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Bien accompagné 36 : église Sainte-Marguerite (Paris 11)

Il Professore en l’église Sainte-Marguerite (Paris 11), le 19 septembre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Il est arrivé en croquant un radis, sa vieille sacoche au cuir usé au bout de la patte nous proposant un légume croquant de la famille des Brassicacées, renouant avec une tradition désormais bien établie : depuis le 9 juin 2019 à la collégiale de Montmorency, Sleepy & Partners sont peu ou prou considérés comme les spécialistes de la granularité sonore notamment en matière organistique (« parfois même organique », tient à stipuler un membre de la confrérie avec ce sens du mystère qui rend la guilde si troublante). Pour leur trente-sixième mission presque au grand jour, la smala a envoyé Il Professore – l’un des plus récents experts à avoir rejoint la bande – expertiser l’orgue Stolz de Sainte-Marguerite.

L’essspertise organistoloyique – parfois même organique – esssiche oune sens dé l’observatsionné, oune coultoure dé la historia dé notre amico l’organo, i oune sennessibilita artistique qu’elle donne, per la mousiqua, dé la profondeur métaphysique à cé qui, sans céla, né sérait qu’artisanat

nous a-t-il soufflé avec son accent très spécifique. Nous avons obtenu partiellement le droit de l’observer observer. En observant l’observateur, nous avons subodoré que, pour lui, l’orgue était avant tout

  • un reconstructeur d’intemporalité,
  • une plateforme pluridimensionnelle désymptomisant le réel en le nouménisant, en quelque sorte (la simplification est un peu hasardeuse, mais, n’en déplaise aux plus grands kantologues, elle s’impose dans le cadre restreint de ce compte-rendu), donc
  • un outil vibratoire associant, si nous avons bien feint de comprendre,
    • la pragmaticité de la matière,
    • l’acousticité dans la profération, et
    • la transcendance visée par l’ensemble des process mis en œuvre dans la substance du projet organistologique, parfois même organique.

C’est un peu l’inconvénient, avec les experts spécialistes sachants : on a beau comprendre, on se rend compte que l’on ne peut pas comprendre, en tout cas pas autant qu’il le faudrait pour être compris dans la compréhension, bien sûr.

 

Il Professore en l’église Sainte-Marguerite (Paris 11), le 19 septembre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Les conclusions qu’Il Professore a tirées de son examen minutieux sont hélas couvertes par le secret professionnel le plus strict, ainsi que l’expert l’a martelé lorsque nous avons tâché avec quelque insistance de connaître le verdict. Ce nonobstant, Il Professore a accepté de nous confier quelques éléments de réponse préalablement cryptés :

Pour oune orgue, cé n’est point tant l’étendoue – yé dirais la massivité – dé l’obyet mais l’obyet de la massivité, si yé pouis mé permettre cé chiasme. C’est-à-dire qu’il convienne d’étalonner lé dimensionnément de l’émission, d’un point dé voue à la fois qualitatif, historique et fonctionnel, en le comparant à la pratique dé l’instroumenneto dé oune point de voue coultouel, coultourel i patrimonial.

Quand nous avons essayé d’en savoir plus afin de distinguer le sens derrière le galimatias, notre interlocuteur a levé une patte pour rappeler qu’il était tenu au plus strict secret professionnel. Puis il a ajouté, patelin :

L’orgue est oune domaine qu’il né faut pas croire dominer, sous peine dé repousser la questionne au lieu d’y répondre. Comme l’écrivait Yoryes Vigarellllllllo, « oune terre youyée touyours plous dominée fait naître dé nouveaux lointains »(c’est dans « Oune histoire de lointains. Entrée réel et imaginaire », qué Lé Seuil il vienne dé rééditer en poche – dé mémoire, vous trouverez la citatsionné à la paye 203, yé crois). Pour oune essspert, innevenneter des lointains est oune prétesssto pour né pas esssaminer lé proche, lé donné, l’obyet même de son essspertise. Chez Sleepy & Partners, cé type dé faux-fuyant est frappé d’oune nonne négativissimo. Nous né nous dérobons yamais, au grand YAMAIS, au momènneto dé cerner la granoularité sonore.

Nous avons voulu en profiter pour obtenir enfin une définition de ladite granularité sonore, pierre angulaire du prisme organistologique – et parfois même organique – de la confrérie. Peine perdue : Il Professore nous a proposé un radis, en a croqué un autre et, saisissant sa vieille sacoche au cuir usé, est reparti en fredonnant : « Pom, pom, pom. » Une prochaine fois, peut-être ?


Retrouvez les aventures de Sleepy & Partners…

  1. … aux grandes orgues de la collégiale de Montmorency.
  2. … à l’église Saint-Marcel (Paris 13).
  3. … à l’église Sainte-Marie-Madeleine de Domont.
  4. … à l’église Saint-Martin de Groslay.
  5. … à l’église Saint-Louis de Vincennes.
  6. … à l’église Saint-Joseph d’Enghien-les-Bains.
  7. … sur l’orgue provisoire loué par Notre-Dame de Vincennes.
  8. … aux grandes orgues de la cathédrale de Gap.
  9. … aux grandes orgues de Sainte-Julienne de Namur puis de la cathédrale de Namur.
  10. … à l’église Notre-Dame de Beauchamp.
  11. … sur l’harmonium du temple protestant du Saint-Esprit (Paris 8).
  12. … à l’église de Taverny et à l’église de Bessancourt.
  13. … à l’église du Raincy.
  14. … à l’église de Notre-Dame du Rosaire.
  15. … aux grandes orgues de l’église Sainte-Marie des Batignolles (Paris 17).
  16. … aux grandes orgues de la chapelle du Val-de-Grâce (Paris 5).
  17. … aux grandes orgues de la basilique d’Argenteuil.
  18. … sur l’orgue Cattin de Notre-Dame de Vincennes.
  19. … sur l’orgue Mutin-Cavaillé-Coll de Saint-Georges de la Villette (Paris 19).
  20. … sur l’orgue Merklin de Saint-Dominique (Paris 14), une fois ou deux.
  21. … sur l’orgue Delmotte de Saint-André de l’Europe (Paris 8).
  22. … aux grandes orgues de la collégiale Saint-Jean de Pézenas.
  23. … aux orgues de l’Immaculée Conception (Paris 12).
  24. … sur l’orgue de l’église Sainte-Claire (Paris 19).
  25. … sur l’orgue de l’église Saint-Denis de Gerstheim.
  26. … sur l’orgue de l’église Saint-Saturnin de Nogent-sur-Marne.
  27. … sur l’orgue de Bécon-les-Bruyères.
  28. … sur l’orgue de Saint-Serge d’Angers.
  29. … sur l’orgue de la chapelle Ozanam (Paris 17).
  30. … sur l’orgue de la collégiale Notre-Dame de Vernon.
  31. … sur l’orgue du temple du Saint-Esprit (Paris 8).
  32. … aux deux orgues de la Madeleine (Paris 8).
  33. … sur l’orgue de la basilique Notre-Dame du Perpétuel Secours (Paris 11).
  34. … sur l’orgue de Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris 9).
  35. … sur l’orgue de Saint-Albert le Grand (Paris 13).

