Jonathan Benichou-Rabinovitch à la mairie du huitième arrondissement de Paris, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Le récital donné le 19 juin par Jonathan Benichou-Rabinovitch à la mairie du huitième arrondissement aurait pu s’arrêter avant le Deuxième concerto pour piano de Camille Saint-Saëns. Il aurait pu également s’arrêter après. C’était prévu ainsi. Mais croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. L’artiste revient donc avec La Princesse disparue, une partition qu’il a composée autour d’un conte
allégorique,
symbolique et
métaphorique
du rabbi Nahman où la princesse « cache une force créatrice ».
L’écriture entre méditation et tensions,
le balancement entre consonance et trouvailles harmoniques, ainsi que
l’interprétation entre narrativité et expressivité
diffractent l’évidence du son en suggérant une multitude de possibles.
Accords arpégés,
pédalisation habile,
sens de l’agogique,
variété de l’accompagnement que surplombe une ligne mélodique fracturée,
large spectre de nuances et
fin suspendue
participent d’une écriture
de l’hypnose façon récit dont on veut connaître le fin mot,
de l’apocalypse – au sens étymologique – espérée et
du secret qui fascine car, dès qu’on a cru le dissiper, il se dérobe et réapparaît sous une autre forme.
Le récital aurait encore pu s’arrêter là. Mais croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Le voici qui semble vouloir synthétiser son concert avec les « Oiseaux tristes » extraits des Miroirs de Maurice Ravel, écho au « Rappel des oiseaux » de Jean-Philippe Rameau qui ouvrait le récital, mais aussi au presto du concerto de Camille Saint-Saëns qui hésitait, comme les « Oiseaux tristes », entre battue binaire et 12/8. La concentration lunaire de l’artiste lui permet de se détacher de la température élevée ensuquant la salle pour proposer, plus qu’une synthèse, un éloge de la synesthésie. Mettant à profit avec une virtuosité très intériorisée une partition toute en miroitements et résonances, il semble vouloir
peindre avec le son,
raconter avec l’harmonie,
évoquer avec les couleurs des différents registres
pour aller au-delà de la dimension programmatique du titre et envoler ses auditeurs. Bien sûr, le récital aurait encore pu s’arrêter là. Mais croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Cette fois, il ne veut ni ajouter (comme avec le premier encore) ni synthétiser comme avec le deuxième bis : il veut prolonger. Soit, donc, une pièce dans la même tonalité (mi bémol mineur) commençant, une octave plus grave; sur la même note qui concluait les « Oiseaux tristes ». Dans cette définition à peine cryptique, chacun aura reconnu, qui en douterait ? l’Étude-tableau op. 39 n°5 de Sergueï Rachmaninoff.
Un gardien tente d’interrompre l’exécution en faisant cliqueter son trousseau. Il est plus de 22 h 30, il doit fermer. Tandis que le piano résonne, des négociations s’engagent avec le vigile pour obtenir un délai de grâce de cinq minutes avant l’expulsion. Le pianiste semble n’en avoir cure, préférant mettre le feu à son piano. Il y a
des escarbilles,
des crépitements, et
de hautes flammes
jusqu’à l’apaisement des braises puis des cendres. Cette fois, le récital ne peut que s’arrêter là. Même Jonathan Beinchou-Rabinovitch doit s’y résoudre, laissant aux spectateurs fondus sur leurs chaises le sentiment d’avoir assisté à un moment
Le wokisme est une forme de lamento perpétuel, enfermant ses adeptes dans des postures victimaires souvent intéressées. Ainsi, récemment, l’annulation d’un projet d’exposition au centre Pompidou-Metz a ajouté un énième couplet à cette chanson. Claire Tancons, commissaire dudit projet, y a vu une préférence accordée à la « monographie d’un artiste européen [entendre :Blanc, en l’espèce il s’agit de Maurizio Cattelan] face à une exposition collective d’artistes racisés [caribéens] souvent relégués au second plan de l’histoire de l’art et des musées ». Le commanditaire lui oppose trois arguments :
le succès de l’exposition Cattelan est une bénédiction pour l’institution ;
l’exigence de la commissaire en matière d’emplacement disponible n’a cessé d’augmenter ;
devant ces prétentions, l’équation budgétaire est devenue intenable.
Cet argument aurait pu être entendu par Claire Tancons, qui ne semble pas indifférente à la monnaie. Il est même probable que l’aspect pécuniaire joue fortement dans l’accusation de racisme qu’elle porte car, en sus
des 100 000 € touchés grâce à la Ford Foundation par son « association » et officiellement « alloués aux recherches et aux voyages » de la commissaire,
des 50 000 € « versés [par la fondation] pour abonder sa rémunération », et
des 26 000 € « alloués par le Centre Pompidou-Metz pour ses honoraires »,
elle escomptait fort toucher un p’tit quelque chose à l’achèvement du boulot (in : LeMonde, 21 juin 2025, p. 25). Dame, le magot est souvent un bon carburant pour les indignés intéressés… Dans cette perspective des procès en racisme et mépris divers, le succès des thématiques woke intrigue par
l’importance des stéréotypes qu’il charrie tout en dénonçant le rôle des stéréotypes dans les haines individuelles et collectives,
la bêtise crasse et assumée qui anime ou qu’adoptent nombre de ses représentants, signe que l’intelligence est un luxe inutile pour convaincre des déjà-convaincus,
sa tentation d’imposer des éléments de langage à l’ensemble des citoyens et à déduire de leur relatif rejet le bienfondé de leur croisade, et par
sa difficulté à prendre en compte ce que l’on pourrait appeler la réalité du réel.
