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Monter au Ciel, rester sur Terre

Photo : Bertrand Ferrier

 

Dans la liturgie catholique, la singularité de l’Ascension est notable : c’est la seule fête triste du calendrier. Elle célèbre l’élévation du Christ dans la gloire du Père, mais elle marque aussi la séparation physique du Messie avec ses disciples et l’humanité. C’est cette tension et ce mystère que se propose d’évoquer l’improvisation du samedi soir (en l’espèce enregistrée cette fois le dimanche matin, tout est truqué) en s’inspirant de l’extrait du livre des Actes des apôtres proposé en première lecture où « deux hommes en vêtements blancs » houspillent les premiers chrétiens en tonnant :

 

Pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ?

 

Dans cet esprit, l’orgue aspire à articuler trois éléments :

  • la solennité du moment,
  • sa friction avec l’intelligence humaine qui peinera toujours à saisir les mystères (c’est peut-être sa grandeur), et
  • la solitude de l’Homme abandonné par le fils de Dieu.

Résultat ci-dessous.

 

 

Gérard Morel, PIC (Ivry-sur-Seine), 6 juin 2025 – 2/2

Gérard Morel au PIC (ex-Forum Léo Ferré, Ivry-sur-Seine) le 6 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

En 2017, Gérard Morel gagnait l’Oscar du titre de disque le plus tarabiscoté en signant Affûtiaux cafouilleux, dont il extrait « La prunelle de ses yeux », ode à l’incipit pas très éloigné musicalement du brélique « Amsterdam » et, surtout, hommage à la femme qui « se chauffe au jazz » et le chauffe pas mal, au point qu’il tient à cette mousmé comme « à la prunelle de ses yeux ». Dans le labyrinthe de parophonies et détournements de syntagmes figés, le zozo à la bouille gourmande s’ébroue dans une tension savoureuse entre sensibilité et humour, l’humour servant à la fois de paravent pudique et d’enseigne lumineuse pour crier en lettres de néon l’amour qu’il est si difficile de dire.
D’où, sans doute, son amour pour la grasse mat’ amoureuse, qu’il chante comme « une autre spécialité de l’Ardèche, après la sieste », histoire de profiter des moments où, horizontalement bien accompagnés, on flanche, mordus, en constatant avec délices qu’il « pleut des cordes de pendu ». La stratégie du chansonneur est têtue : je t’attrape par l’humour afin de t’entraîner sur un terrain inattendu grâce à

  • une mélodie,
  • une écriture volontiers antépiphorique – si, si – qui consiste à réutiliser un groupe de mots de façon motorique (et hop),
  • métaphore filée et
  • érotisme alla francese.

Hommage à la pseudo sublimation de la souffrance par la chansonnette et à Bernard Joyet par l’occasion (aucun rapport), « Le tango du lumbago » se risque à confondre « Ay ay ay » avec « aïe aïe aïe » pour réfléchir, l’air de rien, sur le rôle de la chanson comme souffre-douleur – ce que des olibrius de la trempe d’un Jacques Debronckart ou d’un tonton Georges n’ont pas négligé d’aborder. Alors que l’excellent Jean-Pierre Morgand constatait qu’il y avait TCDA, Gérard Morel en propose une de plus, centrée sur les pectoraux, avec cette supplique olé-olé façon Pierre-Dominique Burgaud + Alain Chamfort :

 

Pour que, demain, un grand amour se forge,
Laisse-moi te rester, mon amour, en travers de la gorge.

 

 

Gérard Morel est définitivement un chanteur du désir. Loin d’être confit en contemplation, il s’expose en homme gourmand. Libidineux ? Ben, heureusement, revendique-t-il quand, en complimentant une nana – une dame, si vous voulez, mais comme il la tutoie, c’est plutôt une nana, et Émile n’y aurait rien vu de mal – pour sa vêture, il reconnaît que tout lui va bien car l’essence donc « le nu lui va si bien ».
Le voici bientôt hésitant entre le lit de Natacha et le chat de Nathalie dans « Le dit du chat de Nathalie », comme Pierre Louki hésitait entre baiser Charlotte et embrasser Sarah. Pour se décider, il se résout à passer à la vitesse supérieure : après les chansons d’amour, les chansons de la déclaration de l’amour. En l’espèce, une formule redoutable, très inconnue, toujours affûtiale, toujours cafouilleuse, qui résume vachement bien de quoi ça cause : « Je t’aime très beaucoup », autrement dit « de Charybde en Scylla ». Juliettique (et certes pas que par sa relation avec Bernard Joyet), Gérard Morel propose – avec une intro courte, souligne-t-il – un festin façon Philippe Chasseloup draguant Amandine pour rappeler que la bonne bouffe à deux n’est pas forcément qu’une question de plat – la courbe nous va si bien.
L’artiste a si bien réussi à séduire le public en passant de la tonne bouffe à la bonne touffe qu’il est contraint de dégainer ses favourite encores : le sacré « Cantique en toque », la très intime « Chanson à la con » et, après que des gens réclament des nouvelles de son beauf, son hénaurmité à lui : « Les goûts d’Olga », son tube éternel.