Quintettes de Bartók et Catoire (Continuo) – 3/6

Première du disque

Quarante minutes : c’est la durée du quintette pour piano et cordes en Ut de Béla Bartók, qui fera l’objet de quatre chroniques sur ce site – une par mouvement. L’œuvre a été

  • composée en 1904,
  • créée avec le compositeur au piano,
  • révisée en 1921,
  • perdue puis
  • retrouvée en 1963.

Son premier mouvement est un diptyque associant un andante à un allegro molto. L’andante est d’abord confié aux cordes que rejoint un piano décidé – cette fois un Fazioli concert 280. Les cinq musiciens s’attachent à rendre la versatilité du prélude en faisant miroiter

  • les différentes humeurs,
  • les nombreux changements de tempo, et
  • les modifications de couleurs apportés par la registration (cordes seules, cordes avec piano, duo violon – violoncelle, trio piano – alto – violoncelle, etc.).

Etsuko Hirose impressionne singulièrement dans sa manière magistrale de traiter avec fluidité

  • les traits atypiques de triples croches,
  • les cahots rythmiques, et
  • les ajustements d’intensité en fonction du rôle attribué par le compositeur à son instrument.

Ensemble, les compères excellent dans

  • la création d’atmosphères
    • (sérénité,
    • suspense,
    • électricité,
    • explosivité),
  • le tuilage d’un registre à l’autre, et
  • la capacité à donner une sensation de cohérence à cette étrange donc fascinante succession de vagues hésitant entre
    • le fracas bénin sur la digue,
    • la tension sous-marine dont on redoute à raison les conséquences, et
    • la colère tempétueuse qui débouche sur un allegro de cinq mesures puis sur l’allegro molto attendu.

 

 

La présente version sait associer (c’est-à-dire tantôt

  • opposer,
  • confronter mais aussi, à l’occasion,
  • superposer)

des caractéristiques aussi contradictoires que

  • le brio et et l’intériorité,
  • la tonicité et la douceur,
  • l’expressivité et l’allant.

En ébullition, l’écriture du jeune Bartók multiplie les modifications de cap :

  • ici un agitato,
  • çà un dolce,
  • là un pesante.

On apprécie la manière dont les musiciens donnent une cohérence à cette collection de vignettes bigarrées.

  • L’étagement des voix,
  • le travail de synchronisation, et
  • l’art de contrastes parfois univoques, parfois ambigus,

soutiennent l’attention au long de ce voyage dépassant les douze minutes. La partition n’y est pas pour rien, mais la vaillance spectaculaire des interprètes lui rend joliment justice. À suivre !


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Éclats de rires divins, deuxième série : le rire qui console – 1/4

Collégiale de Montmorency à la nuit tombante, le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Pour conclure le récital sur Le Rire de Dieu, donné en la collégiale de Montmorency le 21 juin 2025, j’avais choisi d’improviser une symphonie bigarrée « autour de quatre rires de Dieu ». Le premier mouvement, intitulé « Le rire qui console », évoque une « note sur le rire » de Marcel Pagnol, selon laquelle « Dieu a donné aux hommes le rire pour les consoler d’être intelligents ». Bien que cette consolation ne soit guère utile à une grande partie de l’humanité, la punchline explore avantageusement le désarroi lié à la lucidité et l’abîme qu’il ouvre dans l’esprit de celui qui le vit. J’aime bien l’idée

  • que le rire n’est pas réductible à la joie ;
  • qu’une métaphysique du rire est nécessaire, d’autant plus que « métaphysique du rire » ressemble à un oxymoron tant le rire, aussi bienfaiteur soit-il, est souvent lié à l’éphémère et au futile, pas au transcendantal – or, un oxymoron, c’est rigolo ;
  • que le rire est moins un cadeau de Dieu qu’une compensation offerte par le mythique big boss à sa créature afin de pallier les inconvénients de sa capacité à réfléchir, même si moult individus semblent avoir de la peine à se souvenir de ce superpouvoir.

L’improvisation s’ouvre donc sur une claudication qui évoque le désarroi métaphysique considéré ab initio non comme un gouffre abyssal mais comme

  • un petit truc qui cloche,
  • une écorchure dans l’évidence,
  • une très frêle fêlure relevée sur le mur des certitudes.

Cette découverte

  • résonne,
  • se déforme,
  • revient à la charge

façon envie de gratter une croûte qui fait mal : on sait que ça va saigner, mais impossible de s’en empêcher. La petite musique du doute et de l’incompréhension

  • s’harmonise,
  • se colore différemment,
  • s’amplifie peu à peu puis
  • semble, ô folie, chercher une explication à la bizarrerie du monde.

Résultat ? La question posée par l’observation devient obsédante, façon sparadrap du capitaine Haddock. Aucun angle, aucun plan sonore de l’orgue ne semble en mesure d’apaiser l’angoisse qui monte.