Ce tout tantôt, le rapport annuel 2025 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) le rappelait à deux titres complémentaires. Le premier titre concerne les phrases interdites, celles qui caractérisent les « discours de haine ». Parmi les tabous rappelés par Le Monde du 19 juin 2025, p. 15,
« l’islam menace l’identité de la France » (même si le terme « menace » pourrait être remplacé par « modifie » : de très nombreux quartiers témoignent physiquement de cette mutation, le nier relève de l’absurde et cela n’a rien d’islamophobe, certains pourraient se réjouir de cette mutation au nom d’Allah ou de l’inclusivité),
« les Roms exploitent les enfants » (« les Roms » est sans doute maladroit, mais le scandale devrait être l’exploitation des mineurs par de nombreuses filières roms et l’incapacité de l’État à lutter efficacement contre ce trafic, non le fait de le constater), et
« la plupart des immigrés viennent en France pour profiter de la protection sociale » (on écrirait mieux « en venant en France, la plupart des immigrés bénéficient d’une protection sociale », ce que l’on peut juger joyeux ou choquant, selon son orientation sociopolitique).
À force de nier des évidences, le discours woke ne rejoint l’incantation du vivre ensemble que pour se décrédibiliser en tentant de substituer un voile idéologique au constat socio-anthropologique documenté par
les faits,
les statistiques et
les études
et par ce que peut constater tout un chacun – la coïncidence entre le savoir des savants et le bon sens est suffisamment rare pour qu’elle soit appréciée ! Le second titre défiant la capacité du wokisme à prendre en compte la réalité du réel est que, loin d’être ces racistes délétères qu’il est de bon ton voire indispensable de vouer aux gémonies pour exalter les « communautés » souffrantes, les Français sont tolérants. C’est la CNCDH qui le pose noir sur blanc :
La tolérance des Français résiste aux discours de haine. (…) Contrairement à ce que prêchent les prophètes de malheur, décrivant la France comme un pays de camps retranchés, le socle républicain est solide.
Cela n’exclut certes point des haines dont, du reste, la supposée majorité peut être l’auteur et la victime, surtout quand la doxa insiste pour la désigner comme le bouc émissaire à éliminer ou, selon le jargon en vigueur, à « déconstruire » ; mais cela invalide la croyance en un pays dangereux pour « les minorités », croyance de base du wokiste soucieux de défendre les opprimés puisque la veuve et l’orphelin ne font plus recette.
C’est en s’appuyant sur sa perception du réel que Renée Fregosi, socialiste septuagénaire passée de la philosophie à la science politique, se lance dans une dénonciation de la « dhimmitude volontaire » en deux parties. La première partie dénonce la soumission de l’Occident aux musulmans et à l’islam, soumission qui est le prix d’une apparente tranquillité, selon le principe du dhimmi, statut réservé au mécréant payant jadis pour ne pas être massacré là où régnaient les fans de Mohammed. Selon elle, « l’islamo-complaisance occidentale tend à l’adoption d’une dhimmitude volontaire ». Elle présente la société française comme tétanisée par le « totalitarisme islamique ».
Deux conséquences : l’islamo-gauchisme et l’islamo-clientélisme, d’une part; d’autre part, l’islamo-négligence, qui consiste à trouver l’islamisme acceptable comme compensation des risques liées à l’éternelle montée de l’extrême-droite, sans doute la plus grande réussite du pétainiste mitterrandien. Le but est « la déconstruction de la laïcité » au profit de la notion d’inclusion.
Pour alimenter ces logiques, le wokisme (enfin !), dont le « point aveugle » est la « soumission des femmes en islam ». Le bras armé du wokisme serait donc le néo-féminisme qui argue que voiler les filles, c’est les libérer de la domination des hommes (pour soutenir cette thèse, Renée Fregosi cite Renée Fregosi, ce qui est moyen convainquant), propos qu’évoquait Dieudonné M’Bala M’Bala dans son sketch du « Conseil de classe » où le voile était quasi présenté – avec l’humour qui seyait alors – comme le string du Maghreb.
En fait, peu importe ce qui précède, j’espère d’ailleurs que vous ne l’avez pas lu. Ce qui intéresse l’auteur est d’arriver au cœur de son propos : « Les woke rejoignent l’antisémtisme musulman », sans évidemment préciser qui sont lesdits woke ni pourquoi beaucoup de musulmans éprouvent dans la rancœur, euphémisme, à l’endroit d’Israël. Les pages qui suivent semblent avoir été sponsorisées par quelque agence d’influence israélienne. Elles s’enfoncent dans la vase d’une longue et piètre diatribe. Sans évoquer les juifs israéliens vent debout contre celui qui, selon l’expression de Jean-Michel Barrot, ministre des Affaires étrangères, est « coupable d’atteintes au droit international (colonisation, déplacements forcés de population, blocage de l’aide humanitaire, frappes sur des civils…) » (in : Le Monde, 3 juillet 2025, p. 3) (en oubliant les procédures judiciaires extrêmement graves à son encontre), sans évoquer la présence chougnasseuse et soumise – dhummique, en somme – de François Bayrou ou – la présence du bègue de Pau étant fort postérieure à la publication de l’article – de ses prédécesseurs au dîner du CRIF, ce qui devrait choquer la laïciste ulcérée qu’elle est, mais apparemment de façon choisie, la scienço-politologique pose que, si l’on n’est pas solidaire
d’Israël,
de son líder máximo et
des crimes contre l’humanité qu’il ordonne pour masquer ses turpitudes,
c’est que – magnifique chantage à l’antisémitisme s’il en est – l’on est
antisémite (ben voyons),
sous « l’influence du bolchevisme » (sic) et, allez donc, c’est pas mon père !
solidaire de l’attentat du 7 octobre 2023.