  • Du métier,
  • de la singularité,
  • de la présence :

une belle soirée de chanson

  • finaude,
  • joyeuse et
  • bien m’née.

Respect, môssieur Gérard Morel !

De l’art de croire et de ne pas croire à la foi

Jann Halexander à l’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

« Cesse d’être incrédule, sois croyant » : pourquoi pas, mais en qui ou en quoi ? Peut-être parce que, comme illicite, il y cite, ho ho ho, la punchline de Catherine Ribeiro (« je ne crois pas en Dieu parc’ que je crois en l’homme / En son vol en suspens »), Jann Halexander a souhaité glisser « J’ai pas la foi », chanson de sa composition, dans son nouvel hommage à La Ribeiro,

  • jamais obséquieux,
  • toujours admiratif,
  • forcément personnel.

À la librairie Publico, où les mille nuances de la contestation – de préférence radicale – sont source

  • d’ébullition,
  • de débat et
  • de saine colère,

Jann posait avec une vitalité lucide – et vice et versa – la question presque bernanossienne de l’à-quoi-bon, id est : à quoi s’accrocher pour donner sens à ce qui

  • se vit,
  • se partage et
  • s’interroge

dans l’existence en général et en concert en particulier ? Plus apparemment doux qu’un « Je ne te salue pas » leprestique (oui, apparemment), son hymne intitulé « J’ai pas la foi » frappe

  • au plus juste,
  • au plus suggestif,
  • au plus intime.

Ce 18 mars 2025, ça donnait ça.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=KSIGIa9ut5s[/embedyt]

 

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 12

Première de couverture (détail)

 

Le wokisme est un oxymoron sur pattes. Il exalte l’identité tout en la réduisant à un trait collectif (l’individu est invité à rejoindre une communauté de gens porteurs d’un même stigmate, donc à ne plus se définir qu’à travers ce stigmate). Il participe d’une hashtaguisation de la société où le mot-clef est à la fois

  • affirmation d’un soi collectif,
  • revendication et
  • pitch.

Ainsi de Harald Beharie, qui « évolue nu sur scène », comme il l’a montré dans Batty Bwoy (« garçon de cul » dans quelque jargon local),  « solo » issu de son séjour de « six semaines, en 2021, dans la communauté homosexuelle » jamaïcaine. Avec cette performance tantôt proposée en Île-de-France, il dénonce le fait que « l’homophobie est présente partout ». Ce propos se prolongera avec Undersang, « rituel queer qui cherche à célébrer le corps et la nature en cherchant (sic) un terrain pour la guérison » (Le Monde, 7 juin 2025, p. 24).
Dans la perspective de notre compte-rendu, nous sommes sensibles à la réduction de l’individu à des traits communautaires (Jamaïcain d’Europe + homosexuel) et à la victimisation revendiquée, visant à transformer un état (je suis homosexuel) en une cause à défendre (la société est homophobe). Ces caractéristiques participent de ce que les auteurs de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii appellent des « fracturations identitaires », thème de la troisième partie. À les lire, la posture woke aurait contribué à un basculement social. Jadis, nous étions invités à « communier dans une culture et des symboles pluriels, mais rattachés à un écrit collectif unificateur ». L’identité de chacun était appelée à se fondre – et non à se dissoudre – dans le creuset républicain. Depuis, « l’idéologie de la différence a dénigré le roman national » dessinant une nouvelle « ingénierie sociale ».
Pour approfondir les termes du débat, Michel Messu se propose d’examiner la mutation « de l’identité à l’identitarisme ». À cette fin, il examine la notion d’identité en reprenant longuement des propos de Nathalie Heinich, première contributrice à ce recueil d’articles car première à avoir identifié le potentiel éditorial de cette thématique. Sous les auspices ad hoc, Michel Messu définit l’identité comme « la représentation que l’on se fait de soi, représentation partagée lorsqu’il est question d’identité collective ». En ce sens, « l’identité nationale (…) ne saurait être le tout de l’identité d’un individu, mais l’identité d’un individu ne saurait s’abstraire de l’ensemble national auquel il participe ». L’identité individuelle serait moins fluide que poreuse, exsudant et ingérant en va-et-vient une identité collective de laquelle elle participe et qui la nourrit. C’est pourquoi, sociologiquement, « l’identité n’est pas unidimensionnelle » : elle n’est pas uniquement liée à la manière dont se perçoit un individu ; et elle s’inscrit dans un processus évolutif « mobilisant des faits objectifs et des états subjectifs ». Autrement dit, elle n’est fixable ni en essence (ma substantifique moelle n’est pas liée qu’à moi) ni dans le temps (mon identité est appelée à évoluer).
Après la paraphrase de Nathalie Heinich, Michel Messu aborde la question en remixant une sienne publication sur « les racines » et « le mythe identitaire », parue vingt ans plus tôt chez Hermann. Le rôle des racines dans la construction de l’identité est métaphorique. Il désigne « ce que l’on va tenir pour une certaine permanence d’appartenance » ou, au contraire, ce qui va permettre de constater, avec fierté ou consternation, « la rupture avec une appartenance première ». Ladite appartenance n’est pas toujours liée à la réalité objective, comme l’a constaté le sociologue sur le terrain. Ainsi de cette vingtenaire bourguignonne qui s’était prise de passion pour la culture polonaise (dans laquelle elle n’avait pas vécu) du jour où elle s’était offusquée que le nom polonais de sa mère eût été effacé par le patronyme de son père.