  • Les saccades liminaires deviennent les éclats d’un rire nerveux.
  • Les rares interstices plus calmes ne sont qu’attente du prochain éclat dont l’intelligence a besoin.
  • L’explosion finale laisse entendre un rire puissant dont la vocation consolatrice n’épuise pas la féroce inquiétude que l’intelligence sait souvent distiller.

Laissons cette inquiétude aux gens intelligents, s’ils existent, et, pour eux comme pour les autres, ainsi que chantait Ben Sidran, let’s turn to the music !

 

 

Quintettes de Bartók et Catoire (Continuo) – 2/6

Quatrième de couverture

Vigoureux et inventif, l’allegro moderato du quintette pour piano et cordes de Georges Catoire nous a mis dans de joyeuses dispositions. L’incipit de l’andante en Si ne laisse pas retomber notre enthousiasme en persistant dans l’envie de faire dialoguer battues binaire et ternaire. Binaire pour les cordes dont l’alto d’Andrei Malakhov prend la tête et pour les ploum-ploums à la main gauche du piano ; ternaire pour les flonflons de la main droite. L’effet de bancalité, et hop, est parfait.

    • L’oscillation entre les pôles,
    • la richesse de la partie de piano avec ses quintolets de doubles (mais pas que) posés sur des triolets de croches,
    • la netteté du quatuor qui n’obère pas sa capacité à respirer de concert

happent l’auditeur dans cette nouvelle aventure.

  • L’étrangeté de la modulation en Mi bémol « con intimo sentimente » confiée aux cordes seules,
  • le travail sur les contretemps et les rythmes pointés,
  • l’élégance de la partie pianistique et
  • l’instabilité de la mesure et du tempo

font, comme la dépanneuse Simoun selon Tintin Ternet, boum. Ils

  • surprennent,
  • bousculent l’évidence et
  • avivent l’écoute.

Le retour de la tonalité de Si, au mitan du mouvement, confirme la capacité de Georges Catoire à explorer sans cesse de nouvelles combinaisons sonores avec, notamment,

  • des traits parallèles pour les deux violons et l’alto,
  • des unissons vibrants pour les mêmes compères,
  • des porosités laissant circuler le thème de pupitre en pupitre, et
  • un polyusage du piano entre
    • enrichissement harmonique,
    • battement rythmique et
    • écho mélodique.

Les interprètes rendent raison d’une partition

  • complexe,
  • palpitante et
  • habile

en jouant d’une grande variété

  • de nuances,
  • de sentiments et
  • de vibrations

sans avoir peur – et c’est appréciable – ni du tumulte ni du murmure.

 

 

Le dernier mouvement se cabre en Mi bémol et promet d’être « allegro con spirito e capricioso ». On salive. Pourtant, contrairement au titre aguicheur, le début est presque calme : les cordes sont sourdinées et portées sur le pizzicato. Rien de furibond a priori. Au contraire !

  • Un piano aérien,
  • une métrique libre,
  • un registre exclusivement aigu, même pour le violoncelle :

une ambiance féérique et butinante (j’essaye), quasi Maya l’abeille avant le retour des néonicotinoïdes pour que cette merde qu’est la FNSEA écoule ses produits nocifs. Or, le retour a tempo remet grave du grave dans la machine.

  • À-coups,
  • retours en arrière,
  • changements de direction thymique

font frissonner le frichti. Dès lors, dans le faitout bouillonnant de Georges Catoire,

  • la tonalité de Mi bémol devient Mi (on passe un demi-ton au-dessus),
  • les quatre doubles croches deviennent quintolet (on rajoute une note dans la fougue du piano),
  • le tempo est sans cesse boosté par des stéroïdes comme ces indications
    • « con moto » (« avec une Yamaha de circuit », traduirait-on aujourd’hui),
    • « molto animato »,
    • « agitato » ou
    • « con inpeto ».

Jamais à court d’inventivité, Georges Catoire ajoute

  • modulations,
  • échos et
  • rythmes-contrerythmes

que les interprètes embellissent, quitte à estomper certaines notes pour stimuler l’imagination des auditeurs (le la du piano à 2’50).

  • Le mesurage démesuré,
  • la substitution de la tension 2 contre 3 par 4 contre 5,
  • les modulations impétueuses

contribuent à dynamiter et à dynamiser une musique qui refuse de se cantonner au bon aloi.

  • La virtuosité sans affectation des interprètes,
  • la multiplicité des colorations (pour quelques secondes, Wagner arrive énormément vers 4’51),
  • le sublime et étrangement consensuel apaisement final en Sol

mettent en lumière une partition fulgurante. Les musiciens réussissent à lui éviter la taxinomie de « pièce rare » : c’est une grande œuvre,

  • redoutable pour les interprètes,
  • passionnante pour les auditeurs et
  • grisante pour les âmes sensibles,

ici magnifiquement exécutée. Vivement la prochaine piste – que nous explorerons dans une chronique à venir !

 

 


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Demandez l’programme !

Voilà l’programme (cliquez pour agrandir) !

En novembre, il est prévu

  • de continuer à festoyer avec Estuko Hirose et le quatuor Élysée,
  • d’improviser et de chanter,
  • d’écouter pas mal de musique de chambre mais aussi du répertoire baroque,
  • de se promener dans les orgues parisiennes,
  • de découvrir la première compil’ de Jann Halexander,
  • d’esgourder le nouveau disque de Vittorio Forte et, quand même,
  • d’aller au théââââtre pour voir du théââââtre.

What else?