En d’autres termes, ce recueil d’articles confirme qu’il part en sucette. Espérons que le dernier texte en lice, qui s’intéresse à l’égalité entre les sexes, puis l’épilogue relèveront le niveau – mais pas forcément : s’ils le baissaient, quelle performance ce serait !
Le 21 juin 2025, en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
« Que soit joyeuse et rayonnante l’allégresse de nos cœurs ! » clame la séquence de la Fête Dieu, rebaptisée « Fête du Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ ». Pour ce nouvel épisode des « improvisations pour la sortie de la messe du samedi soir », j’ai essayé de tournicoter autour de cette lapalissade en la défiant avec un triple oxymoron, si si. J’ai imaginé une musique
triomphante mais joyeuse,
statique comme un dogme mais fondée sur un mouvement perpétuel pour rappeler que même les fêtes instituées évoluent (la fête Dieu insistait sur la présence réelle du Christ, la fête du Saint-Sacrement stabylote le don d’un Dieu amour manifesté à travers les espèces),
très simple dans son énoncé mais avec çà des foucades et là des bizarreries pour évoquer le côté inintelligible par la raison de la transsubstantiation.
Diane Dufresne et Olivier Godin en action le 24 juin 2025, au théâtre de l’Atelier (Paris 18). Photo : Bertrand Ferrier.
C’est à un coquetèle rare que Diane Dufresne invitait son public. Le « concert causerie » qu’elle a concocté mêle
chansons,
récit lu et
échange avec les spectateurs.
Ce dernier exercice n’est évident ni pour elle, ni pour les spectateurs. L’artiste s’en rend compte en constatant : « C’est la première fois qu’j’mets ma main dans la poche sur scène depuis cinquante ans que j’fais c’métier ! » Faute de questions (réservées à l’orchestre, les micros ne s’aventurant pas dans les balcons), elle se retrouve à interroger son public : « Pourquoi vous v’nez m’vouère ? » Face à une fan qui lui annonce l’avoir vue pour la première fois en 1972 (« j’avais vingt-cinq ans »), elle reconnaît que le temps passe et ajoute : « Mais j’ai pas peur de la mort. D’ailleurs, une fois, j’ai exposé mon cercueil. C’était un cercueil balançoire, les enfants adoraient monter dedans ! »
L’intervenant suivant, caractérisé par un enthousiasme très maniéré, lui déclare qu’il est amoureux d’elle depuis qu’il l’a découverte. Elle s’enquiert : « Et alors, ça fait quoi d’être amoureux de Diane Dufresne ? / – J’ai dû changer deux fois de sous-vêtement, confesse l’aficionado. » Et l’artiste, sans se démonter, de demander : « Lesquels ? » Un « Canadien de Winnipeg », fou d’elle depuis quarante ans, lui apprend qu’il est venu spécialement à Paris pour la voir et, en lui tendant un cadeau, ajoute : « Pis j’vous préviens que j’s’rai là tous les soirs ! / – D’accord. On va appeler la sécurité, je crois. »
Après des débuts poussifs, l’échange est donc souriant et fonctionne comme une respiration qui, heureusement, ouvre sur une chanson, « Partager les anges », extrait d’Effusions (2007), une fredonnerie écrite par Roger Tabrha Bouaziss et composée par Sylvain Michel. Sur un texte volontiers emphatique qui raconte le plaisir d’aimer « l’autre de toi », la première qualité de l’artiste – sa capacité d’incarnation – ébaubit. Si le vibrato fait partie du jeu, il s’efface presque devant
l’attention portée à la prononciation,
la capacité à mettre en lumière telle consonne signifiante (ha ! les sifflantes !) et, malgré les années,
l’utilisation musicale d’un large spectre vocal.
Échange, chanson et lecture : voici venu la deuxième partie de la causerie, évoquant la multiplicité de la créativité. « Tout le monde peut s’en emparer, insiste la chanteuse. La créativité n’est pas réservée aux génies. » Diane Dufresne évoque son goût pour la peinture, développé par son apprentissage auprès de feu Joseph Ulric-Aimé Paradis, dit frère Jérôme, selon lequel « pour peindre, il ne faut pas penser, il faut suivre son pinceau ». La chanteuse insiste : « Créer, c’est suivre l’inspiration jusqu’à ses défauts. Ce n’est pas de la fantaisie, c’est de la survie. »
La voici qui se lève pour demander à la salle sa vision de la créativité. Les spectateurs lui renvoient l’image de sa propre créativité touche-à-tout, ses audaces, ses costumes… Elle hoche la tête : « Touche-à-tout, je n’sais pas. Par exemple, en amour, faut être créatif, aussi, mais c’est pas toujours évident de savoir quel pinceau suivre ! » Un spectateur lui annonce : « On va parler de Starmania, si ça ne vous dérange pas. / – Ça m’dérange, mais allez-y. / – Pourquoi êtes-vous partie ? / – J’ai été engagée trois semaines, j’ai fait trois semaines. Je ne suis pas partie, je n’ai pas prolongé, nuance ! »
Quand revient le moment de chanter, elle hésite et reconnaît : « Chais pu oùchu rendue, moé ! » Puis elle dégaine « Mais vivre », extraite de Meilleur après, paru en 2018. La chanson de Cyril Mokaiesh constate : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans [mais] on n’est pas tellement plus heureux avec nos cheveux blancs. » Reste à vivre pour ce qu’il demeure « de jolies promesses » et « parce qu’il y a demain qui fait son malin avec sa réserve de printemps ». Une chanson autobiographique écrite par un autre, comme tant de chansons de Diane Dufresne qui sont devenues autobiographiques pour une ribambelle d’humains worldwide… À suivre !
