Soleil de nuit, « Barbara du bout des lèvres… » (Anima Records) – 1/2
Après un disque Prévert-Kosma que nous écouterons tantôt, Julie Horreaux a réuni autour d’elle
- Kareen Durand et Muriel Montel aux voix,
- Émilie Moutin au piano, et
- Frédéric Dupuis au violoncelle
pour chanter Barbara dans des arrangements qu’elle co-signe avec la pianiste pour la compagnie Soleil de nuit. Le projet, qui a profité du confinement pour prendre forme, est d’associer des voix lyriques sur une réharmonisation des hymnes barbariques. « Reprendre » Barbara est hélas un hobby très répandu chez les fredonneurs. Hormis l’évidence Marie-Paule Belle, à la fois proche dans sa posture piano-voix et si subtilement différente de Barbara, les réussites sont rares car les propositions sont souvent peu habitées par une réflexion sur les deux risques de la réinterprétation (coller platement à l’original ou n’en faire qu’un prétexte attrape-gogo en écrasant la VO sous le style ou l’absence de style du repreneur). Voilà un reproche que l’on ne pourra faire au présent quintette qui, dans sa « note d’intention », souillée par une écriture dite inclusive dont, IRL, le caractère grotesque et niaiseux fait plus crisser des mandibules que sourire, évoque la lente maturation du projet.
Pour autant, Barbara au pays du lyrique ne se laisse pas apprivoiser facilement par l’auditeur accoutumé à la dame en noir. Au point que « Ce matin-là » qui ouvre le disque est un peu froissée par l’ajustement nécessaire entre l’interprétation connue et la réinterprétation proposée. Il faut repousser l’habitude et goûter la nouveauté dans le déjà-ouï, et cela ne se peut faire instantanément. Or, l’on pressent que ce tiraillement sera l’intérêt du projet. Nous allons nouer notre serviette et profiter de ce que les artistes nous ont préparé en cuisinant des morceaux dans une sauce savamment retravaillée, avec, dès le titre d’ouverture,
- harmonies piquantes,
- balancement rythmique du piano,
- vocalisation recherchée (notamment dans la répartition du texte entre
- unissons,
- changements de lead et
- trio) et
- forme en arche (violoncelle pizzicato à découvert au début et à la fin).
Le soin apporté
- à la prononciation,
- aux tenues,
- à la variation des options d’arrangement
se retrouve dans « Sans bagages », agrémenté d’une coda amusante. « La solitude », elle, s’ouvre sur une intro pianistique bienvenue, utilisée comme riff et interlude. L’interprétation choisit de houspiller l’allégorie de la solitude avec des intentions appuyées et des rythmes de diction engagés. Aux chastes esgourdes, précisons que l’ensemble n’est pas écoutable si elles comptent s’offusquer de la raideur consubstantielle au lyrique et au travail à plusieurs
- (mise en place rigide du texte,
- emphase de caractère,
- exagération contraire à la spécificité artistique de la chanson).
Voilà précisément ce qui rend le disque écoutable aux esgourdes moins rigides : il prend au sérieux le catalogue de Barbara et le traite avec une claire volonté de ne pas le ménager donc de changer le prisme d’écoute en le rhabillant des pieds à la tête,
- changeant ici l’étoffe,
- ajoutant çà un froissé,
- ajustant là des accessoires qui, soudain, paraissent essentiels.
Ainsi, « Dis, quand reviendras-tu ? » s’ouvre sur les dissonances pianistiques dont Émilie Moutin aime émailler sa partie. Avec elles,
- l’alternance des voix,
- la suavité des commentaires du violoncelle,
- l’allant qui n’exclut pas l’attention aux tenues, et
- l’arrivée de la nuance forte pour un dernier refrain enflammé
contribuent à capter l’attention.
Le modulant « Au bois de Saint-Amand » vaut pour son arrangement vocal rendant les contributions instrumentales dispensables (contrairement aux apparences, c’est un compliment). « Nantes » confirme la volonté des artistes de ne traiter que les mégatubes de la chanteuse – décision intelligible mais que l’auditeur peut aussi regretter tant elle contribue à dresser une fois de plus un portrait canonique d’une chanteuse univoque, alors que la femme piano avait aussi su se laisser à des embardées tant stylistiques que morales pimentant son personnage par-delà les postures et poses du personnage qu’elle affectait pour le public. Une longue intro partagée entre instruments et vent buccal, si si, ouvre la voie à une vision contemplative du premier refrain, dont la pulsation pertinente de Frédéric Dupuis façon contrebassiste tamise la langueur.
(Oui, je sais, « tamiser une langueur », c’est bizarre, mais il se trouve que le violoncelliste tamise la langueur du refrain. Je n’y peux strictement rien. Pour toute réclamation, adressez-vous à lui.)