  • Apprentissage de la langue,
  • recherche de la famille maternelle,
  • séjours au pays et
  • cuisine du pays fantasmé

lui ont permis de se fabriquer une identité

  • conquise,
  • reconstruite et
  • fictive

au sens de fingere, fabriquer, selon laquelle je puis fabriquer l’identité qui me construit. À l’inverse des « papiers d’identité » qui « réifient l’identité de la personne », l’identité vécue se dérobe au figé pour devenir récit et se confronter au rapport à l’autre (par exemple, le fait d’être traité de « sale nègre » dans une cour d’école peut contribuer à conscientiser ma négritude et me renvoyer à la construction d’un « récit des origines » alla Mircea Eliade). Aussi Michel Messu propose-t-il de « regarder le processus de construction de l’identité comme relevant d’une activité mythogénique » potentiellement source de rituels permettant à l’individu de suivre, selon une terminologie proche de Nobert Elias, à la fois

  • son « Je »,
  • le « Nous » constitué des « Je » qui lui ressemble, et
  • les « Autres »,

avec des degrés d’assimilation ou de confrontation variables (par exemple, »Je » peux

  • détester les « Nous » parce qu’ils me désingularisent,
  • idolâtrer « les Autres » parce que leurs différences me fascinent, voire
  • détester le « Je », trop banal comme me le montre l’existence des « Nous » ou trop nul comparé aux « Autres »).

Dans cette perspective, l’identité n’est plus perçue comme figée et, pour ainsi dire, fatale. L’individu est amené à construire son récit identitaire à partir d’éléments substantiels ou de détails, et en interagissant dans son espace social. Les dangers de cette construction sont connus. Parmi eux ,

  • « la fatigue d’être soi » à force de vouloir accomplir le projet identitaire que l’on a défini en cherchant à
    • « se réaliser »,
    • « être soi-même », bref,
    • « s’accomplir » ;
  • la déstabilisation de son Moi à travers la confrontation à des identités collectives plus affirmées ; et
  • l’identitarisme, hypertrophie caractérisée par « l’exaltation d’un trait identitaire partagé par un ensemble d’individus ».

Ce dernier danger fonctionne comme

  • attribution (tu es tel trait),
  • assignation (ce trait t’oblige à tel comportement ou tel positionnement), et
  • essentialisation (tu n’es plus un individu mais un trait identitaire qui écrase toutes tes autres dimensions).

In fine, l’identitarisme « fait disparaître le citoyen au profit d’une entité catégoriale qui le fractionne » et l’amène à considérer les non-Moi comme

  • négatifs,
  • stigmatisants et
  • hostiles.