Jonathan Benichou-Rabinovitch dans les ors de la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement de Paris, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Après un récital plus dense que danse (Rameau, Liszt, Fauré, Greif), Jonathan Benichou-Rabinovitch a choisi de claquer le Deuxième concerto pour piano en sol mineur destiné (et non dédié, comme le suggéra l’artiste) par Camille Saint-Saëns à Arthur Rubinstein. C’est un tour de chauffe pour les prochains concerts prévus avec orchestre dans sa chère Moldavie. Ce 19 juin 2025, l’orchestre est remplacé par les dix doigts de Nathalia Romanenko, armés d’un piano droit (il existe aussi une transcription pour piano seul de Georges Bizet…). L’interprète présente le concerto comme une œuvre
« très classique,
très hybride,
très saint-saënsique ».
Elle se décapsule sur un solo virtuose quoique marqué « Andante sostenuto ». Derrière son aisance technique que l’instrumentiste a la délicatesse de ne jamais surligner par des postures ou des mimiques façon Stabylo mélodramatique, Jonathan Benichou-Rabinovitch communique son plaisir
de la fluidité digitale,
de la percussivité pianistique et
des effets d’attente (dont un délicat rubato).
Quand l’orchestre de Nathalia Romanenko entre en lice, c’est la douche froide. Non seulement les pianos ne sont pas accordés, mais ils ne sont pas non plus accordés entre eux.
Notes fausses,
mécanique perfectible,
dissonances entre les deux boîtes à marteaux :
l’effet cymbalum est hélas assuré, qui dénote un manque de considération choquant, sinon scandaleux, à l’endroit des musiciens comme des spectateurs. En dépit du brio du soliste et de son accompagnatrice, il faut un gros effort pour rester sur place et essayer d’imaginer ce que la chose pourrait donner si elle ne sonnait pas aussi faux. Alors, on tente de se concentrer sur la partition, à travers laquelle Camille Saint-Saëns semble dessiner un paysage
contrasté,
palpitant,
traversé
de foucades,
de cavalcades effrénées mais aussi
de plages de contemplation.
L’effort de synchronisation entre les deux musiciens porte des fruits savoureux. À la fin du premier mouvement, pas d’inquiétude : peu importent
octaves enchaînées,
palanquées de triples croches et
breaks en tout genre,
le soliste semble prêt pour son début d’été moldave ! Après les applauses de mélomanes peu au fait des usages ou dotés de cerveaux ensuqués par la touffeur, l’Allegro scherzando à 6/8 s’élance
sur un rythme dansant,
suivant une ligne virevoltante qui claque
au gré du fourmillement digital.
Bien que l’on soit passé de sol mineur à Mi bémol, la partition n’hésite pas à se voiler par moments, tamisant l’euphorie d’une gélatine plus sombre donnant de la profondeur au propos. Malgré la fausseté des instruments, l’on parvient presque à se réjouir
des beaux dialogues entre les deux pianos,
de la netteté des contours,
de l’art des mutations chromatiques et
de la science musicale qui donne un relief habilement contrasté aux moments intenses en
sonorité,
vitesse ou
demi-teinte.
Les musiciens ne jouent pas les notes, ils racontent
une histoire,
un espace,
un flux.
Entre
modulations,
changements de registres et
sursauts rythmiques groovy,
l’effet de séduction est assuré… même si les deux trentenaires évoqués dans la première partie de cette recension, ayant eu leur contant de selfies, en profitent (enfin !) pour s’enfuir pendant les applauses. Le presto en sol mineur, entre mesure à deux temps et à 12/8, précipite les pianistes dans une ferveur renouvelée.
Motorisme,
hâte sans précipitation,
variation des nuances et
dynamisme de l’écriture
(ornements,
rythmes pointés,
contretemps,
frottement entre binaire et ternaire…)
font tourbillonner les ors de la salle des mariages où se déroule le concert. Les interprètes savent aussi suspendre leur vol pour redécoller aussitôt après. Ce mouvement mouvementé (si, si) se transforme en houle, laissant déferler une série de grandes vagues contre la digue où elles éclatent en gouttelettes scintillantes. (Je sais, en écrivant ça, moi aussi, j’ai tiqué, mais, sur le moment, cette expression me paraissait claire comme de l’eau de roche, alors je la tente quand même.) Si l’on croit déceler subrepticement quelques menus décalages qui humanisent cette proposition, il n’y a certes pas de quoi érafler
le brio,
l’énergie et
la polychromie rutilante
des interprètes. Le récital, qui aurait pu s’arrêter avant le concerto, pourrait se briser après lui. Croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Il faudra bien un cinquième épisode à cette tétralogie pour en rendre compte. À suivre, donc !
Le wokisme n’existe pas, affirment ses adeptes. Force est de constater que les caractéristiques qui lui sont attribuées, évoquées au fil des quinze premières chroniques, se retrouvent cependant dans la tisane culturelle médiatisable. Ainsi, la danse subventionnée aime-t-elle à « brouiller les identités ». Dans Le Monde du 7 février 2025, par exemple, Rosita Boisseau s’extasiait p. 25 devant la chorégraphie de Marcos Morau pour le Ballet national d’Espagne. Dans ce flamenco woke,
toute l’imagerie et les accessoires sont là (…), mais redistribués selon les codes d’un flamenco queer, très présent sur les scènes contemporaines. Hommes et femmes échangent leur vestiaire. Les premiers vont torse nu et en jupons ; les secondes arborent des soutien-gorge et des shorts façon corset.