- L’expressivité vocale,
- les mutations des arrangements,
- la précision des ensembles et
- les options harmoniques
tentent de porter plusieurs éclairages sur le texte. Ce palimpseste nous parle aussi de l’immensité des possibles offerts à un arrangeur, même dans un cadre clairement défini – ce qu’illustre l’écriture de la coda. Dans cette veine créative, Soleil de nuit enrichit « C’est trop tard » d’une intro qui construit habilement l’atmosphère de la chanson.
- L’étrangeté de l’harmonisation liminaire,
- l’alternance des écritures pianistiques, et
- la gravité sans emphase de la coda en crescendo
traduisent un travail minutieux. Oh, certes (c’est ce qui l’aide à vivre), le chipoteur se plaît à sursauter devant certaines options de diction donc d’accentuation (« que feront-ils de tant de fleurs ? », avec l’accent sur le « ils »), la strictitude – eh oui – classique ne permettant pas de rendre la fluidité d’un chant non lyrique. De même, « Bref » surprend par l’inintelligibilité inhabituelle du début (celui qui entend « La fille pour son plaisir » et non « La fée » ou, amusant, « Latté pour son plaisir », a bien du talent). Cette syllabe mise à part, on a tout loisir de goûter
- la simplicité apparente de l’accompagnement,
- le plaisir coquin de la goualante au refrain, et
- la gourmandise de la variété du traitement vocal.
Particulièrement apprêtée, « Parce que je t’aime » se pourlèche les babines
- du parlando habité,
- des toutoutou ouabidouba vocaux et instrumentaux enveloppant la séparation amoureuse dans un sourire, et
- des sifflotements snappés à la coda.
Une façon très convaincante de conclure la première moitié de ce disque intrigant, dont nous évoquerons la seconde partie très bientôt.
À suivre !
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Pour voir les artistes en concert ce 12 avril et ce 13 avril à Paris, c’est là.
Reinhold Friedrich et Eriko Takezawa, « Sonatae e variácie » (Solo musica) – 3/6
Rarement donnée en concert, parfois reléguée au rang de morceau de concours (elle est par exemple au programme du second tour de la soixante-quatorzième édition du concours de l’ARD qui aura lieu à Munich, cet été 2025), la sonate de Harold Shapero est néanmoins auréolée de sa proximité chronologique avec la sonate pour trompette et piano de Paul Hindemith. Nous la mettons sur notre gramophone avec une sourde inquiétude : après l’œuvre palpitante de George Antheil qui nous avait saucé, sera-t-elle en capacité de nous ébaubir, elle aussi ?
Deux mouvements sont au programme. Le premier, « slow », est, sans surprise, méditatif. Porté par
- une trompette aux longues tenues,
- un piano aux harmonies énigmatiques et
- une apparente absence d’interaction entre les deux acteurs (le clavier commentant le cuivre sans chercher à le défier),
il déploie une atmosphère ensuquée dans une brume de film noir.
- Respirations précises,
- virtuosité discrète mais réelle du trompettiste
- (souffle,
- phrasé,
- aigus joués piano) et
- accompagnement élégant
semblent nous narrer une histoire où le récit compte moins que la voix envoûtante du récitant. Le second mouvement tranche : il est « fast » mais pas furious.
- Tonique (accents rythmiques),
- léger (toucher net et sans bavure),
- motorique
- (motif dynamique,
- récurrence de la formule matricielle,
- ruptures swing),
le piano d’Eriko Takezawa lance cette phase avec un allant entraînant avant l’entrée triomphale de la trompette.
- Contrastes,
- ondulations,
- parallélismes et
- échos
constituent une entrée en matière énergisante qu’un changement de rythme prolonge. Certes, l’on regrette la prise de son très interventionniste de Norbert Vossen. En effet, elle semble éloigner par intermittences la trompette pour renforcer les changements d’atmosphère. Toutefois, le caractère rhapsodique du mouvement séduit, tant les interprètes, caméléons habiles et malicieux, parviennent à restituer la spécificité de chaque caractère stylistique. L’alternance entre cavalcade et fausse habanera est aussi l’occasion pour Reinhold Friedrich de jouer avec les sonorités variées que la partition suggère. Au fil des mesures,
- à-coups,
- soubresauts,
- secousses et
- imprévisibilité des échanges
sont portés par une walking bass d’une saisissante efficacité. Contrairement à ce qui se passait dans le premier mouvement, ici, les compères
- devisent,
- s’escagassent,
- se relancent.