Quintettes de Bartók et Catoire (Continuo) – 1/6

Première du disque

Derrière le nom bien français de Georges Catoire se cache en réalité Georgi Lvovitch Catoire, wagnérophile de la première heure et mathématicien devenu professeur de composition au conservatoire de Moscou. Plus chanceux que Béla Bartók sur ce disque, puisque le label Continuo n’a pas eu l’inélégance de souiller son patronyme (le quatuor Élysée devient itou le quatuor Elysée, dans un étonnant laisser-aller éditorial, comme si apposer un accent coûtait trop cher…), il ne bénéficie cependant pas d’une gloire posthume à la mesure du compositeur avec lequel il partage la set-list de ce disque où le quatuor Élysée convie Estuko Hirose pour coupler deux imposants quintettes pour piano et cordes. Comme il a été dit : « Il avait un défaut, celui de ne pas savoir se mettre en avant. » Et pourtant…
C’est en 1921 que Georges Catoire a terminé son quintette op. 28 en sol mineur, lequel s’ouvre par un allegro moderato en 3/4 officiellement, mais plutôt en 9/8 puisqu’au ternaire de la mesure s’ajoute celui de la main droite qui égrène trois croches par temps. D’emblée, le compositeur crée une tension entre l’énoncé à trois triolets par mesure et un accompagnement binaire privilégiant le contretemps.
Abstrait, ce galimatias ? Au contraire, très concret car c’est de ces frictions que jaillissent les escarbilles animant cet incipit jusqu’à un grand crescendo qui se résorbe peu à peu, passant du plein souffle des cinq instruments à un dialogue entre le violoncelle d’Igor Kiritchenko (croisé tantôt avec Jasmina Kulaglich) et le piano d’Etsuko Hirose.

  • Des harmonies changeantes,
  • des rôles qui s’interpolent, et
  • des changements de mesure

caractérisent une musique où l’élégance n’est jamais éloignée du mystère. Georges Catoire joue avec les miroitements de son quintette.

  • Différenciation des pupitres,
  • éviction du piano,
  • piano solo,

point de doute : d’emblée, Georges Catoire marque sa maîtrise de l’instrumentarium. L’écriture est assez habile pour faire du piano d’Etsuko Hirose le pivot de la narration. Sa rythmique

  • sensible,
  • labile et
  • rigoureuse

galvanise le propos.

 

 

Des effets

  • d’écho,
  • de contamination et
  • de contraste

entre pupitres font circuler le propos autour d’un motif familier que le piano semble expliciter en le rapprochant du « Dies irae » (4’15). Les cinq compères excellent à faire gonfler puis dégonfler les bulles d’émotion. Grâce à leur aisance technique

  • (confondants suraigus de Vadim Tchijik,
  • précision rythmique de Pablo Schatzman,
  • ampleur et chaleur de l’alto d’Andrei Malakhov,
  • vigueur et caractérisation des registres du violoncelle d’Igor Kiritchenko,
  • capacité à être lead et à accompagner avec la même rigueur imaginative d’Etsuko Hirose sur son Steinway D)

et leur évident désir de jouer avec expression et dans une belle cohérence de son et d’intentions,

  • les emportements emportent,
  • les decrescendi sont subtilement agencés,
  • les fortissimi savent sonner sans jamais confondre puissance et bruit.

Ainsi les interprètes offrent-ils une vision très animée de la partition tout en donnant une sensation d’intensité et de cohérence libre, sinon de logique, dans l’agencement des humeurs.

  • La richesse rythmique sait s’abstraire de la confusion ;
  • la richesse harmonique sait aguicher sans virer au clinquant ;
  • la richesse des nuances (superbe finale pianissimo) sait capter l’attention sans verser dans l’histrionisme.

Bref, on se régale et l’on s’ébaubit. À suivre !


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Écouter le monde qui respire

Photo : Kuhuru Company

Il est des souvenirs tristes qui charrient avec eux des souvenirs heureux – et réciproquement. Ceux dont parle, ceux que l’on tait. Ceux que l’on évoque, ceux que l’on refoule. Au milieu coulent des chansons, dont celle-ci, fredonnée le 19 mai 2025 au théâtre du Gouvernail (Paris 19), lors de la première de Tout est un possible.

 

Michel Tirabosco, « Méditation [et ?] flûte de Pan » (Bayard)

Première du disque

C’est assez rare pour être souligné : nous entamons l’écoute de ce disque, une réédition de 2012 tirée du catalogue VDE-Gallo, avec un mélange de doute et d’appréhension. D’ordinaire, nous guident plutôt

  • la confiance dans le répertoire,
  • l’envie d’être ébaubi par des artistes,
  • la joie de découvrir ou de redécouvrir des œuvres mettant en appétit pour des raisons diverses.

Cette fois, nous devons à l’honnêteté de douter de la capacité à nous envoler du produit repackagé pour se conformer à collection « Méditation » de Bayard. En effet, nous ne sommes pas

  • familier de la méditation,
  • enclin à allumer une jolie bougie en écoutant sur YouTube une heure de pluie pour nous aider à accéder à la slow life,
  • féru de vieux idiolectes new wave associant
    • pleine conscience,
    • reconnexion à son vrai soi en tant que tel, et autres
    • cheminements intérieurs à suivre
      • chez soi,
      • dans le métro grâce aux podcasts prévus à cet effet (n’oubliez pas de vous abonner, ça fait toujours plaisir), ou
      • en retraite collective avec pratique du jeûne chamanique moyennant un virement de 250 € au gourou à la petite semaine autoproclamé
        • psychopraticien,
        • coach de bien-être ou
        • guide spirituel.

Voilà pour les clichés. Néanmoins, en dépit d’une première de couverture où l’absence d’accent circonflexe sur la flûte (voulue puisque répétée pour les autres disques avec flûte de la collection) nous excite autant que l’aurait fait une punchline en écriture inclusive, le disque nous a été envoyé avec le livre du flûtiste, chroniqué ce 10 octobre 2025, et nous imaginons que si l’attaché de presse – qui nous connaît un peu – nous l’a envoyé, c’est que la galette fait résonner le témoignage de l’artiste. Aussi avons-nous choisi de nous secouer les puces et de remiser un temps les histoires

  • de toucher,
  • d’attaque et
  • de petits marteaux

pour nous risquer dans un concept annonçant des miscellanées pour le moins variées… et malheureusement dépourvus de toute précision

  • (idée directrice du disque,
  • raison des choix ayant conduit à substituer la flûte de Pan aux instruments originellement prévus,
  • nom des arrangeurs,
  • dates et lieux des captations,
  • détail de la composition de l’orgue incriminé dans trois adaptations, etc.).