La littérature n’est pas en reste. Comme exemple de promotion éditoriale sur « Le marathon marketing des éditeurs » (in : Le Monde, 25 juin 2025, p. 19), Nicole Vulser choisit le speech de Natacha Appanah. Sur « la scène de l’amphithéâtre Émile-Boutmy du campus de Sciences Po, à Paris »,
l’écrivaine (sic) mauricienne évoque (…) le destin de femmes victimes de la violence des hommes, thème de son prochain roman.
Deux exemples qui reproduisent les hashtags culturels valorisants, exclusivement woke : le terme « queer » et l’interversion des genres d’un côté, de l’autre le florilège anti-hommes et vaguement décolonial chantant
la femme (racisée est un plus),
l’essentialisation victimaire des femmes en tant que collectif, et
la violence « systémique » des mâles cisgenres.
Malheureusement, il est difficile de confronter ce constat avec la fin de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage collectif paru sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. La troisième partie du livre se concentre dans une dénonciation de l’islamisme qui n’est pas le sujet, puisque le wokisme a été présenté comme l’intersectionnalité, c’est-à-dire la convergence des luttes, aussi improbable soit-elle, entre islamistes, femmes, homosexuels, personnes victimes du post-colonialisme quoique venues chez l’ancien colon (ou le voisin d’anciens colons), tous victimes du Blanc cisgenre. Autant dire que le fil rouge est perdu au profit des imprécations contre
le frérisme,
le djihadisme et
la soumission craintive de la République face à ces dérives dégueulasses,
perspectives virtuellement intéressantes mais pas avec cette problématique, censée brasser plus large. Cela n’enlève rien à la pertinence de la dénonciation anti-hypocrite que plaque Florence Bergeaud-Blackler contre « le voilement » en rappelant que, peu importe le fichu ou le voile en lin de chez Mahmoud, ce « string du Maghreb » facétieusement pointé par Dieudonné M’Bala M’Bala lors d’un conseil de classe mémorable, « selon l’islam, une femme doit se couvrir le corps dans l’espace public ». En d’autres termes, « le contrôle de la libido des hommes se fait au moyen du retrait de la vie publique et collective de la féminité », même si le mécréant a du mal à comprendre en quoi le bâchage des cheveux est censé limité les érections.
L’auteur reconnaît que le bâchage est universel : sauf exception, on ne va pas à la piscine tout nu et tout bronzé. Mais l’acceptation d’une norme n’est pas synonyme d’inéquité : dans les lieux publics, comme l’homme, la femme couvre ses organes génitaux, c’est une convention. La purdah, elle, vise à frapper la femme pour parvenir à une « hallalisation de l’espace » (quand on voit la façon dont les rappeurs halal traitent les femmes dans leurs clips, on rigole jaune, mais bref). Pour l’auteur, le bâchage des personnes du beau sexe est un « élément du système-islam ».
En dépit de la compétence suffisante de l’auteur pour susciter la polémique autour de son dernier livre, on a un peu de mal à comprendre l’intérêt de telles vitupérations dans le cadre du recueil que nous croyions lire, mais peut-être comprendrons-nous mieux l’affaire dans un épisode qui pourrait bien être le dernier et qui est donc à suivre.
Jann Halexander le 23 novembre 2018 au théâtre-atelier du Verbe (Paris 14), pour « Afrikan Kabaret ». Photo : Bertrand Ferrier.
« Et pour le reste, il y a l’amour, je le cherche dans le moindre détour » chante parfois Jann Halexander. Polyamoureux et monogame à la fois, le chanteur a souvent placé, parmi les mots-clefs de son répertoire, la quête
de l’autre,
de son affection, mieux:
de son désir et, comme l’aurait stipulé avec grâce Catherine Ribeiro,
de son absence.
L’amour halexandérien aime à se raconter sur le fil de la déréliction. Il passe volontiers au feu
de la durée,
de l’effritement et
de la sépiaïsation (et hop).
Il lutte pour rester moins un fait établi qu’une pulsion luttant contre l’effacement dans les sables mouvants de Chronos ou les tourbillons de la vie. Aussi n’est-il pas illogique que, parmi les chansons les plus connues du chanteur, figure « Rester par habitude », entonnée tantôt à la librairie Publico, à l’occasion d’un concert associant fredonneries de
Scène du théâtre de l’Atelier (Paris 18), le 24 juin 2025 à 19 h 55. Photo : Bertrand Ferrier.
À quoi juge-t-on le succès d’un spectacle ? Si c’est au remplissage de la salle, le Concert causerie de Diane Dufresne, artiste que nous avons vue tardivement en concert
en 2003 avec de mauvais technomen au théâtre du Châtelet,
en 2008 pour un impressionnant double récital piano-voix Weill et Dufresne aux Bouffes du Nord,
accompagnée par Olivier Godin au piano, est un échec cuisant : pour la première, le premier balcon est clairsemé, le second quasi vide – quelle idée de ne pas l’avoir fermé pour resserrer les spectateurs ! Si c’est au triomphe fait à l’artiste en entrée et en fin de bal, c’est une réussite. Certes, il existe moult autres critères complémentaires – la qualité de la prestation, sa capacité à saisir l’audience, son originalité et tutti quanti – mais, ainsi que chantait Wally, « tout est relatif, comm’ disait Einstein qui était relativement pas con ».
En dépit d’une assistance plus modeste que lors des derniers concerts parisiens de la diva, les murs tremblent quand la chanteuse habillée comme un sac, ambiance sportswear dégingandé et urbain avec tennis à paillettes. Elle chante « Il n’ y a pas de hasard », composé par Alexis Weissenberg et extrait de l’album bi-goût publié en 1997, où alternaient une chanson pianistique de haut vol et des titres d’esprit davantage poppinette. La chanson parle du manque, celui d’un être aimé ou d’un public chéri auquel elle est venue dire au revoir. La voix devenue grave est sûre, semble-t-il plus que l’interprète, émue et stressée (après le premier refrain, elle s’intime : « Respire, respire ! »).