L’œuvre ne cesse d’associer renouvellement du discours et échos du motif liminaire, s’assurant ainsi une cohérence aisément perceptible par-delà la concaténation d’ambiances. La virtuosité digitale de la pianiste se fond dans la musicalité permise par la technique impressionnante du trompettiste. La composition accole
- les langages,
- les affinités et
- les couleurs
sans chercher à les mélanger, gardant toujours vive l’attention jusqu’à la coda éclatante. Comme on dit – je crois – en musicologie appliquée à la vraie vie : super… d’autant qu’il nous reste encore trois œuvres à découvrir dans ce disque !
À suivre…
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Voiles à l’horizon
Le cinquième dimanche de Carême, les statues des églises sont voilées. Dans la série des « improvisations du samedi soir », ça m’a donné l’idée d’improviser une sortie de messe sur les premières notes d’« Alexandrie, Alexandra » où Claude François chantait les voiles sur les filles, avec une registration de circonstance : bourdon et flûte d’harmonie, jeux doux appropriés pour une ultime célébration avant l’entrée dans la semaine sainte. Résultat ci-dessous.
Reinhold Friedrich et Eriko Takezawa, « Sonatae e variácie » (Solo musica) – 2/6
Le parcours proposé par Reinhold Friedrich le long des sonates pour trompette et piano de la première moitié du vingtième siècle passe par le catalogue de George Antheil, autoproclamé « bad boy » de la musique. Le premier des quatre mouvements est un allegretto en Ut et à douze croches par mesure. Les interprètes en distillent avec art
- le balancement énergique,
- l’harmonisation inquiète et
- la simplicité prometteuse,
accompagnés à l’occasion par une cloche tombant pile en mesure (0’05) !
- La sonorité concentrée de la trompette,
- l’intensité polymorphe du piano,
- les ruptures fulgurantes et récurrentes de la partition
saisissent.
- La tonicité des staccati,
- la synchronisation entre les partenaires,
- les cahots du mouvement et
- l’aisance technique des musiciens
ne manquent pas de réjouir autant que d’ébaubir. Alors qu’ont disparu les soucis techniques rencontrés lors de l’écoute de la première œuvre du programme, le « dolce espressivo » qui enchaîne affiche lui aussi une mesure ternaire et exige du trompettiste de mettre une sourdine à son zinzin.
- L’harmonisation qui transforme la mélodie en motif aux miroitements multiples,
- les multiples modulations aiguisant la curiosité de l’auditeur,
- les nombreuses variations d’intensité et
- la place laissée au piano
flattent l’esgourde qui, séduite, se laisse volontiers caresser par
- le sursaut binaire impulsé par un piano plein d’autorité,
- les fluctuations de l’inspiration aux foucades séduisantes,
- l’aisance du trompettiste notamment dans
- les tenues impeccables,
- les phrasés nettement dessinés,
- le registre aigu et
- la liberté rythmique de la quasi cadence ad libitum.
Le scherzo vivace permet
- à Eriko Takezawa de se dégourdir les saucisses avec une évidente gourmandise,
- à Reinhold Friedrich de poser des notes répétées d’une légèreté confondante, et
- aux deux musiciens de démontrer l’intimité de leur connexion musicale
- (synchro,
- respiration,
- échanges).
Tout cela est concocté avec un brio qui sait aussi être
- élégance,
- expressivité et
- virtuosité d’une admirable musicalité.
Le second allegretto et dernier mouvement persiste dans la veine ternaire avec, cette fois, trois fois trois croches à la mesure. Ça
- danse,
- swingue et
- avance
joyeusement avec des à-coups de la mesure très entraînants (les blocs pouvant rassembler en alternance 9, 5 et 6 temps). Profitant de l’envie de headbanguer qui nous prend, nous en profitons pour nous incliner devant la large palette de touchers que déploie Eriko Takezawa
- (staccati ultralégers,
- accents ne souffrant pas contestation,
- mutation de caractère en dialogue avec son partenaire…).
La partition, dont la grande efficacité le dispute à l’inventivité toujours renouvelée, permet d’apprécier la qualité du duo à travers, notamment,
- le soin apporté aux contrastes,
- l’art de ménager des surprises sans perdre le fil narratif général, et
- la capacité à bondir d’une logique rythmique à l’autre.
Ces qualités éblouissantes font presque oublier l’extraordinaire virtuosité nécessaire à une exécution aussi tonique, où la rigueur des interprètes n’empêche pas le trompettiste de se lâcher en octaviant deux notes, cinq mesures avant le passage marqué allegro molto.
- Partition passionnante,
- écriture captivante,
- exécution transcendante :
de quoi mettre en appétit avant l’écoute de la sonate de Harold Shapero !
