Bonet + Mompou, “Résonances” (VDE-Gallo)

admin

 

Il n’y a pas que les imbéciles heureux qui sont nés quelque part : cela arrive aussi à des compositeurs voire à des musiciens de talent.
Narcís Bonet (1933-2019) et Frederic Mompou (1893-1987) sont nés à Barcelone, où la pianiste, pédagogue et artiste Ester Pineda a étudié et même joué devant Mompou en personne. Cet intérêt autobiographique nous vaut notamment de découvrir, via un nouveau disque du label sempervivens VDE-Gallo, des pièces d’un compositeur que nous ignorions, grâce au sponsoring de l’Institut Ramon Llull. L’enregistrement de compositeurs “du coin” étant sans doute ce que le régionalisme ou le nationalisme a produit de moins sot, il est séant d’en profiter. Certes, emporté par l’enthousiasme de son auteur, le livret de Stéphan Etcharry se complaît çà ou là dans de piteuses boursouflures localistes (dont « cette âme catalane qui distille son parfum à nul autre pareil », avec l’idée bien rigolotte que l’âme, bon, déjà, catalane, en sus, ait une odeur, c’est le pomponeau de la pomponette), nous ramenant à deux questions classiques que nous enjamberons promptement pour nous tourner vers la musique :

  • faut-il être catalan (ce que n’est pas la violoniste Ariane Granjon, archettiste du disque) pour jouer une musique composée par un Catalan ? et
  • y a-t-il une spécificité catalane perceptible dans toute œuvre catalane ?

Davantage que ces tartes à la crème guère appétissantes quoique induites par un projet surtitré “Œuvres des compositeurs catalans », nous intéresse davantage un programme d’1 h 7 aux allures aguicheuses car doublement tressé

  • entre les deux compositeurs, d’une part, et
  • entre le piano et le violon, d’autre part.

Deux parties le composent :

  • la première est constituée d’un florilège Mompou, avec une pincée de Bonet dedans ;
  • la seconde honore Bonet, avec un bonbon de Mompou pour finir.

Dialogue, donc, mais lisibilité.

 

 

Deux épisodes de la série au long cours « Cançó i Dansa » ouvrent le bal.
La Sixième « Chanson et danse », pour piano mélancolique, hésite entre la nostalgie chopinienne et la tentation du tango. Ester Pineda en rend avec art la retenue jusqu’à ce qu’explose une danse populaire exécutée avec justesse, donc sans excès de finesse et non sans finesse (ouïr la dilatation du tempo à 3’22, par ex.). Le choix d’une prise de son très proche, surtout pour ce solo, signée comme le mastering par Jean-Pierre Bouquet, nous précipite au côté de l’artiste, respirations et claquements d’ongles sur le clavier inclus.
Le violon rejoint le Steinway D pour la Première « Chanson et danse ». Un balancement lent accompagne l’archet, puis l’affaire s’ébroue. Ni le compositeur ni les interprètes n’essayent d’en faire trop, de sorte que cet investissement savant de la musique traditionnelle populaire n’en réjouit que davantage. Le travail de coordination

  • (identité ou complémentarité des intentions,
  • dialogue et
  • synchronisations)

pimpe cette pièce à la fois sans prétention et d’une efficacité délectable.
Le Septième prélude pour piano, aux allures et harmonies quasi scriabiniennes, ouvre la voie à une musique plus personnelle… même si quelques rares tierces ponctuant des envolées peuvent sonner catalanes (1’02). Cette pièce, plus fondée sur le ressassement d’un motif déchiqueté que sur le développement thématique, est exécutée avec conviction et talent – on apprécie tant les accents que la gestion de la pédale de sustain – idéal pour un disque appelé “Résonances” même si, à vrai dire, on peine à savoir pourquoi :

  • résonance offerte à la musique catalane ?
  • mise en avant d’échos pas toujours patents entre les compositeurs ?
  • dialogue convergent entre piano et violon ?

Le livret eût peut-être gagné à broder sur ce thème (et sur les manières d’être catalans ayant marqué les compositeurs) afin de nous éclairer sur le sujet avec la compétence d’un universitaire qui connaît sa muiscologie !