L’imposition normative d’une identité remplace l’exercice identitaire par « la scansion d’un récit mythique, souvent fabuleux ». L’identitarisme est une surenchère qui consiste à

 

greffer sur l’un des traits constitutifs de l’identité individuelle une surabondance de sens collectif puisant dans un imaginaire (…) combinant des vérités établies, des demi-vérités construites pour l’occasion, des sophismes érigés en certitudes voire des fantasmes énoncés de la manière la plus apodictique [en gros, avec une telle évidence que même une énorme débilité paraît incontestable] qu’il soit.

 

Au terme de la lecture de cette contribution, on peut regretter que le wokisme ne soit pas abordé frontalement par l’article ou, au contraire, se réjouir que, pour une fois, des termes et des concepts essentiels à la compréhension du phénomène soient examinés avec la précision nécessaire ; et ce qui est formidable avec l’esprit humain, c’est qu’il est fort capable d’adopter simultanément ces deux postures incompatibles… en attendant un prochain épisode autour de l’intégration des enfants d’immigrés « par temps d’ignorantisme ». À suivre !

 

Rire, c’est divin

Best of affiche du 21 juin 2025

 

22 h, ça peut paraître tard, mais, en été, c’est la meilleure heure pour un concert d’orgue à la collégiale Saint-Martin de Montmorency (Val-d’Oise) : il fait frais, la nuit tombe et les vitraux sont néanmoins encore vibrants, ce qui rend ce magnifique endroit – certes salopé par la Révolution, mais pas assez pour ne pas demeurer magnifique – tout simplement magique.
Ce 21 juin, à l’occasion de la nuit des églises et/ou de la Fête de la musique, je serai invité à donner un récital d’une heure intitulé « le rire de Dieu ». Improvisations colorées et musique apaisante seront au rendez-vous, sur un orgue au potentiel puissant et au large spectre. L’entrée est libre, la sortie aussi, mais le concert pourrait être bien quand même. Avis aux curieux, même désargentés !

 

 

Gérard Morel, PIC (Ivry-sur-Seine), 6 juin 2025 – 1/2

Gérard Morel au PIC (ex-Forum Léo Ferré, Ivry-sur-Seine) le 6 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Malgré

  • polémiques et coteries,
  • cahots et accalmies,
  • soubresauts et résilience,

ce qui fut le forum Léo Ferré et devint le PIC est toujours un lieu aussi agréable à fréquenter pour qui se sent assez étranger aux ressentiments dont certains se font parfois l’écho.

  • Les bénévoles sont serviables,
  • la restauration d’avant-concert préservant le concept de cabaret est toujours conviviale voire gentiment troussée, et
  • la programmation resserrée réserve son lot de bonnes idées,

parlant ou non au chaland. Le 6 juin 2025, c’était au tour de Gérard Morel de venir gratter guitare et cordes vocales avec un projet clair, comme j’aime bien, qu’il énonce d’emblée : « Ce soir, on va chanter des chansons. » Aussi se présente-t-il

  • sans micro,
  • sans amplification pour la six-cordes qui l’accompagne,
  • sans plan de feux pour valoriser le régisseur,

bref, comme aurait sous-titré Ricet Barrier : tel quel voire, sinon, à poil, volontiers pêcheur mais sans filet. L’affaire s’enclenche sur le jeu phonique du « Bon gars pas dégueu », donnant le triple mode d’emploi de la soirée :

  • on va parler d’amour,
  • on va parler cru,
  • on va rire mais pas que.

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Se réjouissant de son retour au Forum (chez lui, en somme), le chanteur dégaine ensuite « Quand tu viendras dans ma maison », sa collab’ de 2011 feat. Romain Didier, pour

  • croquer la pie sous le tipi,
  • le Cornas dans le palace,
  • la muse dans la cambuse,