À suivre…
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Fruits de la vigne – Domaine Striffling, « Le chardo de Guigui » 2023
Entre Beaujolais-Village et « vin de France à cépage », la carte des blancs du domaine Striffling ne nous est pas tout à fait inconnue : nous avions testé tantôt un chardonnay alors appelé « Les voleurs », du nom de la parcelle. Cette fois, notre dealer préféré nous oriente sur
- un chardonnay, toujours,
- by Guillaume Striffling, toujours aussi, mais
- marketté avec
- soin,
- astuce et
- une certaine élégance
comme « le chardo de Guigui », cuvée 2023 – le vin n’est pas référencé sur le site au jour de notre consultation. Guigui désigne bien le vigneron et non l’héroïne du tube triste écrit par Michel Jonasz en 1978 et porté par le piano de Gabriel Yared, la preuve : c’est Georges Brassens qui est invoqué sur l’étiquette… puisque
c’est l’un’ des pires perversions qui soit
que de garder du vin béni par-devers soi.
L’enthousiasme avec lequel la quille nous est vendue nous laisse peu de doute sur la qualité du jus mais nous met un coup de pression? Notre appréciation sera-t-elle à la hauteur des louanges tressées par le receleur ?
Dans le verre, la robe apparaît
- claire,
- presque cristalline (pas comme le jaja de Guy Roux cependant) et
- très légèrement dorée.
À l’œil, quoique cette remarque n’ait rien de gratuit (je sais, mais ça passait en répétition, alors, je l’ai gardée), il y a
- de la finesse dans la couleur,
- de la discrétion dans le liquide, et
- de la modestie confinant presque à la coquetterie.
Le nez est
- délicat,
- comme saupoudré d’une pincée d’herbes aromatiques, et
- dégageant une nette prédominance de fraise.
Oui, de fraise. Même moi, j’ai trouvé ça curieux, mais j’assume, je signe et je le remets : de fraise, une prédominance de fraise. Vous pouvez appeler l’HP, faites-vous plaise, en plus, ça rime, moi, je m’en fiche, je maintiens avoir détecté une prédominance de fraise. Partant, n’insistez pas, vous ne me ferez pas changer une virgule dans cette conviction de prédominance de fraise que je ponctue d’un point bar(re).
Non mais, c’est dingue, ça ! Bien, et maintenant, si les contradicteurs et les moqueurs se sont tus, je poursuis.
La bouche est à la fois
- compacte et fraîche (pas fraise, cette fois-ci : fraîche),
- claire et insouciante,
- précise et – on y revient, rassurez-vous – marquée par cette idée de fraise qui, plutôt que de se prolonger en bouche, vient grattouiller l’intérieur de nos naseaux avec originalité.
(Je précise que les notes de dégustation sont prises lors des premiers contacts avec les produits. L’alcool – 12° présentement – ne joue donc aucun rôle sur les phrases ici rassemblées. C’est peut-être encore plus inquiétant, mais c’est ainsi.)
Le mariage avec un poulet
- à la crème,
- au thym et
- au laurier,
servi avec, bien sûr, des patates sachant être autant fermes que fondantes, réussit au vin, dont l’absence de rugosité accompagne le plat sans chercher à le chicoter. Point de fight entre les saveurs et les odeurs de l’un et de l’autre. Entre mets et vin règne plutôt une sorte d’entente
- cordiale,
- aguicheuse et même
- réconfortante
telle « une neige recouverte de neige », selon l’expression d’Hélène Dorion décrivant
une ville entre ciel et terre (…) comme un drap soulevé, une neige recouverte de neige (Un visage appuyé contre le monde et autres poèmes, Gallimard, « Poésie », 2025, p. 167).
J’en conviens, parler de neige après avoir utilisé le mot dealer risque de déclencher une descente de képis dans l’échoppe de Thierry Welschinger, mais j’aurai fait ce que j’ai pu pour ne pas rouler le susnommé caviste dans la farine. Bref, on peut laisser courir le bruit comme une traînée de poudre blanche, « le chardo de Guigui », « ça ravigote, ça ragaillardit », selon la formule de Jean Dubois, parce que, comme nous disons, nous autres œnologues spécialistes et experts, voire spécialistes de notre expertise et réciproquement, c’est bon.
Reinhold Friedrich et Eriko Takezawa, « Sonatae e variácie » (Solo musica) – 1/6
Albrecht, Antheil, Shapero, Asafiev, Hubeau et Hansen : il en dit long, le menu du nouveau disque du trompettiste Reinhold Friedrich, accompagné d’Eriko Takezawa au piano (comme dans L’Amour français et Blumine, deux de ses disques précédents) quant à la volonté du musicien de sortir la trompette des sentiers battus et rebattus ! Dans un monde musical souvent frileux devant les raretés, on ne peut que se réjouir de l’audace du trompettiste, qui produit lui-même cet enregistrement, capté à la fin de l’été 2023 et presque sur le point d’être révélé aux curieux. Le festin de curiosités commence avec les Variácie pre trúbke a klavír composées en 1946 par Alexander Albrecht sur un thème qu’il avait lui-même écrit pour une messe (il était cantor à Bratislava).