Pourtant, Diane Dufresne refuse de considérer ce concert comme un adieu. Elle préfère insister sur son contenu (« une causerie en trois parties, avec des chansons aussi ») que sur sa résonance. la dame va donc lire mais prévient :
J’vous préviens, chus pô comique. En plus, je chante mieux que je n’parle. Vous allez voir, quand j’lis, je suis dyslexique. C’est pas grave, ça mettrô de la fantaisie.
La première partie, la plus longue, évoque sa jeunesse et son goût immédiat pour le théâtre où elle mettait en scène ses poupées parées des costumes cousus par maman Claire, la femme de papa Roger. Elle va au théâtre. Plus grande elle voudra devenir une Rockets. Elle s’inscrit à des cours de phonétique pour chanter. Donc elle chante, notamment son tube de l’époque, « Voulez-vous danser, grand-mère ? ». Mais « la vie, c’est aussi la mort de ma mère ». Le drame qu’elle ressent. Le rôle qui revient : rester à la maison pour s’occuper de son frère et de sa sœur puis, quand frère et sœur sont placés, s’occuper de la maison au profit d’une belle-mère ni aimante, ni aimée, arrivée deux ans après la mort de Claire. Partir, c’est mourir un peu, mais rester, ce serait mourir beaucoup. « Qu’est-ce que j’vais faire de ma vie ? » interroge l’ex-star de Starmania (on y reviendra), tandis que le piano fait allusion aux hauts et bas de « L’hôtesse de l’air », chanson de Luc Plamondon et François Cousineau qu’elle embouchera (la chanson, bien sûr) en 1975.
La voici auditionnée par André Gagnon, rejoignant bientôt les saltimbanques de l’époque, dont Claude Léveillée (le clavier Olivier Godin fredonne « Les pianos mécaniques ») et Renée Claude, faseyant de boîte à chansons en boîte à chansons.
Des figures apparaissent comme cette patronne de cabaret connue comme « la mère supérieure », qui avait joué dans La Fille du puisatier de Marcel Pagnol. Des coups de booster éclairent cette période pleine d’espoirs, notamment la première partie de Guy Béart, et les rencontres avec Luc Plamondon, Charles Aznavour et son prof de chant, frère Jean Lumière. Diane prend des cours de théâtre, bouffe des fables de Jean de La Fontaine pour perdre son accent, joue les soubrettes chez Molière, se remet à faire le tour des cabarets de la Rive gauche (le piano évoque « Ma plus belle histoire d’amour », chanson d’amour au public adressable à un homme, comme le liminaire « Il n’y a pas de hasard »). C’est la galère, le stress, le trou – qui se révèlera non éliminatoire – dans la première chanson lors d’une audition. C’est aussi l’apprentissage du métier à l’Écluse où il fallait chanter devant 80 personnes sans micro, mais aussi dans les autres lieux vedettes de l’époque, telle L’Échelle de Jacob. En bande-son, « Jack Monoloy » de Gilles Vigneault côtoie l’amour de la neige de Claude Léveillée. Il y a même des propositions inespérées (en fait super espérées), comme celle que Jacques Canetti, le plus gros producteur de chansons de l’époque, fait à Diane Dufresne… et qu’elle balaye d’un revers de main. Motif : conditions inacceptables. Et la chanson s’interpole avec le récit, dont le premier couplet des « Moulins de mon cœur » musiqués par Michel Legrand sur une adaptation textuelle d’Eddy Marnay, ici chantés a capella. En 1967, Diane retourne à Montréal. Se retrouve à chanter dans des clubs cheap. A son petit succès grâce à ses covers de Michel Legrand et Gilbert Bécaud, entrecoupées de compliments très artistiques du public saoul (« Et maintenant, que vais-je faire ? / Oh que t’es belle ! »). Navigue entre revue musicale et bande originale de film – c’est d’ailleurs grâce à L’Initiation, un film de Denis Héroux dont elle chante la bande-son, en l’espèce « Un jour, il viendra, mon amour » de Marcel Lefèvre et François Cousineau, qu’elle obtient son premier succès discographique, dans un arrangement d’Yves Lapierre.
La chanteuse qui commence à compter mais se sent à l’étroit dans les chansons bien sous tous rapports va admirer Janis Joplin en live et reconnaît qu’elle est lasse des ballades auxquelles elle a l’air de bien coller. Pour la deuxième fois, après celle où elle a envoyé chier Jacques Canetti, Diane se remémore un moment où elle a mis en balance la réussite tracée et l’intégrité de l’artiste, à la fois esthétique, humaine et, c’est essentiel dans tous les business, pécuniaire.
C’est touchant car cela rejoint chacun dans sa propre expérience de la lutte entre aspiration, d’une part, et, d’autre part, ce que l’on pourra appeler réalisme ou pragmatisme. En l’espèce, la dame « a besoin de crier son existence » et le clame : « J’veux pô chanter seulement pour chanter », ce qu’avaient bien compris Luc Plamondon et François Cousineau. L’heure est venue de l’album choc, de l’album manifeste, de la première véritable secousse Dufresne. On est en 1972, et Tiens-toé ben, j’arrive ! avec « La chanteuse straight« citée à l’instant n’est qu’une prévisualisation de la menace Diane, résumée dans la vidéo ci-d’sous.