dans un marabout d’ficelle qui s’emballe jusqu’à chanter l’éloge de la chanson en général, celle qui nous fait nous sentir chez soi dès qu’on la partage. Aucun doute : l’homme sur scène envisage de « faire chanson engagée » quand il s’ra grand, option chanson d’amour – projet diététique dont il connaît tous les régimes depuis son CD culte de 2011. Cependant, bien qu’il vienne de l’Ardèche (non, « bien qu’il vienne de la Vienne », là, ça marche pas, dommage), il revendique son goût pour la sieste – sport que je crois à peu près maîtriser – même si, quand on se risque à cet exercice, « on est souvent dérangé ».
Avec « Y a plus d’saisons dans ma pampa », Gérard Morel raconte la frustration fantasmée des commerciales à domicile qu’il incite à riper de sa pampa puisqu’elles veulent lui vendre des trucs ou des métaphysiques quand lui envisage juste de leur proposer un cinq à sept. Peut-être l’une de ces fantasmées aurait pu « se nommer Aimée », sujet du fantasme suivant, saupoudré de mots fleurant tantôt Georges Brassens, tantôt Serge Gainsbourg. La mousmé en question a certes « un dos à s’appeler Anne » ; elle aurait pu s’appeler Blandine si elle n’avait bouffé le lion ; au lieu de quoi, elle s’appelle « Aimée », et le chanteur de conclure : « Vous devin’rez jamais pourquoi. »
Appelé à « écrire ces chansons lui-même » lors d’un « stage de reconversion professionnelle », Gérard Morel apprend qu’il est déconseillé d’utiliser des chuintantes dans les textes parce que ça passe mal dans les micros. Dépourvu de cet accessoire et chaud comme un marron prêt à péter, selon l’expression du susnommé Ricet Barrier, il décide donc d’écrire « La vache de greluche », laquelle se révèle être aussi « la coqueluche de [s]es nuits blanches ». Si l’exercice peut paraître artificiel, le chanteur l’enrubanne en coda d’un joli decrescendo rappelant que, de même que

  • l’humour n’est pas antinomique de l’émotion,
  • les contraintes ne sont pas toujours contraires au plaisir, pas plus que
  • la chansonnette n’est hermétique à la musicalité.

Cette conviction judicieuse bénéficie ici du savoir-faire du saltimbanque capable d’embarquer une salle avec lui pour un tour de chant souriant qui ne fait – presque – que commencer. À suivre !

 

Welcome back!

Photo : Rozenn Douerin

 

Après avoir fait peau neuve, le site est de retour. Merci de votre curiosité persistante, bonnes visites et rendez-vous dès demain pour les griffonnages bloguistiques qui vont bien.

 

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 11

Première de couverture (détail)

 