Introduit par une virgule pianistique, ledit thème est enrubanné d’harmonies oscillant entre post-romantisme et langage plus contemporain. À la rondeur du cuivre qu’étoffe – peut-être trop – la prise de son de Norbert Vossen répond la netteté d’un piano sans emphase. Suit un « pochissimo piú vivo » où le piano reste moteur, la trompette semblant répondre aux
- questions,
- relances et
- provocations
du clavier. Le « poú vivo, marcato » permet à la trompette de prendre l’initiative lors de
- grandes montées,
- sauts d’octaves et
- tenues solides.
La variété
- des nuances,
- des atmosphères et
- des styles employés par le compositeur
contribue à l’intérêt de l’écoute. Le « tranquillo » offre une belle exposition au piano d’Eriko Takezawa dont la trompette de Reinhold Friedrich semble commenter les circonvolutions avec fluidité.
- Souffle,
- phrasé et
- différenciation d’intensités
traduisent le soin apporté à l’exécution. Les duettistes savent jouer à la fois ensemble et de leur côté. Leur virtuosité disparaît presque derrière le sentiment d’évidence complice qu’ils dégagent dans
- les échanges,
- les suspensions et
- la circulation des motifs du cuivre aux marteaux et retour.
Le « vivo » qui enquille intensifie les dialogues tout en laissant l’initiative à la pianiste.
- Brusques à-coups rythmiques,
- envolées et
- rebonds
animent le mouvement, marqué par des suraigus très sûrs (des sûraigus, donc) de Reinhold Friedrich. L’allegro moderato final part sur un fugato où la précision de la polyphonie est honorée par les interprètes
- (nuances éclairantes,
- caractérisation des registres,
- synchronisations rigoureuses et
- respirations ciselées).
Les multiples changements de genre musical font miroiter ce dernier volet, plus développé, où
- le staccato de la trompette,
- les couleurs du piano, et
- les étrangetés d’une partition insaisissable
captivent, longue coda comprise, augurant du meilleur pour les sonates à venir – même si, sur notre copie ou notre lecteur, les pistes sont curieusement coupées, le début du mouvement suivant étant intégré à la fin du précédent. Ô bizarreries de la technique, comme le monde serait fade sans vous !
À suivre…
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Nicolas Horvath + Alcest, salle Gaveau, 2 avril 2025 (2/2)

Stéphane Paut, alias Neige, du groupe Alcest, le 2 avril 2025 à la salle Gaveau (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.
À 21 h pétaradantes, ils sont désormais trois men et une woman in black sur la scène de la salle Gaveau.
- À jardin, le binôme formé par Nicolas Horvath et son piano ;
- à cour, derrière leur micro sur pied,
- Élise Aranguren,
- Pierre Corson (aka Zero) et
- Stéphane Paul (aka Neige).
C’est une version inédite du groupe Alcest, un poids lourd du metal français qui, avec son presque nouveau label Nuclear Records, enchaîne les tournées :
- Amérique du Nord en mars,
- festivals européens et Asie en juin,
- France à la rentrée,
- Amérique du Sud fraîchement reportée à l’an prochain…
Ce groupe, plus spécialisé dans la propulsion de décibels que dans le ciselage d’un pianissimo, développe un nouveau projet : reprendre son répertoire avec des arrangements pour piano minimaliste signés par Nicolas Horvath en personne.
- Étrange,
- audacieuse et
- intrigante,
cette idée revitalise le concept de concert acoustique, en général réservé aux vieux groupes tâchant de ressembler de vieux fans. Rien de cela, ici : la moyenne d’âge du public doit naviguer autour de la vingtaine, et le groupe mène sa barque triomphalement en attendant son nouveau passage par Clisson et le Hellfest, programmé dans quelques mois. Quand les trois vocalistes accompagnent le pianiste pour son retour sur scène, c’est la folie dans la salle comble. Les cellulaires chauffent.
L’ambiance recueillie qui avait suivi la partie horvathienne – dans un premier temps, il semble que les musiciens avaient envisagé d’alterner en faisant deux chansons, un morceau de classique, deux chansons, etc., ce qui aurait sans doute été plus inintéressant – bascule avec « Autre temps », un titre de 2012 dans la veine nostalgico-mélancolique qui a fait l’étonnant succès du groupe de Stéphane Paul (« Une prière lointaine que porte le vent du soir / anime les feuilles dans leur danse alanguie / (…) Demain, toi et moi serons partis »). Enfin, en théorie : d’où nous sommes, nous ne captons pas un traître mot. La voix fatiguée du leader n’est pas assez soutenue par la sono locale pour nous permettre d’apprécier le texte.
