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Salle Pleyel, 18 février 2014 : Chostakovitch par Gergiev, 8/8

L'Orchestre du Théâtre du Mariinsky avec Vadim Repim. Photo : Josée Novicz.

L’Orchestre du Théâtre du Mariinsky avec Vadim Repim. Photo : Josée Novicz.

La salle Pleyel est comble pour la dernière séance, contrastée, de l’intégrale des concertos et symphonies de Chostakovitch par le Mariinsky dirigé par Gergiev. Pour les gourmands, la vidéo est disponible ici jusqu’au 18 juin.
La première partie propulse le Concerto n°1 pour violon, avec Vadim Repim au vibrato. L’œuvre, rugueuse en apparence, joue cependant la carte des contraires et contrastes. Le premier mouvement, pesant, asphyxie l’auditeur dans une masse grave impressionnante. L’Orchestre du théâtre Mariinsky se délecte ; et le soliste pose son jeu en privilégiant l’attaque « par dessous » qui dilate la durée de la note en faisant attendre sa vraie hauteur. Succède à ce mouvement poisseux un défouloir virtuose, marqué par le changement de rôles (le soliste accompagne çà et là l’orchestre, les bois lui volant ensuite la vedette avant que la frénésie de l’archet ne reprenne le pouvoir…). Les modifications de rythme et de tempi permettent de relancer la composition et de laisser s’exprimer la vélocité stupéfiante de Vadim Repim.
Le troisième mouvement s’ouvre alors par un thème clairement identifiable – chose rare chez Chostakovitch, qui préfère user d’écarts, de rythmes caractéristiques ou de leitmotives – qui va circuler de pupitre en pupitre, un brin alla passacaille. Le soliste en profite pour montrer une troisième palette de sa personnalité : après le sens de l’interprétation, dans le mouvement sombre, et, dans le scherzo, la virtuosité ébouriffante, voici venu le temps  du poète quasi romantique, facette peu sollicitée par le compositeur – à l’arrivée des huit concerts d’intégrale, il est temps d’en faire le constat ! La cadence redoutable qui clôt le mouvement demande au soliste de jouer de toute la palette de son instrument (doubles cordes, accélérations, différentes attaques d’archet, démanchés perpétuels…). Encore une fois, Vadim Repim, en maître de la technique qui n’a rien à prouver, privilégie le rendu musical à la perfection du son.
Puis, quand claquent les timbales, le dernier mouvement emporte soliste et orchestre dans un dernier tourbillon que Valery Gergiev tente de canaliser – on ne doute pas, toutefois, de l’utilité, pour la captation, de la reprise en bis de cette partie difficile où il faut à la fois de la virtuosité, de la synchronicité et, quand même, de la musicalité pour ne pas rester juste dans l’effet qui, quoique waouh, donnerait un goût de plastique à ce plat gouleyant. En résumé, Vadim Repim offre une interprétation habitée d’une composition qui n’est peut-être pas celle qui nous passionne le plus chez le musicien, mais que la bigarrure et l’exigence des musiciens rendent intéressante – voire, par moments, impressionnante.

La dernière note du bis de Vladimir Repim, volée par Josée Novicz.

La dernière note du bis de Vladimir Repim, volée par Josée Novicz.