Aujourd’hui, nous parcourons les derniers articles inclus dans la deuxième partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. Cet examen confirme la problématique d’un ouvrage inégal (c’est en général la qualité des des ouvrages collectifs) et parfois confus (ça, non), mélangeant en l’espèce les torchons scientifiques avec les serviettes non-scientifiques.
Le premier article à passer sur le grill aujourd’hui est signé Florent Poupart, non référencé dans les bios des auteurs quoique prof de psycho clinique à Toulouse. Comme on sort d’un article sur l’oncologie, la prétention de la psychologie à être une science fait un peu rigoler le sceptique, mais voyons en quoi cet article éclaire le propos général. L’auteur y dénonce d’emblée l’hypermoralisation et le culte du Bien, à l’opposé de sa conception qui pose que l’inconscient est immoral – donc que la conscience consiste à moraliser nos actes sans feindre d’ignorer l’immoralité de ce qui nous traverse. Freudien apparemment convaincu, il pose avec le barbu que « la névrose est le prix à payer à la vie civilisée ». Or, notre époque souffrirait du « désaveu des grandes différenciations structurantes » telle que la sexuation, typique de la domination de l’autre, c’est-à-dire de celui qui impose des limites à ma jouissance de la liberté.
La cure psychologique tend donc à se départir de « la neutralité en faveur de l’empathie » afin de produire un récit « auquel le patient puisse s’identifier ». Communautarisation simplificatrice et victimisation stéréotypée participent de la construction d’un combo associant « assignation et revendication identitaires ». Comme ces femmes noires traduisant des femmes noires parce qu’elles sont femmes et noires, des psychologues se revendiquent « situés », c’est-à-dire assumant une « fascination spéculaire » (je vais voir un gros psy parce que je suis psy, un psy homosexuel parce que je suis homo). C’est ce que Florent Poupart appelle « l’approche identarisée du soin psychique », participant de la « confusion entre réalité et représentation ».
Claude Habib enquille avec un article sur la « situation des Lettres à l’université ». Comme son titre le laisse entendre, l’article est vague et met un moment à connecter avec le sujet collectif. Il s’embourbe dans une volonté fondée mais mal argumentée de dénoncer la volonté de « promouvoir la résistance féministe et d’incriminer le patriarcat » ou la lamentable lame de fond qui dénonce les stéréotypes vingt-et-uniémistes de textes du dix-neuvième siècle.
Selon elle, la volonté de dénoncer « la culture du viol » chez André Chénier ou le refus du mariage homosexuel chez Jean-Jacques Rousseau fait écho non pas à la soumission des enseignants à la connerie mais à la feignantise des étudiants qui, vieux totem des vieux profs, « cherchent avant tout des raisons de ne pas lire ». Des embardées vaseuses sur Michel Barnier et l’homosexualité visent maladroitement et hors sujet à dénoncer le « présentisme », id est la dénonciation de faits anciens non conformes à la morale actuelle. Pour elle, comme « quelqu’un » (ça donne une idée du niveau d’exigence de l’article) a dit, « la littérature est à la boîte noire de l’avion accidenté », donc doit être étudiée en tant que production livresque de l’instant, non selon les critères de jugement moral d’aujourd’hui. L’article se conclut pesamment sur une charge contre le libéralisme qui prône la tolérance « envers tous les goûts » sauf la bestialité (sic) et la pédophilie, Jack Lang, Roman Polanski et Daniel Cohn-Bendit étant là pour prouver que c’est totalement faux.
Après cet article plutôt creux, un article à deux voix s’approche, associant Claire Laux, prof d’Histoire à Sciences-Po Bordeaux, et Xavier Labat, « ingénieur d’études », syntagme pompeux qui fait doucement rigoler, qui travaille sur « l’Histoire des relations commerciales et diplomatiques dans la Méditerranée ». Là encore, prétendre que l’Histoire est une science souligne la faiblesse de la construction de l’ouvrage collectif : l’Histoire n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une science, et c’est pas sûr que ce soit un reproche à lui adresser.
D’emblée, les deux associés, dont on devine qui tient la plume pour qui, vue la différence de statut, dénoncent la cancel culture et le wokisme entendu comme « une nouvelle culture morale où le statut de victime devient une ressource sociale ». S’ensuit une charge convenue et non étayée sur des faits concrets contre « un certain nombre » de problématiques liées à la « décontextualisation et au troncage des événements » censés combler les « étudiants plus idéologiquement zélés que soucieux de pertinence et de rigueur scientifique. C’est assez dingodingue de voir, encore et encore, comment les profs ont les bullocks de dénoncer les étudiants et jamais leur propre attitude ou leurs confrères, non ? Bordel, les étudiants sont là pour avoir des diplômes délivrés par des profs. Si problème estudiantin il y a, les sacrosaints profs devraient-ils pas se mettre en première ligne plutôt que de stigmatiser leurs ouailles avec une généralité sans vergogne ?
L’idée des co-auteurs est surtout de dénoncer une vision téléologique de l’Histoire (en gros, cela consiste à juger ce qu’il s’est passé au vu du résultat actuel). À son époque, Colbert n’était pas si méchant que ça, et le Code noir proposait des cadres aux maîtres d’esclaves, un peu comme le gouvernement autorise les néonicotinoïdes tout en disant qu’il faut préserver la planète. Les plaidoyers historiques, trop généraux, sonnent creux alors qu’ils visent à pointer le narcissisme de l’homme contemporain, à l’aune morale duquel devrait être estimé ce qui fut. Reste, par-delà le remplissage sur la lutte entre colorblinds et coloraddicts dont le rapport avec l’histoire de Colbert et du Code noir échappe au non-initié, la charge contre « une déconstruction par la focalisation sur le point qui heurte. Selon les co-auteurs, l’Histoire serait en prise avec l’émergence – prédite par Paul Ricœur, dont le banquier président est censé avoir été plus ou moins le bras droit, le poumon unique et l’essence spirituelle – d’une « conflictualité sociale qui se nourrirait (…) de revendications fondées sur des injustices commises dans le passé ». En clair, je ne réagis pas contre ma situation mais contre ce que j’évalue de la situation de mes pairs, réels ou recréés. D’où la punchline de l’article :

 

Pierre Desproges fustigeait en son temps les courageux intellectuels qui osaient attaquer le général Pinochet à 12 000 km de Santiago ; aujourd’hui, la distance se compte en siècles, et les nouveaux héros déboulonnent Colbert 340 ans après sa mort.

 

Est-ce à dire, comme l’affirment les auteurs, que si l’on se victimise, le fiel aidera le chougneur ? Nous continuerons de l’explorer dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux fracturations identitaires. À suivre !

 

À vos nouveaux ordres !