Si l’original frise longtemps le folk épicé de grunge, la version du soir cherche avec subtilité le point de bascule entre
- évocation intime et brio de l’accompagnement,
- instrumental recueilli et octaves énonçant le thème,
- retenue atmosphérique et pulsion pianistique quasi lisztienne.
« Souvenirs d’un autre monde » ramène Alcest en 2007, au moment où le son du groupe se précise. Le chanteur, impavide, interpelle l’auditeur en chantant : « Laisse couler tes larmes une dernière fois / Pour être à jamais libéré / Et rejoins le monde d’où tu viens. » Dans le dialogue avec le pianiste-transcripteur, à peine troublé par l’échange rapide entre la voix d’Instagram et les voisins de la spectatrice maladroite (il est vrai que, à Clisson, mettre ton bigophone sur silencieux pendant le set sera d’une très faible utilité), on apprécie la volonté de travailler les contrastes
- d’intensités,
- de caractères et
- de couleurs.
La musique prend son temps, nourrissant un plaisir spécifique
- à la suspension,
- à l’attente, et
- à l’imaginaire des possibles ainsi ouvert.
Au fil des minutes appert une volonté de tisser
- minimalisme,
- metal et
- construction d’ambiances
en créant une matière sonore spécifique. L’écriture vocale se refuse à tout effet de minichorale proprette qui répète du Michel Fugain dans l’église du village en vue du grand moment, le concert du 21 juin, en présence de monsieur le maire (sous réserves). Au contraire,
- unissons,
- tacet et
- harmonisation
sont astucieusement convoqués tour à tour, évitant ainsi le risque d’être répétitif ou lénifiant. Bien que les trois chanteurs paraissent plus que concentrés : pénétrés par leur tâche, au point de ne pas décoincer un sourire, Neige adresse un salut à un pote dont il a dû croiser le regard à la première corbeille. On est presque rassuré !
« Sur l’océan couleur de fer » (2010) évoque les « longs cris » d’un « chœur immense (…) dont la démence semble percer l’enfer ». Installée sur un mode mineur ad hoc, la musique d’Alcest prend le temps de se déployer (l’original pèse plus de huit minutes…). Le piano de Nicolas Horvath étoffe sa volonté de se dérober à l’évidence d’une ritournelle catchy pour s’insérer plus profondément dans l’esgourde du spectateur.
- Grilles cycliques plutôt que circonvolutions mélodiques,
- vocalité évocatrice plutôt qu’expressivité vocale,
- glissements progressifs plutôt que breaks tranchants
alimentent l’esthétique automnale d’Alcest, la simplicité d’écriture déjouant le risque de saturation par la noirceur. Pour les instrumentaux, Nicolas Horvath va chercher un arrangement fondé sur
- des basses profondes,
- un large spectre de registres et
- le temps long.
Côté voix,
- les unissons,
- les tenues et
- la polymorphie du dispositif
valident le choix de Stéphane Paut de ne pas être l’unique chanteur du concert.
- Le texte s’efface derrière le son,
- les paroles deviennent manière de charabia improvisé à tour de rôle,
- la grammaire se dissout dans la musique,
laissant s’échapper l’imagination de chacun, selon son « spiritual instinct ». Associée à l’inclination d’Alcest pour
- le développement,
- la nuance et
- l’exploration,
cette liberté fait mouche et transporte Gaveau jusqu’à l’absence de rappels. Peu rancuniers, les fans – dont certaines ont pleuré tout le long du récital – achètent les disques Chopin de Nicolas Horvath et, par dizaines, des affiches dédicacées. Même après un moment hors-sol, la machine à cash de la vie retombe toujours sur ses coussinets !
Le coup du miroir
Parmi les grandes sources d’inspiration des chanteurs et des poètes, les fesses n’ont eu de cesse d’affronter leur plus grand concurrent : le cul. Remettons une pièce dans ce débat passionnant en proposant un chef-d’œuvre du genre, extrait d’un concert donné en bonne compagnie autour des chansons de Béatrice Tekielski et Catherine Ribeiro.
Et ce samedi 5 avril 2025, à 20 h, à l’Auguste théâtre (Paris 11), je serai au piano, entouré des toujours pertinents Sébastyén Defiolle et Claudio Zaretti aux guitares, pour accompagner le singulier récital de Jann Halexander autour du répertoire de madame Ribeiro, entre
- interprétation de titres iconiques,
- évocation de moments peu connus et
- mélange entre répertoire de l’interprète et catalogue de l’artiste.