En clair, rien pour les mélomanes curieux. Le disque est pensé par Bayard comme un truc pour regarder fumer un bâtonnet d’encens encore plus cancérigène qu’un voyage dans le tunnel horripilant conduisant de La Chapelle à gare du Nord – ce qui n’est pas une mince performance, si l’on en croit les indicateurs qui existaient avant que, vu leurs résultats, plus d’indicateurs. Cela change la manière d’écouter le travail d’un musicien qui ne manque pourtant pas de références académiques et concertantes. Le disque promet

  • de la douceur avec des instruments pas trop bruyants
    • (harpe,
    • guitare,
    • orgue pour des mouvements lents) mais aussi
  • un passage orchestral, placé en ouverture de bal et
  • un trio dont l’instrumentarium est tacet – ô suce-pince ! quand tu nous tiens !

La « Vocalise » de Sergueï Rachmaninov ouvre la liste des tubes ou des scies, selon le point de lassitude. Michel Tirabosco la joue droit, avec la précision et la retenue de vibrato qui signalent un musicien de goût, ce qui n’empêche pas les deguelendi peut-être inévitables mais assez cuisants comme à 1’28 ou à 3’15. Le Volgograd Philharmonic Orchestra dirigé par Emmanuel Siffert fait le travail sans excès

  • de poésie,
  • de précision ni
  • de justesse parmi les pupitres graves.

Timing presque similaire : en 1879, quarante ans avant la vocalise sans parole, Gabriel Fauré draguait sur une barcarolle en si bémol mineur Alice Boissonnet avec la musication d’un poème de Sully Prudhomme où le monde se distingue en deux masses : les femmes qui pleurent et les hommes que les horizons leurrent. La flûte octavie la ligne de la soprano. Attentive, Nathalie Chatelain accompagne avec justesse et sensibilité un soliste qui

  • a du souffle et sait l’éteindre (2’10),
  • joue juste mais sait glisser (2’23),
  • n’est pas voix mais raconte.

L’arrangement de « La Romanesca », air hérité du quinzième siècle, formalisé par Fernando Sor et réarrangé par on ne sait qui dans une tonalité convenant au grave de la flûte de Pan, fait entrer l’excellent Antonio Dominguez à la guitare. On note notamment

  • un effort de nuance (un truc qui doit être foufou pour le soliste),
  • de respiration commune,
  • de caractérisation des sonorités de chaque instrument (chaleur de la guitare, évanescence de la flûte), ainsi que
  • des contrastes
    • d’intensité,
    • de couleur et
    • de registres pour le soliste.

« Aqua e Vinho » (curieusement orthographié avec un « y » au lieu du « e ») rappelle l’album éponyme du guitariste brésilien Egberto Gismonti, publié en 1972. L’arrangement non signé pour

  • flûte,
  • piano,
  • violoncelle et (l’arrangeur n’y est pour rien)
  • surmix lourdissime de la basse du piano façon contrebasse superfétatoire quand il accompagne

traîne un spleen qui n’hésite pas à se détremper pour se diffracter. Le trop bref solo du pianiste libère le propos avant que la convention ne reprenne le lead. Du travail d’ascenseur bien fait mais sans guère d’intérêt.
L’accompagnement guitaristique de la « mélodie traditionnelle écossaise » intitulée « Annie Laurie » est confié à Sophie Blanchart. Ce duo met en valeur

  • la réverbération détestable ajoutée par le mastering de François Terrazoni,
  • la capacité de Michel Tirabosco à jouer en autoduo avec lui-même, et
  • le plaisir que l’on peut goûter malgré tout à la nostalgie.

André Luy prend l’orgue pour le largo d’une Sonate en Fa de Georg Friedrich Telemann. Extrait de son contexte, le mouvement souffre d’une flûte hyperréverbérée. Certes, il est

  • joué avec sérieux,
  • joliment ornementé (exclusivement par le soliste) et
  • mené à bon port sans trop de ralenti à la fin,

mais il nous oblige à constater que nous risquons de décrocher car, de cette succession de propositions de bon aloi, nous ne percevons ni la cohérence, ni la dynamique.
Avant d’abandonner, risquons-nous au moins dans la cinquième des sept Chansons populaires de Manuel de Falla, dont la partie de piano est confiée à la guitare immédiatement reconnaissable et saisissante d’Antonio Dominguez. Michel Tirabosco donne des airs presque mauresques à la berceuse avec

  • ses ornements,
  • ses glissements,
  • ses mutations d’intensité dans les tenues, et
  • ses libertés pour placer les notes selon un profond feeling, par opposition à la rigueur presque métronomique de l’accompagnement.

C’est malin.
Le finale en harmoniques nous séduit assez pour que nous poussions jusqu’à la « Méditation » du deuxième acte de Thaïs de Jules Massenet, accompagnée par la harpiste Nathalie Chatelain. Le flûtiste y trouve une sobriété bienvenue en dépit de quelques glissements dont l’appréciation sera laissée à chacun (0’44, reprise du thème, par ex.). La partition a été çà et là aménagée (réécriture et octaviation à 1’16, par ex.) car, même large, la tessiture d’une flûte de Pan reste moindre que celle d’un violon.
En soi, rien de choquant, mais il est certain que le passage « animé » perd beaucoup de la passion progressive dont l’injection est demandée par le compositeur quand, à mi-course, la phrase doit redescendre à la cave en pleine émotion. De même, le choix de prendre l’avant-dernière note à l’octave inférieur permet certes de donner l’impression d’un aboutissement sur l’ultime ré, mais fait perdre en partie l’idée de calme retrouvé que Jules Massenet suggérait en proposant une dernière note plus grave que l’avant-dernière. Ces réserves étant posées, l’on se doit aussi de ne pas vétiller (et hop) plus que de raison, afin de gûter

  • le souffle,
  • le phrasé, et
  • la sonorité

de la flûte que Nathalie Chatelain suit avec

  • attention,
  • précision et
  • énergie

pour ne pas faire de cet extrait, indispensable au vu du titre dont est affublé le disque, une scie soporifique. Popularisé par Gheorghe Zamfir, la « Cintec din Ardeal » (« chanson de Transylvanie ») est ici présenyée en version guitare-flûte. Sur un accompagnement au temps qui s’enrichit d’un contrechant à la reprise, Michel Tirabosco évoque une jolie nostalgie à travers

  • un legato confortable,
  • des ornements bien troussés, et
  • un calme communicatif.