La seconde partie assène la Symphonie n°11, gros ensemble d’une heure, considéré par certains comme le chef-d’œuvre orchestral du compositeur. Et pour cause : tout ce que les choskvitchophiles aiment s’y trouve, animé par une hauteur de vue et un savoir-faire spectaculaire. Harmonies sublimes dès l’ouverture du premier mouvement, valorisation de chaque pupitre de l’orchestre, déclinaison des thèmes, variété des styles (à-plats des cordes, fanfare furieuse, marches triomphales, chansons folkloriques…), progressions et contrastes, souffle et énergie… Malgré quelques rares couacs, bien compréhensibles et nécessaires au live, solistes et orchestre livrent une version puissante et sensible de la composition. Même si, à notre habitude, un peu de tension rythmique dans les parties calmes ne nous aurait pas déplu, ce soir-là, l’option de Valery Gergiev – qui paraît de temps en temps laisser lâche, à dessein, la bride au cou de son orchestre – est défendable. Pour deux raisons : la composition ne connaît pas de temps morts, une idée succédant à l’autre sans le moindre tunnel ; l’orchestre est capable de sonorités splendides, qu’il serait probablement dommage de contraindre en donnant l’impression de presser. En effet, entre la virtuosité des musiciens, la capacité à créer un son cohérent et la force de l’œuvre choisie pour clore ce grand bal du « Mariinsky à Pleyel », que demander de plus ? Un shot de vodka, peut-être, pour faire couleur locale (Joe le prétexte).
En conclusion, l’intégrale Chostakovitch par Gergiev était passionnante, car la masse et la diversité des pièces excluent toute lassitude. Certes, le choix de monter les pièces sans considération de la chronologie, afin de privilégier le confort d’audition… et le budget (par exemple en ne faisant venir le chœur que pour une session), empêche d’essayer de sentir les évolutions du compositeur, ce qui devrait être l’un des charmes d’une intégrale. Reste la qualité patente des prestations proposées, l’excellence des solistes, la beauté de l’orchestre et la maîtrise du travail colossal présenté au public parisien. Un beau job.

Salle Pleyel, 17 février 2014 : Chostakovitch par Gergiev, 7/8

Gergiev et le Mariisnky jouent Chostakovitch. Une superbe photo de Josée Novicz.

Gergiev et le Mariisnky jouent Chostakovitch. Une superbe photo de Josée Novicz.

Deux grosses symphonies au programme : est-ce la raison, outre les prix demandés, pour laquelle l’orchestre de Pleyel – contrairement aux balcons – est aussi peu rempli ? Pourtant, le Mariinsky dirigé par Gergiev pour jouer Chostakovitch, c’est appétissant…
Et au cas où ça ne serait pas suffisant, le programme du jour est inversé : on commence, en première partie, par la Symphonie n°12, l’une des plus palpitantes, avec la sixième, du compositeur. Trois-quarts d’heure enchaînés et dynamiques, percutants, brillants, bref, « démocratiques », nous apprend le programme officiel, ce qui veut dire « vulgaires » en langage humain. Vulgaires ? Sans doute. Précision des cuivres, puissance des crescendocrescendi ? -, distribution subtile des parties douces et puissantes (osons le néologisme : réveillantes) : quand cela est réalisé par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky, cela donne l’impression d’une bataille titanesque entre le compositeur et la musique, la beauté et la contrainte soviétique. C’est puissant, mais c’est fin ; c’est pertinent mais c’est accessible ; c’est impressionnant mais c’est musical. Pas de temps mort, pas de mollesse : même la douceur est énergie. On nous dit que (ta gueule, Carla) les cuivres pouët-pouëtent parfois bizarrement – on a raison. Mais le résultat en live est superbe.

La salle debout pour Gergiev & co. Justifié. Photo : Josée Novicz.

La salle debout pour Gergiev & co. Justifié. Photo : Josée Novicz.