On peut réserver ici. Hâte, évidemment !
Nicolas Horvath + Alcest, salle Gaveau, 2 avril 2025 (1/2)
À deux grands pas des Champs-Élysées, ce jeudi soir, il y avait quelque chose dans l’air, quelque chose de bizarre.
- Les filles de tout âge étaient
- minijupées sur bas résille,
- piercées,
- tatouées,
- autant courtes que de noir vêtues ;
- les garçons avaient des airs de Hagrid, arborant fièrement
- cheveux longs,
- barbouze à la Gary Cantrell pour les plus vénérables et
- T-shirts célébrant le Hellfest ou citant Agalloch ;
- les patients évadés d’un mouroir Orpea étaient quasi inexistants (ce n’était clairement pas le lieu où se planquer, ils eussent été repérés direct) ; et,
- rareté suprême, la salle Gaveau est quasi blindée de l’orchestre aux balcons.
De retour d’une tournée aux États-Unis, Alcest a investi ce qui fut longtemps un temple de la musique classique avant de diversifier ses activités, incluant des interviouves de donneurs de leçons bien notés par la doxa en place – faut bien vivre, ma brave dame… Pour son nouveau projet, le groupe, spécialiste du blackgaze (un genre de metal plutôt orienté sur la tristesse que sur la pétillance, je synthétise) et fort de ses nombreux albums ou passages au Hellfest, s’est associé à son opposé, j’ai nommé le sieur Nicolas Horvath. Bien qu’il ait lui aussi produit et propulsé dans des salles obscures un maximum de décibels bien noirs, l’hurluberlu, familier de nos lecteurs depuis sa participation pailletée à l’intégrale des Études de Philip Glass en alternance avec le compositeur, est surtout connu en tant que pianiste tout ce qu’il y a de sérieux. Oh, certes, le monsieur au brushing toujours impeccable est farfelu.
- Il adore donner des concerts-fleuves, en plein air ou dans des salles de prestige ;
- sans pour autant renoncer au répertoire canonique, il raffole de partager ses découvertes musicales, contemporaines ou passées ; et
- il se passionne pour la musique de l’écran, notamment celle des jeux vidéo, dont il est un transcripteur et un interprète recherchés (le zozo qui jouera le 23 juin 2026, sur un piano Gaveau de la fin des années 1920, la musique d’Assassin’s Creed à la Philharmonie, est quasi le pianiste officiel d’Ubisoft).
Néanmoins, c’est aussi
- une référence vénérée pour ses intégrales Glass et Satie,
- un artiste toujours en studio pour différentes maisons de disque dont Naxos, et
- un interprète capable de se fader en concert tous les Klavierstücke de Karlheinz Stockhausen.
La jointure avec Alcest s’articule autour de cette polymorphie de la musique selon le sain Nicolas… mais ne se présente pas d’emblée telle quelle. En effet, le concert commence par vingt minutes de musique classique où
- Glass,
- Satie,
- Hisaishi et
- Chopin
semblent dialoguer. Intimement convaincu de la justesse du geste artistique qu’il pose (il a bien raison), l’interprète fait litière de toute virtuosité
- échevelée,
- extravagante ou
- pyrotechnique.
À travers des œuvres qu’il a dû jouer au moins un milliard de fois, il construit une relation au public qui ne s’embarrasse pas de m’as-tu-vuisme. Il n’éprouve nul besoin
- de se mettre en avant (il est déjà sur scène),
- de montrer les muscles digitaux (on les voit) ou
- de s’autogoberger de cascades techniques à tire-larigot (c’est un musicien, pas un acrobate circassien).
Nulle sensation de devoir
- prouver,
- convaincre,
- séduire.
L’artiste semble s’abandonner à la musique à qui il a accordé sa confiance – confiance dans
- l’hypnotisme de la répétition,
- l’exploitation des différents registres de l’instrument, et
- l’efficience de la mystérieuse émergence mélodique à travers le bariolage.
Voilà ce qui, peut-être, en sus de son originalité, constitue sa patte : cette capacité à donner l’impression qu’il n’y a que la musique qui compte, comme si
- la technique,
- le travail et
- l’exigence du vertige virtuose
avaient disparu. Pourtant, à bien y écouter, l’on comprend que
- cette apparente matité,
- cette évidence tranquille,
- cette balayette jetant à terre la nécessité de se pavaner, souvent consubstantielle à la performance classique,
sont musique et non posture. En témoigne la maîtrise
- du toucher,
- de l’équilibre et
- de la construction du son pour la salle de concert (par exemple par le travail sur la pédalisation).