 

À l’orgue de Saint-André de l’Europe (Paris 8) le 17 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Cette nouvelle improvisation du samedi soir s’enroule autour de l’Évangile où Jésus déclare à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau », avec cette bizarrerie que « Aimez-vous les uns les autres » paraît un projet éculé quoique rarement suivi. La musique prend acte de cette bizarrerie et la plonge dans un contexte humain qui n’est pas propre à l’époque christique !
Aussi le début évoque-t-il les habitudes sociales d’entente sinon cordiale, du moins correcte, avec les bisbilles dissonantes qui rendent la vie plus sapide quand elles ne la submergent pas au point de la rendre indigeste. Ce constat liminaire d’intentions calmes et presque paresseuses se refuse à l’univocité. Tantôt, il est porté par la fraternité évoquée par un large registre ; tantôt, il se révèle traversé de désirs plus troubles ensuquant l’orgue dans les profondeurs de l’orgue. Le nouveau commandement semble alors mettre tout le monde sur la voie de l’accord parfait, comme s’il essayait d’infuser chez chacun. Le graal se révèle cependant difficile à trouver, et les vieilles habitudes évoquées dans l’incipit persistent dans le grave du clavier et à la pédale.
Elles menacent l’espérance portée par un commandement fraternel, mais celui-ci, habité par la solennité du Verbe, finit par triompher. Pour les uns, ce triomphe sera une vue de l’esprit ; pour d’autres, un but à atteindre dans la prière et dans le monde. L’improvisation ne tranche pas : elle raconte une histoire que chaque auditeur est libre de s’approprier selon sa foi ou sa non-foi !

 

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Steven Wilson, Salle Pleyel (Paris 8), 26 mai 2025 – 2/2

À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Après avoir ébaubi la salle Pleyel avec l’interprétation en première partie de The Overview, son dernier album, Steven Wilson et les garçons qui l’accompagnent rembarquent dans le vaisseau spécial de l’imagination avec « The Harmony Codex », qui a donné son titre au disque de 2023. Propulsé par le fantasme astronomique de l’artiste, le morceau – d’une dizaine de minutes – s’ouvre sur une longue méditation aux claviers. Adam Holzman et la vedette nous entraînent « miles above the surface of the earth » à la poursuite d’un but oublié comme tous les rêves, « ultimately forgotten ». Pour embarquer avec eux sans avoir l’impression qu’une voix va nous annoncer que « bientôt, un nouveau journal sur France Info », il faut se laisser

  • hypnotiser par les boucles modulantes,
  • aspirer par une vidéo léchée au storyboard volontairement mécanique, et
  • séduire par une caractéristique rare dans la variété contemporaine : la capacité du compositeur à jouer du temps long.

La basse de Nick Beggs secoue la torpeur en lançant « Luminol » où nous nous retrouvés « nés dans la difficulté pour arriver là mais finir par retourner à la poussière ».

  • Chœurs impeccables,
  • puissance du riff de basse,
  • breaks au cordeau avec un Craig Blundell en feu derrière ses fûts,
  • qualité des soli

offrent au concert une musicalité appréciable d’autant que, même s’il connaît les codes, Steven Wilson s’échappe du carcan

  • du rock,
  • du gros son et
  • de l’ambiançage de la salle

pour creuser

  • la diversité d’atmosphères,
  • la juxtaposition de possibles et
  • le vertige de la précision :

du grand prog’, en somme.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=IVC8Vtev3-Q[/embedyt]

 

« No part of me », chanson de rupture (« Avant que je ne te perde, arrête de faire semblant / Je sais que, pour toi, l’amour n’était que sécurité / Il n’y a rien de moi en toi »), est introduit par un aparté parlé, précisant que la set-list étant modifiée chaque soir, notamment pour complaire les spectateurs ne manquant pas une date, les musiciens pourront connaître des moments oups. Les non-spécialistes les chercheront en vain. Grâce à sa capacité à donner de la texture aux moments planants, Steven Wilson peut développer un art consommé

  • du crescendo,
  • de la rupture et
  • de la caractérisation d’atmosphères.

« Dislocated Day », une chanson de 1995 qui rappelle les années Porcupine Tree de l’artiste, en joue pleinement, associant

  • nappes de clavier,
  • pulsation de la basse,
  • guitares saignantes et
  • synchronisations dynamisantes.

C’est alors que Steven Wilson son tube « Pariah », en duo virtuel avec Ninet Tayeb, pénible caricature de la voix des télécrochets modernes. Sans doute n’est-ce pas le plus passionnant de ses chefs-d’œuvre, mais l’on y salue

  • le savoir-faire du compositeur de ballade,
  • son métier d’arrangeur sachant comment envoyer la sauce pour dissiper la tentation de la mollesse, et
  • son plaisir de mélanger les styles de chansons.