Non que la seconde partie du concert, constitué par la Symphonie n°8, soit négligeable. Cette symphonie pour gros orchestre, mais surtout pour cordes dans le long premier mouvement, dure une bonne heure. Et elle est, en dépit de ses longueurs, prenante. Elle semble hésiter entre les langueurs dignes de 1943, année de composition de ce monstre, et la profusion que permet l’accès à un orchestre symphonique. Certes, la répétition un peu « clichée », comme disent les Amewicains, des phases pianocrescendo peut – et aurait raison de – lasser. Mais la qualité des solistes, la beauté de l’orchestre et la hauteur de l’inspiration séduisent, tout comme la fin en moriendo. Cela n’exclut pas le sentiment, très snob, de longueurs sporadiques ; mais cela plonge dans le cœur même de l’ambition de Chostakovitch. Quoi, la fureur du tutti ? Eh bien, la beauté des soli de piccolo. Quoi, la finesse des alti (qui introduisent les plom-plom-plom annonçant la fin) ? Eh bien, la grandeur de l’orchestre, peut-être pas parfait, mais vivant, concentré, et assuré sur les bases étonnamment puissantes et belles des contrebasses, du tuba, et de la précision (interventions peut-être imparfaites mais vigoureuses du bedonnant et percutant, c’est pas rien, xylophoniste). Des contradictions de l’artiste vedette…
En conclusion, de la part d’un orchestre pressé de partir en pause… avant l’enregistrement des patchs audio et vidéo, prévu jusqu’à minuit (le concert finit à 22 h 30), l’investissement dans ces deux symphonies est superbe et nullement réductible au « Mariinksy en tournée pour les ploucs riches de l’Occident ». Dire que l’on a hâte d’entendre le dernier volet de l’intégrale est un euphémisme gourmand. Pour les absents, séance de rattrapage ici.

Salle Pleyel, 16 février 2014 : Chostakovitch par Gergiev, 6/8

Valery Gergiev et l'Orchestre du théâtre Mariinsky. (Photo : Josée Novicz)

Valery Gergiev et l’Orchestre du théâtre Mariinsky. (Photo : Josée Novicz)

Beau programme pour ce nouvel épisode de l’intégrale symphonies-concertos de Dmitri Chostakovitch par Valery Gergiev et l’Orchestre du théâtre Mariinsky : le second concerto pour violon et le tube symphonique que constitue « la septième ». Pour les curieux, le concert est disponible ici jusqu’au 16 juin.
Comme souvent à Pleyel, l’accueil des ouvreuses dans la salle est perfectible : « un programme pour deux », selon la tête du client, pour économiser une photocop’ basique valable pour les trois concerts enchaînés par l’orchestre, ça mérite pas une hnouna, par hasard ? Tant pis, la salle est quasi comble – effet porte-drapeau de Sotchi ? concert de vacances ? approche de la Symphonie n°7, tube rare en concert ? Pourtant, on ne va pas zouker de suite. En effet, la première partie est constituée par le Concerto pour violon et orchestre n°2, le dernier concerto écrit par le compositeur et certes pas le plus facétieux. Dans une atmosphère inquiétante, Alena Baeva glisse entre les ombres de l’orchestre la silhouette brumeuse de son violon étonnamment grave.  (Mouais, je sais.) Elle saisit l’auditeur par la plénitude de ce son, idéal pour rappeler qu’un artiste jouant avec partition n’est pas, par ce seul fait, moins émouvant qu’un soliste privilégiant le par cœur. (Voilà, c’est mieux.) L’orchestre répond à la vedette avec un son compact qui saisit l’auditeur à la fois dans les moments de tutti discrets (pianissimi extraordinaires) et dans les surgissements de solistes (bassons, cors impeccables, timbales en écho…). À son habitude, Valery Gergiev laisse se dilater les passages lents, et pas que pour recoiffer les trois poils qui persistent sur son caillou, son tic nadalien préféré : il offre ainsi l’occasion de savourer ce son Mariinsky… et le surgissement des fulgurances virtuoses de la violoniste. Alena Baeva se promène dans cette œuvre avec une aisance technique qui lui permet de donner de la vie, notamment dans ses cadences, à une partition par ailleurs un brin austère et peut-être un peu trop distendue pour séduire autant que ses plus beaux passages y inciteraient.