À ce stade, impossible de ne pas pousser jusqu’à la transcription de la cavatine « Casta diva », qui décapsule l’acte premier de Norma de Vincenzo Bellini. En effet, le disque se répartit entre

  • mélodies,
  • chants traditionnels,
  • musique instrumentale et, donc,
  • grandes arias.

« Casta diva » est idoine pour le projet méditatif car il s’agit de prier la « chaste déesse » du titre afin qu’elle répande sur Terre la paix qu’elle fait régner au ciel. Nathalie Chatelain reprend sa harpe pour l’occasion, offrant une lecture

  • claire,
  • incisive,
  • nette,

qui sait se colorer de douceur quand son instrument accompagne. En dépit de stridences qu’une soprano rendrait sans doute plus étincelante qu’une flûte de Pan (4’49), le plaisir d’écouter un tube joliment soufflé n’évacue pas tout à fait la question du « pourquoi diable ? » qu’un livret aurait peut-être contribué à rendre inopérante. Nous nous permettons donc de filer directement à la Cinquième danse hongroise de Johannes Brahms, laquelle conclut la set-list.
En lieu et place de deux pianistes, nous retrouvons Michel Tirabosco à la double flûte avec la guitariste Sophie Blanchart. En dépit de la qualité des musiciens, on imagine le grand effet que produirait cette version dans une salle des fêtes pour un repas de fin d’année offert aux personnes âgées à la veille d’une année électorale. C’est

  • dansant,
  • connu,
  • simple,

avec

  • des glissendi,
  • des déguelendi et
  • des breaks

aussi cocasses que réussis… et inattendus dans le genre « méditatif » ! En conclusion, un beau travail que les mélomanes pourront néanmoins éviter : ils ne sont pas le public ciblé par cette mosaïque plus divertissante que

  • troublante,
  • poignante ou
  • galvanisante

pour l’oreille et le cœur. Mais, après tout, Claude Debussy en personne ne disait-il pas que la musique est là, avant tout, pour faire plaisir à celui qui l’écoute ?


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.

Charles Guyard, « Travailleurs de la mort » (L’Aube) – 4/4

Première de couverture (détail)

Travailler la mort, travailler avec la mort, dans l’optique de Charles Guyard, c’est avant tout travailler les morts pour développer une économie du care après le care, même si l’aspect économique est l’un des quasi tabous de l’ouvrage. En se focalisant sur une vingtaine d’événements dramatiques – attentats, accidents, meurtres en tout genre – pour lesquels il a retrouvé des témoins ayant participé à la prise en charge des cadavres, l’auteur pose une question intéressante : derrière l’événement exceptionnel en nombre de cadavres ou en horreur, comment les process funéraires permettent-ils de rétablir la fausse banalité de la mort (la plupart d’entre nous ne la côtoyons pas tous les jours, mais nous savons malgré nous qu’elle finira par tous nous choper) ? En d’autres termes, comment normalise-t-on le hors-norme ?
L’accident de passerelle, lors de l’inauguration du Queen Mary 2 (16 morts), en 2003, permet d’aborder à nouveaux frais cette problématique. Le témoin raconte précisément le retournement de situation : aux chiffres traduisant la monstruosité du navire (« hauteur, longueur de pont, capacité, nombre de cabines, de piscines, de salles de restauration ») se substituent

  • les chiffres des victimes, mortes ou blessées,
  • ceux qui permettent de prendre conscience de la chute qu’elles ont subie (« l’équivalent de cinq à six étages, au moins »), et
  • ceux qui donnent une idée des derniers instants des malheureux (« pendant quelques secondes, [ils] ont forcément pu prendre conscience de leur sort tragique »).

Ainsi le témoin reconstitue-t-il une sorte de retour dans le temps par la numération approximative. Apprivoiser la mort semble ici passer par

  • la quantification
    • (conditions du décès,
    • nombre de cercueils à prévoir,
    • temps de trajet entre le lieu du drame et la morgue improvisée…),
  • le physique (entrée en jeu des thanatopracteurs pour la reconnaissance par les familles) et
  • la métonymie (quand les crânes ont éclaté, les croque-morts ferment le cercueil et posent dessus les bijoux : ce sont ces substituts que les familles seront invitées à reconnaître).

Cela passe aussi par la gestion de l’après :

  • le « petit coup » bu en rentrant,
  • le débrief psy,
  • l’invitation au restaurant par le patron de la boîte, et
  • un reste de colère contre ceux qui avaient à gérer le public et ont fait n’importe quoi.

Il ressort du récit que la mort est banale parce que nous sommes des animaux drogués à l’habitude. Beaucoup d’inacceptable devient acceptable dès lors qu’il peut être inscrit dans une routine. Le travail de résilience commence donc par la capacité à retrouver de l’habituel dans l’inhabituel. Dans le cas de la tempête Xynthia qui, en 2010, « a tué vingt-neuf personnes en quelques heures » (teasing : les lecteurs du livre apprécieront la jolie chute de ce chapitre), l’habituel, c’est le repas annuel du club de foot de la commune où vit le témoin. L’inhabituel, c’est

  • l’interruption de la fête pour cause de trop nombreuses ruptures de courant ;
  • l’énormité des dégâts commis par le vent ;
  • l’arrivée de la presse et des cons qui regardent, alléchés par le nombre de cadavres.