Ceux qui la trouvent désormais trop wildou trop weird, « qu’ils s’mett’ d’la ouatte [ou des watts ?] dans les oreilles ». La dame a trouvé sa voix, avec ou sans son sparadrap qu’est l’homme de sa vie, mais jamais sans son public. Et la diva de conclure cette première partie avec « Que », l’une des belles chansons pop du disque déflagrant de 1997, où « Rien n’est impossible / Je veux bien y croire pour des années », ce qui limite l’éternité à l’échelle humaine, donc la rend accessible aux Terriens.
Le piano d’Olivier Godin est sans doute trop sage pour échapper au ploum-ploumisme, mais il est patent (en trois mots) que ce très bon accompagnateur cherche à rendre l’opposition entre l’esprit foufou de Weissenberg, qui embrasait l’album, et la platitude diaboliquement efficiente de Marie Bernard, compositrice du titre, qui accessibilisait – et hop – la dernière session studio marquante de Diane Dufresne. Reste que
la saisissante émotion suscitée par les paroles de l’interprète
leur incarnation et
la puissance de la présence de l’artiste
démontrent une science époustouflante de la scène, et donnent hâte de connaître la suite – qui sera révélée, tadaaam, dans une prochaine notule inch’Allalalalalalah.
Salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement parisien, le 19 juin 2025, juste avant le concert. Photo : Jonathan Benichou-Rabinovitch (via FB).
Au cours d’un récital, les prises de parole de Jonathan Benichou-Rabinovitch sont toujours empreintes
d’intériorité,
d’intensité et
de cette rare tentation du pas de côté
pour énoncer et mesurer la portée de ce qui est énoncé. Gabriel Fauré était d’une race différente. En 1894, celui qui est rarement dépeint comme un boute-en-train infatué écrivait pourtant, après avoir composé son sixième nocturne : « La musique moderne de piano un peu intéressante est rarissime », ce qui rappelle à quel point la prétention, même cachée, est importante pour oser composer. Le pianiste du soir étant compositeur, il doit vivre avec cette tension entre
la nécessité d’écrire,
le refus de se laisser aller au contentement de soi, et
l’hybris qui préside à toute écriture,
au début,
à la fin ou
après la fin, devant le public, quel qu’il soit.
L’interprète-créateur qui s’apprête à claquer une pièce pianistique majeure de celui qui ne fut point QUE le compositeur du Requiem ou du Cantique de Jean Racine (en Ré bémol, franchement, ça t’aurait coûté quoi de l’écrire un demi-ton en-dessous ? la crédibilité, c’est la lourdeur de l’armature, tu crois ?) présente la composition en attente comme « une des œuvres
les plus mûres,
les plus sereines et
les plus sages »
du zozo. Il l’envisage comme la traversée d’un tunnel. Dès qu’il engage le voyage, il pose sans poser. Il pose
les phrasés,
les nuances,
le débit.
L’interprète
adopte un tempo mesuré,
se laisse la liberté de respirer, et
utilise l’accent pour aérer la mesure
sans précipiter un ton rugueux contre un son étouffé, comme s’il souhaitait préserver le fantasme que suscite l’idée de « nocturne ». Or, même si l’atmosphère peut sembler nocturne, on sent chez Jonathan Benichou-Rabinovitch une volonté
de clarté dans l’énonciation,
de caractérisation dans l’exposé des différents registres et
d’agencement dans le spectre chromatique.
Pas hypersensible à cet effort, la nana devant nous essaye de s’occuper. Elle
bisoute avec insistance la manche du compagnon qui, clairement, l’a traînée ici,
s’évente bruyamment avec son programme A4,
scrolle le fil de sa discussion WhatsApp et
entreprend de photographier son choupinou qui peine à masquer son escagassement (mais la nana a des nichons et semble amoureuse, alors bon).
Heureusement indifférent à ces embrouillaminis de lovers pas égaux devant Fauré, l’interprète s’ancre dans une poésie non pas de l’éthéré mais
du questionnement,
de l’expectative et
du doute,
proposant ainsi une version intense donc intensément énigmatique. Apparemment soucieux de contraste, le pianiste frictionne le nocturne au Rondo de la 42nd Street d’Olivier Greif, joué récemment lors du concert-évenement donné collectivement en hommage au compositeur. Il le caractérise en trois points :
c’est une composition de jeunesse qui
s’inspire de l’esprit jazz de Broadway et
virevolte autour du standard que cite son titre.
Ce soir-là, le rondo a des airs de danse de Saint-Guy.
Le rythme est effréné ;
l’urgence frôle la précipitation ;
l’empressement ne cesse de s’emballer.
Jonathan Benichou-Rabinovitch a envie d’en découdre. Ce halètement est idéal pour contraster avec le second motif, plus
retenu,
grave et
hésitant.
Le spectateur est scotché par la puissance avec laquelle l’énergumène réussit à projeter la musicalité spécifique à chaque compositeur dont il interpole les œuvres. Pour ce monument virtuose d’Olivier Greif, il parcourt avec
aisance,
urgence et
vertige
les lignes de crête d’une partition aussi sèchement découpée qu’une falaise atlantique. Chemin faisant, l’interprète révèle la plasticité du temps musical.
Le tempo tournoie,
la mesure se métamorphose,
le discours se suspend puis s’accélère.
Ça étincelle mais, dans ces escarbilles, il n’y a pas que du brillant. Le pianiste fait ressentir d’autres émotions, dans ce souvenir paradisiaque.
Ici point une mélancolie,
çà une hésitation,
là un regret.
Jonathan Benichou-Rabinovitch a la grâce des musiciens qui
n’ont pas peur de la contradiction,
veulent renverser l’univocité, et, alléluia,
ne croient pas à une exégèse marmoréenne.