Salle Pleyel comble pour le sixième volume de l'intégrale Chosta-Gergiev. Photo : Josée Novicz

Salle Pleyel comble pour le sixième volume de l’intégrale Chosta-Gergiev. Photo : Josée Novicz

En l’absence de bis, mais après un entracte Pepito-Orangina (voire champ’ au bar pour les plus classieux), la seconde partie projette la Symphonie n°7 dite « Leningrad », feat. le simili-boléro le plus célèbre après celui de Maurice Ravel (ostinato de caisse claire et crescendo monumental de l’orchestre). Comme souvent avec DSCH, il est sans doute pertinent de faire abstraction de ses déclarations programmatiques, promptes à lécher l’entre-fesses du plus fort (selon les moments, cette composition dénonçait la folie Hitler ou la rage Staline). Les déclarations conjoncturelles de l’artiste, faut bien vivre, passent ; reste une composition ambitieuse, d’environ 1h20, articulée en quatre mouvements, dont le premier pèse quasi demi-heure. Valery Gergiev semble derechef y imprimer sa marque : une volonté d’élargir les tempi lents, jusqu’à parfois donner l’impression d’en faire des tempi longs. Il laisse ainsi au son la possibilité de s’exprimer – puissante beauté des contrebasses ; finesse des bois solistes, piccolo en tête. Cette option, exigeante pour l’auditeur, n’exclut certes pas toujours d’étranges impressions de manque de justesse dans les aigus des violons I à découvert, ou de départs perfectibles ; toutefois, comme ces errements inhérents au concert – et au mauvais esprit de certain auditeur – sont minuscules et rarissimes, le choix du chef permet surtout de profiter d’une phalange qui connaît son smash hit sur le bout des doigts, jusqu’à réussir des nuances magnifiques, du très doux au fortissimo, en passant par des strates mf superbes.
En conclusion, même si l’on aimerait parfois moins de retenue ou de solennité, disons : plus de dynamisme et d’énergie dans les parties paisibles, impossible de ne pas être saisi par la puissance, la musicalité et la maîtrise du Mariinsky. Vivement ce lundi 17 février pour la suite de l’intégrale !

La salle Pleyel sous les projecteurs des capteurs de concert. Photo : Josée Novicz.

La salle Pleyel sous les projecteurs des capteurs de concert. Photo : Josée Novicz.