Le public, qui n’est pas venu pour cela, ne s’y trompe pas et applaudit chaleureusement le résultat. Ce nonobstant, et hop, nul n’en peut mais : les cœurs se mettent à battre vraiment la chamade quand il devient évident que, d’un instant à l’autre, le trio constitué par Stéphane Paut (Neige) avec Pierre Corson (Zero) et Élise Aranguren va surgir sur la scène. Comme c’est un bon cliffhanger, on n’a qu’à couper ici et se retrouver bientôt pour la suite de cette recension !
Retrouvez les précédentes chroniques autour du travail de Nicolas Horvath…
- Disques
- Carl Czerny : ici ;
- Karl August Hermann : ici ;
- The Tapes years : épisodes 1 et 2 ;
- Claude Debussy : ici ;
- Brillon de Jouy : ici ;
- Alvin Lucier : ici ;
- Hélène de Montgeroult : épisodes 1, 2 et 3 ;
- Morteza Shirkoohi : ici ;
- Dennis Johnson : ici ;
- Hans Otte : ici ;
- John Cage : ici ;
- Germaine Taillerre, volume 1 : épisodes 1 et 2 ;
- Melaine Dalibert : ici ;
- Tom Johnson : ici ;
- Les nocturnes secrets de Chopin, volume 1 : épisodes 1, 2, 3 et 4.
- Concerts
- Philharmonie de Paris (17 mai 2019) ;
- Misy-sur-Yonne (3 août 2019) ;
- au Jam capsule (17 janvier 2023)
- Entretien : ici.
La part des ombres
Ce vendredi 4 avril 2025, j’ai le plaisir d’accueillir à la tribune de Saint-André de l’Europe (Paris 8, détails à la fin de cette notule) un quatuor de trois personnes, un peu comme les mousquetaires mais autour d’une musique moins influencée par le métal que celle du groupe produit par Alex Dumas. En l’espèce, les spadassins du soir croiseront le fer de leurs talents pour nous offrir un concert de Carême baroque et contrasté qui associera
- lamentations mariales,
- confiance filiale et
- espoirs de consolation.
Les voix aiguës (soprano et haute-contre) dialogueront avec la flûte et l’orgue ; des œuvres de Georg Friedrich Haendel, héros du concert, résonneront en alternance avec
- des pièces
- d’Antonio Vivaldi,
- de Domenico Scarlatti,
- de Johann Sebastian Bach, mais aussi avec
- une incartade mozartienne et
- une improvisation organistique.
Sauf souci technique (on n’est jamais trop prudent…), le concert sera retransmis sur écran géant. Ainsi, ceux qui le souhaitent pourront vivre ce moment comme s’ils étaient dans les hauteurs, au côté des musiciens. Ceux qui préfèrent laisser libre cours à leur imagination auront des places réservées pour ne pas voir le film tout en jouissant de la bande-son.
Évidemment, cette soirée est un événement, euphémisme ! En effet, jadis, pendant cinq ans, j’organisais vingt concerts par saison dans le cadre du festival Komm, Bach!. Depuis, la politique culturelle de la paroisse a changé, et chaque concert impliquant l’orgue est devenu une rareté. C’est dire si je suis heureux de vous convier à ce moment
- festif,
- gratuit (on pourra certes faire déborder une sébile avec des billets de deux cents euros, mais on peut aussi venir sans bourse délier si l’on est un peu court en rouquin, c’est tout à fait autorisé) et
- prestigieux,
avec la participation de
- Denis Chevallier, flûtiste et compositeur passé notamment sous les fourches caudines du CNSM de Paris avant de s’embarquer dans une nouvelle aventure : le chant ;
- Jennifer Young, soprano et chef de chœur californienne diplômée de Harvard et soliste du chœur de l’église américaine de Paris ; ainsi que
- Véra Nikitine, organiste des étonnantes grandes orgues de l’église Saint-Marcel et compositrice passée elle aussi par le CNSMDP tout en multipliant les distinctions et les collaborations avec des maîtres comme
- Jean Guillou,
- Jean-Louis Florentz et
- Michaël Lévinas, rien que ça.
Bref, le miroitement de ce récital d’environ une heure devrait
- saisir nos oreilles,
- élever nos cœurs et
- combler notre esprit
grâce à une musique
- luxuriante,
- polymorphe et, ça joue, c’est le cas de le dire,
- ravissante !
Quand ? Ce 4 avril 2025 aux vingt heures sonnantes.
Où ? En l’église Saint-André de l’Europe (24 bis, rue de Saint-Pétersbourg | Paris 8).
Entrée libre, sortie aussi, mais concert bien quand même.