Tiré d’Insurgentes (« un de mes album favoris – je peux pas dire que j’aime pas les autres, mais, celui-là, je l’aime vraiment »), « Abandoner » assume un texte torturé et énigmatique évoquant l’incomplétude du narrateur et sa désorientation comparée à « une peste qui, dans l’obscurité, gémit comme un chien ». Le musicien y sculpte singulièrement

  • le rythme,
  • l’harmonie et
  • l’étagement des sonorités.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=Ap0RsLk26ao[/embedyt]

 

Avec les dix minutes de « Remainder the black dog », Steven Wilson évoque

  • les secousses psychiques qui nous hantent,
  • les pilules qui peuvent nous assommer, et
  • la perspective, faute de solutions, d’une dissolution (« si tu osais franchir le pas, / tu atteindrais l’état / auquel tu aspires depuis tellement longtemps »).

Il y travaille le groove de la boucle – ici dévolue au clavier – associant

  • régularité obsessionnelle,
  • durée bancale (le riff est réparti sur 15/8 en 8/8 + 7/8, ce qui lui donne une apparence de banalité et une claudication magnifique), et
  • arythmie des accents qui, paradoxalement, équilibrent le déséquilibre.

Accompagné par une vidéo comme souvent inquiétante, le morceau se déploie ensuite avec l’arsenal habituel dont on ne se lasse pas :

  • breaks,
  • synchro,
  • variation d’intensités et de sonorités,
  • solo de Randy McStine,
  • twists,
  • trouvailles harmoniques et
  • temps long qui, grâce à ce qui précède, paraît court.

Au fil du concert, on savoure avec une force grandissante

  • le plaisir du dark,
  • de la guirlande hypnotisante et
  • du groove
    • sale,
    • menaçant et
    • ensuquant.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=BClzBQmZZBc[/embedyt]

 

Augmenté d’une vidéo apocalyptique, « Harmony Korine », titre de 2008, fonctionne lui aussi sur un riff ternaire, cette fois investi par la guitare. Et nous voici à nouveau happé par

  • les contrastes de décibels,
  • l’efficacité de l’hypnotisation perpétuelle,
  • la concentration des paroles dans quelques syllabes percutantes, ainsi que par
  • le spectre vocal entre timbre fatigué de rocker pop anglais et falsetto polnarévien

Après les monosyllabes de l’avant-dernier titre, la voix se tait complètement pour « Vermillioncore », titre énigmatique qui peut suggérer un sulfate rouge de mercure encore plus rouge que rouge. La basse de Nick Beggs lance cette dernière salve avec une cellule double qui servira de grille pour la suite de l’instrumental. Avec ce matériau a priori étique, le groupe éblouit à nouveau grâce, notamment, à

  • la large palette de sonorités et à leur habile confrontation,
  • la chorégraphie de Steven Wilson,
  • la jubilation de l’itération miroitante (on garde la même structure mais on modifie les couleurs de ce qui l’habille), et grâce à
  • l’agencement bien pensé de registres très caractérisés
    • (mystères du grave,
    • immédiateté du médium,
    • insaisissabilité des aigus).

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=qFwcahcDzP4[/embedyt]

 

Publié en 2015, « Ancestral » et son petit quart d’heure ouvrent la séquence des encore, toujours fondé sur la conviction que rien n’est pérenne mais tout continue d’advenir « quand nous fermons les yeux ». Sur un mid-tempo, la batterie de Craig Blundell assume son triple rôle :

  • beat,
  • percussion dynamisante, et
  • musicalité variant les sons.

On regrette un énième solo de guitare de Randy McStine, quoique valeureux, mais on eût préféré ouïr le chorus de basse ou de batterie qui n’arrivera jamais. Faute de quoi, l’on se goberge de

  • loops étranges,
  • beats profonds et
  • breaks d’apparence parfois biscornus – sans prétendre atteindre la folie vertigineuse d’un Spock’s Beard.

La glaçante vidéo de dix minutes réalisée pour accompagner « The Raven that refused to sing » rappelle que l’univers de Steven Wilson n’est ni rayonnant ni pupute. En revanche, il est

  • d’une richesse impressionnante,
  • d’une musicalité passionnante, et
  • d’une singularité vibrante.

Joie d’avoir partagé cette dernière date parisienne du zozo, en dépit de prix oscillant entre une soixantaine d’euros et cent quarante bouboules ce qui, pour une salle devenue aussi horrible que la salle Pleyel, est quelque peu outrecuidant, olé !