Casino de Paris, 11 février 2014 : Juliette

Photo : Josée Novicz

Photo : Josée Novicz

Valérian Renault : tel est l’heureux élu chargé de faire la première partie de Juliette. Loin de la virtuosité déjantée et tellement originale de Katrin Wald’teufel, le jeune beau gosse, aux allures de Choriste tardif jouant dans un film avec Louise Bourgoin, propose un solo guitare-voix sans grand intérêt. On aime son projet d’autobashing (« de toute façon, moi, je fais des chansons pas drôles, je préfère vous prévenir »), mais, du coup, on est déçu qu’il en fasse une, de chanson plutôt drôle, sur le thème du « J’ai rien fait aujourd’hui » cher à Yannick Le Nagard. L’ensemble n’est pas sans qualité, notamment dans le jeu sur les différents types de voix ; mais nous n’y trouvons pas l’originalité, les idées choc ou la mélodie imparable dont nous aurions besoin pour être séduits.
Après la pause où nous échangeons de profonds propos avec nos voisins de hall (« où avez-vous trouvé ces sandgviches Carrefour ? / – Ben… à Carrefour. / – Ah oui, pas con »), parmi lesquels on aperçoit Roselyne Bachelot, déjà présente à Pleyel le 8 février, Juliette prend la main.
Le concert s’ouvre sur le « Petit musée » qui inaugure aussi le nouvel album. Le spectacle s’articule ensuite, hélas, autour d’une thématique, comme les précédents. Cette fois, Juliette se transforme en commissaire, ce qui sera prétexte à des sketchs souvent longuets et à des intermèdes incluant des génériques de séries polardeuses, de l’Inspecteur Gadget à Maigret en passant par moult autres dont « Faites entrer l’accusé » (belle sortie finale).
Pour la set-list, outre l’intégrale du nouvel album, Nour (dont la reprise hard de « L’éternel féminin »), Juliette pioche un p’tit peu dans son si riche répertoire, d’où elle extrait notamment l’excellent « Un monsieur me suit dans la rue ». Elle s’essaye aussi à la grivoiserie avec « Bijoux de famille », « une commande de Thierry Mugler », stipule-t-elle, laissant aux fans le soin d’apprécier l’autopompage pornographique pratiqué sur la musique et le thème de « Bijoux et babioles ». Très enveloppée, et qui plus est enveloppée de six musiciens, feat. Franck Steckar à la batterie, Karim Medjebeur aux claviers et l’excellent Didier Bégon à la guitare, honteusement sous-utilisé, la chanteuse déroule son spectacle avec bagout et astuce. Pourtant, malgré l’aura de la chanteuse, il faut reconnaître que les défauts sont patents : les arrangements ne convainquent guère (une formation resserrée aurait sans doute mieux fonctionné, en témoigne le bis sur « Tu ronfles », plus émouvant malgré le sabordage du riff sifflé) ; les sketchs policiers des musiciens paraissent souvent inutiles ; les messages appuyés pour le consensus mou (les homos sont gentils, la Manif pour tous c’est des salauds, Sarkozy est un nain qui ressemble à Mimi Mathy – hé, rilakse, tu t’es vue, ma grosse ?) décontenancent par leur démagogie, alors que la chanteuse peut prendre position de façon bien plus séduisante, que l’on partage ou non ses opinions (« Nour » pro-euthanasie) ; physiquement, la chanteuse paraît à court de souffle et à court de voix (les auto-reprises sont souvent parlées, les parties chantées souvent modifiées) ; de nombreux « trous » ou signes de spectacle-en-rodage, y compris le fait que les musiciens soient fréquemment plongés dans leurs partitions, sont à déplorer – soyons mesquins : à cette dose d’errements, le côté sympathique et vivant du tour de chant, menacé par moments d’être un trou de chant, n’est pas tout à fait compatible avec le prix des places (jusqu’à 60 €, soit quatre cents boules, pour les vieux dans mon genre).
En conclusion, c’est toujours un plaisir de retrouver Juliette, dans sa fragilité sporadique comme dans sa gouaille inspirée parfois de François Morel aux paroles (« Jean-Marie de Kervadec ») ; mais l’évolution du personnage, plus orthoPS que jamais, et de la qualité des spectacles (moins de musique, moins de perfection, plus de parasite) peut décevoir les fans de chansons peu sensibles à la doxa obligatoire… et inquiets de voir cette artiste exceptionnelle s’obésifier.

Salle Pleyel, 8 février 2014 : Bryn Terfel

Bryn Terfel, Gareth Jones et, discrète, la jeune prodige de l'ONB, Sylvia Huang. Photo : Josée Novicz.

Bryn Terfel, Gareth Jones et, discrète, la jeune prodige de l’ONB, Sylvia Huang. Photo : Josée Novicz.