Or, alors que le concert aurait pu briser là, voilà que nous attend le Deuxième concerto de Camille Saint-Saëns, version deux pianos. Après les hourrah, une pause s’impose pour l’interprète-régisseur et ses spectateurs, ne serait-ce que pour attiser la hâte d’ouïr ce qui se fomente et dont nous rendrons compte dans une prochaine et dernière notule sur ce concert. À suivre !
Le wokisme n’est pas qu’un prisme sociopolitique, c’est aussi une hiérarchie culturelle qui détermine l’intérêt d’un objet – artistique mais pas que – en fonction de sa wokocompatibilité. L’illustre, à titre d’exemple, la dernière page du Monde des livres du 20 juin 2025, consacrée au Pain des Français de Xavier Le Clerc, né Hamid Aït-Taleb – quelques pages plus tôt, on avait pu se déconstruire notamment grâce à l’évocation d’une Histoire (dé)coloniale de la philosophie française, parue aux PUF comme pour expier Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif publié sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii.
Si l’utilisation d’un pseudonyme n’a rien de woke en soi, elle s’inscrit ici dans une logique de transidentité dont la suite de l’histoire va révéler les tenants et les aboutissants. Première thématique chère au wokisme : l’identité n’existe pas, dans la mesure où elle est centrée sur l’image du Blanc cisgenre, étalon qu’il est urgent de déconstruire. Le Pain des Français s’intéresse aux « plaies laissées par la colonisation ». Deuxième connexion avec la wokocompatibilité : la dénonciation des travers de la colonisation. L’auteur explique que, pour lui, la langue est une « manière de renverser le jeu de la domination ». Troisième item wokocompatible : la revendication d’une auto-victimisation, fondée ou non, considérant que j’appartiens à une communauté dominée par un système post-colonial, raciste ou mysogine ou transphobe ou tout cela à la fois. L’auteur explique son succès dans les ressources humaines du luxe par son changement de nom : en devenant Xavier Le Clerc, Hamid Aït-Taïeb a pu « mettre un terme à la soumission et au rejet auxquels mes origines [l]’assignaient ». Quatrième posture wokocompatible : la désignation des bourreaux, les Blancs, ces racistes systémiques, selon l’idiolecte woke.
Xavier-Hamid a aussi souffert d’un « coming-out douloureux » quand il est sorti « du placard » en affichant son homosexualité. Cinquième point wokocompatible : le problème est le mâle blanc hétérosexuel, homophobe par définition. L’auteur raconte avoir été rabroué par un boulanger qui « refuse de servir le pain des Français aux bougnoules ». Sixième point wokocompatible : pour un wokoconvaincu, il existe une part de racisme inconscient dont le racisme explicite est la partie émergée. Enfin, Xavier-Hamid est « de nationalité algérienne, française et britannique », ce qui est un septième point wokocompatible : il n’y a pas d’identité nationale, le récit mondialiste doit remplacer le narratif centré sur un pays en posant que chacun est, par essence, citoyen du monde. Avec de tels atouts, Xavier Le Clerc ne peut être qu’une égérie des critiques wokosensibles puisque « chaque étape de sa vie est une démarche d’émancipation (…) de toutes les injonctions identitaires et de toutes les discriminations », explique Virginie François.
Or, le wokisme suppose l’effacement des identités individuelle et collective au profit d’une identité communautaire. Dès lors, son examen doit passer par l’étude d’identités communautaires. Aussi Tarik Yidiz se propose-t-il d’enquêter sur les liens entre « identité, délinquance et radicalisme islamiste » en partant d’un double principe : l’islamisme radical
prospère sur le « vide idéologique et identitaire », et
se développe dans « une forme de continuum avec la petite délinquance ».
Depuis les années 1960, observe le sociologue, la fatalité de la tradition familiale est devenue relative : « Le fils du cordonnier n’est plus forcément celui qui deviendra lui-même cordonnier. » En conséquence, « ma place n’étant plus établie, je dois me construire ». Le projet peut être éreintant, voire susciter un « épuisement à devenir soi-même » susceptible de « trouver une réponse avec le fait religieux ».
Face à ce problème, le takfirisme peut être une solution puisque, comme la scientologie, ce courant de l’islam se veut « totalisant », avec « une réponse à chaque question pouvant se poser dans la vie quotidienne ». Face au désenchantement du monde webérien se profilerait ainsi une restructuration de soi par l’ultrareligiosité comme antidote au « vide idéologique et à la liberté individuelle ». Dans les faits,
la manière de vivre sa religion constitue une modalité d’action qui se structure dans le rapport à une société en constante évolution.
L’islam confirme le rôle de la religion comme « régulateur social ». Aux ex-petits délinquants, sa version rigoriste, exclusiviste voire, à l’extrémité de l’extrême, djihadiste, donne parfois l’illusion de constituer une structure solide pour construire une « contre-société, plus pure, loin des déviances mécréantes ». La voie peut paraître « valorisante pour des individus sans repères ». Certes, « tous les individus se réclamant » d’une telle obédience « ne basculent pas dans le terrorisme », mais « l’inverse se vérifie quasiment systématiquement ».
Au final, l’article de Tarik Yidiz ne parle absolument pas du wokisme, à moins que l’on ne considère l’évocation sommaire du rôle de l’islam (pourquoi juste l’islam ?) dans notre société comme un exemple communautariste – et encore, il est ici peu question de communauté. Sans doute ce papier peut-il être perçu comme un nouvel exemple du manque de cohérence dont pâtit la direction de cet ouvrage collectif. L’ouvrage chapeauté par Emmanuelle Hénin et alii semble se perdre loin du sujet qu’il est censé traiter. Dans une prochaine notule, nous vérifierons si nos craintes sont fondées avec l’article de Florence Bergeaud-Blackler sur « le voilement ». À suivre !