout le monde ne l’a pas abandonné, Pene Pati brille par

  • la tenue,
  • l’incarnation vocale et
  • un précieux souci de nuancer (superbes decrescendi).

Tamara Wilson, dont on ne compte pas les airs pyrotechniques, ne lui cède en rien.

  • Attaques,
  • legati,
  • vocalises spectaculaires,
  • musicalité,
  • agogique,

tout est

  • impressionnant,
  • efficace,
  • fin, donc, parfois, malgré un scénario étique,
  • émouvant.

La direction de Mark Wigglesworth séduit elle aussi tant elle paraît

  • contrastée,
  • précise et
  • attentive aux chanteurs.

Pendant ce temps, tapie derrière un sapin en plastique, Agnese épie son ex futur mec qui drague la duchesse. Elle le dénonce à celui qui la drague. La confrontation avec Filippo permet à Tamara Wilson d’aller au-delà de son rôle de brave nana trahie.

  • Ire,
  • stupeur et
  • incompréhension

l’habitent quand elle évoque le “duolo d’un cor piagato”. En sus des suraigus faciles, la soprano démontre qu’elle a du médium et du grave à volonté – on comprend presque mieux comment la dame peut chanter à peu près tout de Haendel à Wagner.

  • Expressivité,
  • ténacité,
  • variations

ravissent, tandis que Quinn Kesley creuse brillamment – si une lumière noire brille – la veine de la colère rentrée propre à la jalousie. Comme de nos jours, la confrontation érotico-politique oscille entre

  • tendresse plus ou moins calculée,
  • fureurs toujours sincères, et
  • promesses de dupes

tandis que le compositeur drape ce slow mortifère d’une musique mignonnette d’une virulence d’autant plus dramatique qu’elle est celée. L’orchestre donne son meilleur :

  • sûreté,
  • tonicité,
  • suavité et
  • réactivité

émanent de la fosse. On regrette d’autant plus le niveau consternant de la mise en scène, avec choriste masquée, GIGN avec FAMAS, types en hoodie, en costard-cravate ou en Perfecto, bref, costumes passe-partout de Camille Assaf. Le chœur se promène, les femmes sortent, tout cela manque de sens, d’énergie, d’ambition. Heureusement, il y a la partition. Après les déchirements, les confrontations en duo puis trio, voici les hommes de l’Opéra qui s’imposent. Pour le reste, on ne comprend rien : le duc passe, Beatrice apparaît au balcon à cour, le chœur déambule (pour mimer l’indécision du duc ?), on essaye de croire que l’espoir d’un autre monde n’est pas inaccessible.
Mais la paresse – ô euphémismede la mise en scène à Bastille, c’est quelque chose ! Quand Beatrice revient, elle mate son cellulaire. Quand on crie à un personnage “Relève-toi”, il n’est pas à terre. Des jardiniers taillent les massifs en plastique. C’est fffatigant et, plus spécifiquement, désobligeant. Pas étonnant si Agnese semble parfois peiner dans ses départs : la partition est d’une profusion passionnante, et la direction scénique n’a rien à raconter (ha ! les décors en transparence dont, sans décodeur, on ne peut rien comprendre ! ha ! la fausse bataille entre Filippo et Orombello empêchée par le GIGN ! ha ! etc.). Restent

  • le talent de Vincenzo Bellini,
  • l’engagement des artistes et
  • la dynamique que paraît impulser le chef.

Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout non plus.

 

À suivre !