Le témoin décrit bien le phénomène de flux et de reflux psychique :

  • incompréhension car réflexe de vouloir saisir l’inhabituel par le prisme de l’habituel ;
  • prise de conscience de l’inhabituel et changement de focale ;
  • gestion de l’inhabituel pour le remettre sur les rails de l’habituel
    • (reconstitution des stocks,
    • tailles des cercueils,
    • gestes commerciaux pour éviter le bas de gamme,
    • trucage des actes de décès pour que les familles puissent voir le défunt avant les obsèques…).

Le signe que l’opération est réussie, c’est que, une fois l’inhabituel redevenu habituel, on peut apprécier à nouveau des phénomènes inhabituels qui, à petite dose, pimpent l’habituel

  • (venue d’un ministre,
  • sélection de trois cercueils « pour représenter toutes les victimes »,
  • conseils de shopping aux familles devant habiller les défunts…).

Dans cette narration comme dans l’ensemble des témoignages recueillis par Charles Guyard, il appert à ce stade que le plus intéressant est une triple ambiguïté.

  • Ambiguïté structurelle : les témoins travaillant autour des cadavres, ils ont conscience que leur posture, quoique collective, est singulière, mais ils le vivent comme une habitude.
  • Ambiguïté circonstancielle : les témoins étant confrontés à des catastrophes d’ampleur, ils ont conscience que la situation est exceptionnelle mais doivent le gérer avec les outils de l’habitude.
  • Ambiguïté posturale : en témoignant, par définition, les témoins ont conscience qu’ils attisent autant qu’ils désamorcent le voyeurisme ou la curiosité des lecteurs-auditeurs, mais ne manquent pas de s’emporter, ainsi que nous le pointions dans la précédente chronique, contre le voyeurisme ou la curiosité des journalistes dont ils ne maîtriseront pas le narratif… tout en regrettant d’être toujours « la dernière roue du carrosse, les grands oubliés ».

La noyade dans le Drac, au cours de laquelle six élèves de CE1 et une accompagnatrice meurent après un lâcher d’eau d’un barrage EDF, est l’occasion d’observer cette ambiguïté à l’œuvre. Le témoin est un professionnel : il sait

  • que les véhicules de secours ne peuvent transporter de cadavres (sauf si le préfet dit le contraire) ;
  • comment gérer la reconnaissance par des parents (sauf si les forces de l’ordre se contredisent) ;
  • ce qu’il a l’interdiction de faire même pour présenter plus joliment un cadavre (sauf si le parquet l’autorise à le faire).

Pour autant, ce cadre

  • légal,
  • réglementaire et
  • professionnel

ne le protège pas irrévocablement de l’émotion quand

  • il découvre les cadavres d’enfants qui « semblent simplement endormis » ;
  • il partage « l’ascenseur émotionnel » des parents qui découvrent que leur enfant n’est pas le cadavre qu’on leur présente… mais qui déchantent quand on leur en présente un autre ;
  • il reconnaît que la carapace qui lui permet d’exercer son boulot ne l’empêche pas de « transférer [sa] peine immense sur [sa] propre vie » de parent, y compris dans la gestion des rideaux (les lecteurs du livre comprendront pourquoi à la fin du chapitre concerné).

C’est bien le rapport aux corps morts et non le rapport à la mort qui

  • interroge,
  • construit et
  • défie

les témoins. Le chapitre sur le « four crématoire géant » qu’est devenu le tunnel du Mont-Blanc, le 24 mars 1999, le confirme. Le témoin dépeint son rapport aux corps, c’est-à-dire

  • à son propre corps (qu’évoque le besoin de manger en attendant l’autorisation d’intervenir),
  • aux corps morts (« inutile de prendre des cercueils et des housses mortuaires »), et
  • au traitement des cadavres, ici métonymisés par des cartons contenant « des mâchoires, des dents, des crânes » lesquels seront intégrés à des cercueils standards pour sauver les apparences, comme on l’a vu dans une chronique précédente.

Le témoin qui va récupérer à Villacoublay le corps d’un soldat mort en opex pour le ramener au funérarium des Batignolles parle, lui aussi, du rapport au corps

  • en bombardant les thanatopracteurs au rang « orfèvres de la mort »,
  • en racontant la dépossession de la famille, un temps privée du cadavre pour que l’armée et la nation jouent leur comédie des hommages,
  • en effleurant la part spéculaire de ces corps qui nous renvoient à notre « conception de la vie », c’est-à-dire à notre manière de donner du sens à ce qui n’en a pas – en l’espèce, la mort.

On regrette que Charles Guyard ne saisisse pas les perches qui auraient permis à certains témoignages d’aller plus loin. Typiquement, ici, le témoin explique que, à force de fréquenter des familles de soldats défunts, « on n’a plus la même conception de la vie » : c’était un boulevard pour creuser cette question avec lui et passer d’une formule vague ou creuse à une réflexion plus poussée. Peut-être l’auteur a-t-il préféré éviter de dépareiller ses entretiens… hypothèse qui ne fait qu’accentuer notre regret ! Sans doute faut-il accepter son choix d’entretiens peu directifs, laissant la place à la spontanéité, fût-elle frustrante.
Néanmoins, ce n’est pas la spontanéité qui frappe dans le dernier chapitre, où « le patron d’un réseau national » de pompes funèbres « raconte l’enfer de la pandémie vu depuis les chambres mortuaires ». Pas parce que le chapitre est gauche mais parce qu’il s’ouvre sur un courriel secret, annonçant le premier mort (chinois) du virus en France alors que, « à cet instant, l’Hexagone est officiellement épargné ». Entre

  • ignorance,
  • silences et
  • mensonges,

les informations manquent sur ce que des franchisés appellent « Bagdad » tant pleuvent les cadavres. Les bras viennent à manquer. Les patrons de pompes tremblent à l’idée qu’on leur colle un procès si un employé meurt du Covid après avoir manipulé un malade décédé, d’autant que les équipements de protection manquent. Les pompes funèbres apprennent à

  • hiérarchiser leurs interlocuteurs pour gérer les manques (le maire l’emporte alors sur le préfet),
  • jongler avec des normes
    • improbables,
    • éphémères et
    • souvent contradictoires, ainsi qu’à
  • accepter l’invisibilisation de leur travail, notamment en comparaison avec celui des soignants.