Bryn Terfel, l’un des barytons-basses vedettes, a averti son public depuis plusieurs mois : finis, pour lui, les grands opéras. Désormais, il se produira surtout en récital, genre sans doute plus rémunérateur et assurément moins gourmand en temps. Le semi-retraité est venu à Paris célébrer sa reconversion avec l’Orchestre national de Belgique, dirigé par Garet Jones. Nous y étions.
La première partie du concert joue sur la diversité des compositeurs et des humeurs. L’orchestre lance le bal avec l’ouverture de Don Giovanni, enlevée sans brio excessif mais avec efficacité : les contrastes d’atmosphère sont bien rendus (même si, par goût personnel, on aimerait plus de nuances et de différenciation entre les caractères de cette pièce liminaire) ; ils préparent pertinemment l’entrée en scène de la vedette, venu chanter l’air phare de la trahison de Leporello, « Madamina, il catalogo è questo ». Le valet y énonce et dénonce tout à la fois le catalogue des maîtresses de son maître, avec une verve bouffe que traduit l’iPhone du chanteur, présentant quelques-unes des mille et trois conquêtes espagnoles – en attendant mieux – de son patron. L’effet serait sans doute lourdaud si le chanteur ne prenait garde à soigner les détails vocaux. Ainsi, les dérapages volontaires sont sertis dans une ligne qui s’amuse des difficultés (souffle, variété de timbres, netteté des attaques et liberté de l’interprétation). D’emblée, le public est conquis, et le ton de la première moitié du récital est donné. Ce que confirme le bref intermède proposé par Bryn Terfel pour préparer le public à l’air suivant, d’une humeur beaucoup plus sombre : « Io ti lascio, oh cara, addio ». « Pour moi, ce ne sera pas difficile », admet le Gallois qui avoue l’avoir mauvaise après que son équipe de rrrru(g)by s’est, dans l’après-midi, fait écraser par l’équipe d’Irlande pour la deuxième journée du tournoi des Six-nations.
En deux airs, avant de profiter de la célèbre « polonaise » de Tchaïkovski pour prendre un peu de repos, l’artiste parvient à poser l’enjeu de la soirée (ni un opéra, ni une simple succession d’airs : un récital choisi et incarné), et à séduire par une voix puissante, charnelle et joueuse. Suivent deux tubes extraits du Faust de Gounod, piochés dans le catalogue de Méphistophélès : « Le veau d’or » et son inquiétante allégresse vouant l’humanité à se battre « au bruit sombre des écus » (contraste subtilement rendu par le flippant Terfel) ; puis « Vous qui faites l’endormie », sur l’art de savoir à qui donner un baiser. La leçon est un peu tardive pour Marguerite, mais le contraste fonctionne encore et permet au chanteur de jouer librement de sa voix. En effet, loin de chercher systématiquement le beau son, il n’hésite pas à faire primer par moments l’expressivité sur la jolie musique, avant que sa technique parfaite ne saisisse l’auditeur par un retournement de style spectaculaire, prouvant que ces dérapages sont volontaires et contrôlés d’amont en aval. Après l’ouverture de Nabucco, c’est encore cet art de l’interprétation – et non de la simple exécution – qui entraîne l’adhésion du public. Bryn Terfel intervient avant de se lancer dans « Ehi! Paggio!… L’Onore! Ladri! » pour avouer qu’il aimerait chanter Falstaff à Paris, ne serait-ce que pour battre le record de fois qu’un artiste a chanté Falstaff dans le monde entier. Comme Anne Sylvestre, l’honneur, ça fait bien rire Falstaff, qui n’en voit l’usage ni pour les morts, ni pour les vivants. Bryn Terfel en rajoute dans le cabotinage et le gag (en écho au texte, il interagit avec le chef et le premier violon pour leur demander si l’honneur peut leur remettre un cheveu ou un tibia en place), mais cet accès de bouffe est cohérent avec l’air. En fait, l’artiste en rajoute – sans perdre le fil de la justesse et de la finesse interprétative – afin de donner du sens à un air qui, sans cela, ne serait qu’un exemple de virtuosité, mais, avec, devient un mini-opéra. Les hourrah de la salle signalent peut-être l’efficacité du comédien, mais celle-ci n’est appréciable que grâce à la sûreté du musicien. Les deux mélangés sont un délice.

La salle Pleyel, pleine... sauf en catégorie 1 et 2. Photo : Josée Novicz.

La salle Pleyel, pleine… sauf en catégorie 1 et 2. Photo : Josée Novicz.