Gérer les cadavres est un métier. On ne le connaît pas vraiment mieux à l’issue de cette myriade de récits, mais tel n’était pas le propos. Celui-ci semblait consister

  • à interroger plutôt qu’à définir,
  • à laisser résonner plutôt qu’à délimiter,
  • à évoquer des fragments de réel plutôt qu’à se perdre en
    • philosophie,
    • métaphysique et
    • autres manières plus ou moins spirituelles d’appréhender notre mort prochaine et celle de nos plus ou moins proches.

Pour aller plus loin sur l’autre versant du sujet, on pourra feuilleter ceci.

Irakly Avaliani joue Domenico Scarlatti (Sonogramme) – 4/4

Quatrième de couverture

Quadruple finale en Ut, pour ce disque de sonates de Domenico Scarlatti, le majeur l’emportant sur le mineur par le score sans appel de 3-1. La première sonate majeure, dite K.159, se lance dans un vivacissimo ternaire qui a déjà commencé quand la première mesure apparaît. La fanfare qui éclate n’est point qu’ultravivace, ce qui serait déjà pas mal. Elle est aussi

  • bondissante (les staccati),
  • vibrante (les trilles),
  • dynamique (les appogiatures) et
  • modulante (Sol puis Ut mineur).

Irakly Avaliani, habile utilisateur de l’agogique, s’en tient ici à une exigence délicieusement métronomique – et un oxymoron, un ! Cela ôte toute précipitation et renforce l’énergie de l’ensemble par cette impression de joyeuse fatalité entraînante qui en émerge. Domenico Scarlatti garde quelques atouts pour la seconde partie, dont

  • des mordants qui multiplient les pétillements (l’interprète avait sans doute snobé celui que proposent certaines éditions dans la première partie afin de doper l’effet de la seconde partie),
  • les notes tenues en surplomb de la ligne mélodique, et
  • le quasi rubato en accélérant

qui débouche sur la suspension du discours avant que le premier motif ne s’impose à nouveau.

 

 

Pour faire sursauter l’auditeur, le pianiste aurait pu choisir une sonate mineure un peu molle du genou. Fidèle à sa ligne de conduite, il opte pour la continuité en assumant une tonalité guère éloignée (do mineur au lieu de Do majeur) et un tempo allant (allegro contre vivacissimo).

  • Vigueur martiale,
  • continuité entre doubles des deux mains,
  • charme
    • de la walking-bass,
    • des cahots des deux-en-deux et
    • des notes rebondissantes :

le clavier

  • miroite,
  • étincelle et
  • virevolte

avec une efficacité évidente. Ainsi Irakly Avaliani déploie-t-il une virtuosité étonnamment discrète.

  • La mise en doigts du texte,
  • le rythme,
  • l’incarnation par
    • les phrasés,
    • les accents,
    • le toucher qui donne de l’élan

sont si aboutis que la fluidité du morceau confine

  • au naturel,
  • à l’évident, et
  • à l’hypothèse que, en 2013, loin des monospécialistes, la sonate scarlattienne a peut-être trouvé son nouveau champion.

La seconde partie, tout aussi saignante, s’enrichit

  • d’unissons octaviés furibonds,
  • d’une synthèse des différentes formes croisées, ainsi que
  • d’hésitations modulatoires et de jeux chromatiques que Johann Sebastian Bach – quasi exact contemporain de DS – n’aurait pas reniées.

 

 

Retour au majeur pour la sonate K.49, mais pas de mollesse en vue – ce qui n’aurait pas été absurde pour préparer une dernière sonate encore plus étincelante après une miniature gnangnan :

  • la mesure est à deux temps,
  • l’affaire se joue presto, et
  • le compositeur n’hésite pas à booster son discours avec des triolets et des doubles croches.

Cependant, l’interprète souligne une autre qualité – triple – de la vitesse : c’est

  • la vibration de l’élégance,
  • la qualité du frôlement, et
  • la délicatesse de la sensation.

À feuilleter diverses éditions, on comprend que, parmi de nombreuses sources, Irakly Avaliani est allé chercher ce qui lui paraissait le plus juste, le moins fanfreluche et peut-être le plus historique. Les accents qu’il place permettent de swinguer la complémentarité entre

  • binaire et ternaire,
  • régularité et musicalité,
  • littéralité et inspiration.

L’association entre

  • séries de triolets,
  • fulgurances en doubles,
  • traits de gammes descendantes

scintille grâce à un jeu toujours très clair sans jamais s’engoncer dans la cristallisation de l’insensibilité. Il y a

  • de la finesse,
  • de la malice et
  • de la hauteur de vue dans cette façon très personnelle donc très convaincante
    • de s’emparer de la partition,
    • de la comprendre et
    • de la restituer avec art.

 

 

Irakly Avaliani choisit de boucler son hommage à Domenico Scarlatti, financé par le groupe Balas, avec la sonate K.420. C’est

  • furibond,
  • rugueux,
  • militaire,

mais c’est aussi

  • imprévisible,
  • insaisissable et
  • réversible.

Tel est l’effet de la virtuosité avalinienne à son climax : susciter une orgie

  • d’épithètes,
  • d’impressions et
  • de questionnements.

La seconde partie de la sonate n’innove guère mais permet à l’auditeur de se goberger de l’aisance digitale de l’interprète. In fine, un compositeur qui anticipe sur le zozo qui l’incarnera trois siècles après, même si l’on peine à le considérer comme un maître tant lui-même peine à nous inspirer une émotion, critère iconique de notre époque, mérite un coup de chapeau, et nous le lui accordons bien volontiers.

 

 

Par

  • sa science de la bestofisation,
  • sa force intérieure et
  • sa capacité de l’artiste à communiquer un sentiment de nécessité artistique à l’auditeur,

le disque d’Irakly Avaliani est un boost dont l’humanité urgente que nous fréquentons puisque nous en sommes membres aurait tort de feindre de l’ignorer. Parce que, sans ce disque, vivre est complètement possible mais peut-être complètement moins bien.


Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.