La seconde partie du concert est annoncée 100% wagnérienne. Autant dire que le cabotinage disparaît donc d’un coup. On va moins rigoler. Beaucoup moins. Et alors ? Après un prélude (Lohengrin, III) exécuté vaillamment par l’orchestre (beaux cuivres, contrastes plus travaillés que pour le Mozart liminaire, malgré un léger manque de puissance et d’énergie à notre oreille), Bryn Terfel revient pour un extrait des Maîtres chanteurs de Nuremberg, le célèbre « Was duftet doch der Flieder ». Loin du Wagner tonitruant, cette ode à l’insaisissable (« Il n’est point de senteur pareille à celle des lilas, mais comment la saisir et la dire ? » demande en substance Hans Sachs) remet clairement les choses en place : non, Bryn Terfel n’en a pas fait des tonnes en première mi-temps pour masquer un déficit de travail ou de voix. Ce premier air le surprouve (?) en saisissant d’emblée l’auditeur : pianissimi sublimes, diction aux petits oignons, aisance dans l’ensemble du registre… Même l’orchestre semble suspendu à la gorge de la vedette tant ce qui est produit est splendide.
La romance à l’étoile de Tannhauser confirme la puissance d’émotion que Wolfram peut dégager, malgré un texte saturé de clichés (en allemand sans sous-titre, c’est un chouïa moins grave pour les non-germanophones de ma trempe) en évoquant cette « nuit, prémonition de la mort » où brille l’étoile qu’il invoque. Et évoque. Et convoque. Bref, bien que l’ultragrave ne soit pas son registre de prédilection, le baryton bouffe a résolument muté en basse prenante, riche et quasi profonde, que font respirer les battements des vents, les frottements légers des vents et les ploum-ploum harpistes. La « Chevauchée des Walkyries » remet le feu aux poudres. Certains cuivres semblent parfois « limite de rupture » ? Tant pis, le tempo allant et le rythme bigarré de cette pièce préparent plutôt bien l’arrivée de Wotan pour « Leb wohl, du kühnes, herrliches Kind! ». Dans cet air kolozzal, le boss des dieux sacrifie sa fille préférée, coupable de désobéissance aux ordres de bobonne. Après l’adieu, tonne l’invocation de Loge, dieu du feu, chargé de faire jaillir le brasier qui protègera la Walkyrie des minus. Bryn Terfel, qui connaît ce long morceau de bravoure mieux que sa poche, l’interprète pourtant avec un soin et une incarnation remarquables.  Certes, l’orchestre, honnête et concentré, paraît un peu court pour rendre la solennité du moment ; reste la puissance d’un chanteur capable, malgré la difficulté de ce finale, de communiquer tant l’affection et la tristesse d’un père tourmenté (il a aussi choisi de trahir la fille qu’il abandonne, quand même) que la maîtrise tellurique des éléments du Grand Schtroumpf. Selon le mot à la mode, c’est superlatif.
D’autant que, pour ne pas quitter ses admirateurs sur une note trop dramatique, Bryn Terfel enfourche en bis un dernier air faustien, en l’occurrence le méphistophélique « Son lo spirito che nega » d’Arrigo Boito, un air qu’adoraient les chiennes de son père car des sifflements le ponctuent. Ce bonus le confirme : à son sens époustouflant de l’interprétation, à la puissance savamment dosée de sa voix, à la variété des tempéraments qu’il affiche  et à la musicalité qu’il dégage dans le répertoire farcesque comme dans les airs les plus dramatiques, Bryn Terfel ajoute une simplicité apparente « à la galloise » et un savoir-faire scénique patent. La présence massive du public venu applaudir l’artiste souriant à sa sortie de scène traduit in fine l’efficacité de cette performance musicale et scénique.
En conclusion : hats off, man. Et bonne chance au Pays-de-Galles pour le prochain ma(t)chchch !

Après le concert, Wotan dédicace une aile de Walkyrie.

Après le concert, Wotan dédicace une aile de Walkyrie.

L’autre Sotchi

Y en a qui sont à Sotchi. Moi, j’ai passé mon premier week-end à la tribune de l’église Saint-Christope de Créteil. Un autre style. Cliquez sur les images pour plus d’émocheune.