 

 

Altitud, pour violon et piano, se décapsule sur un prologue lent, articulé autour de deux notes descendantes. Le violon semble chercher son chemin tout en tenant clairement le lead. Sur un tapis pianistique, il se risque à un premier thème à la fois sombre et sautillant. Un épisode plus martial interrompt vite cette proposition tout en respectant la séparation entre le soliste, parfois à découvert, et l’accompagnateur. Le troisième thème renoue avec l’impossible désir de légèreté. Une mélancolie poisseuse jette de nouveau son voile sur les tentatives du violon pour s’élever. Le retour du sautillement liminaire tient lieu de coda, que conclut une courte pédale de fa dièse.

  • La variété des atmosphères ainsi que
  • la contradiction entre sautillements et impression de tristesse

confèrent un charme certain à la pièce.
À l’inaccessible envol évoqué par Altitud répond l’allant du Deuxième nocturne de Narcís Bonnet. Obsessionnellement, sous un séduisant châle harmonique, l’œuvre déploie un motif rythmique formant manière de hâtive barcarolle. Lui répond une transcription de Joseph Szigeti autour des « Jeunes filles au jardin », extrait des Scènes d’enfants de Frederic Mompou. Après un début étrange, où le violon semble se réveiller, se met à sinuer une valse lente, claudicante, que perturbent

  • doubles cordes,
  • harmoniques et
  • pizzicati.

La variété, le décalage rythmique et les inquiétudes harmoniques ne manquent pas d’attraits ; mais l’on apprécie surtout, grâce à la sensibilité de l’interprétation, la tension d’où semble sourdre la musique entre

  • la mélancolie prégnante et
  • l’envie de joie que le compositeur paraît décrire, sur la partition originale, en enjoignant au pianiste de « chanter avec la fraîcheur de l’herbe humide ».

 

 

Trois Préludes concluent la partie Mompou. Vue la familiarité d’Ester Pineda avec l’œuvre du compositeur, on imagine qu’ils ont été finement choisis. Par contamination, et c’est un compliment qui loue la subtilité du programme, le Cinquième prélude laisse imaginer une transcription pour piano seul d’une partition pour violon et clavier ! À des accords, plaqués ou arpégés s’oppose, au-dessus, une mélodie qui s’acoquine avec des airs et rythmes populaires sans jamais parvenir à s’extraire de l’atmosphère de fin de jour qui l’enveloppe. La pianiste rend avec bonheur l’onirisme d’une pièce évoquant la lueur incertaine d’une lampe, aperçue derrière le rideau en dentelle d’une maison banale et vieille, une après-midi de gris, sans que l’on sache

  • si l’on aimerait rentrer au chaud entre ces murs,
  • si l’on doit se réjouir de ne pas être ensuqué dans cet intérieur qui, visuellement, sent la soupe rance,
  • ou si les deux.

Le Sixième prélude, plus développé, s’ouvre sur un motif déchiqueté où l’on salue derechef l’art de la résonance que maîtrise Ester Pineda. Sursaute-t-on devant un montage qui, pour une fois, étonne (0’56 : le son tenu semble augmenter de façon peu vraisemblable – à l’orgue, on dirait que l’artiste vient d’ouvrir la boîte expressive mais, au piano, c’est pas si simple) ? On est surtout happés dans cette sorte de monodie à laquelle

  • un piano très bien équilibré sur l’ensemble des registres,
  • l’usage juste de la pédale de sustain et
  • un mastering ad hoc

accordent une profondeur que la durée de la pièce valorise. L’on apprécie qu’une artiste choisisse cette pièce où l’aspect circassien de la virtuosité s’efface pour montrer que la technique doit aussi savoir se mettre au service de la musicalité.
Le bref Dixième prélude s’apparente à une improvisation autour d’un motif sur lequel mains droite et gauche semblent avoir leurs avis, entre divergence et unissons. La simplicité et la concision de l’œuvre bénéficient d’une exécution souple et solide à la fois :

  • souple quand il s’agit de mimer les hésitations et de faire respirer les notes ; et
  • solide quand il convient de laisser résonner une voix et d’apporter un accent pertinent.

 

 

La Sonatine de Fontainebleau pour violon et piano inaugure la seconde partie, centrée sur Narcís Bonet, dont l’enregistrement serait une première mondiale – toutefois, l’éditeur ne le revendique pas. Contrastant avec l’atmosphère de Mompou, se dégage de l’Allegro une énergie printanière qui décalque avec toupet et malice une sonate de Mozart. On y apprécie à la fois la réharmonisation des trucs de Wolfgang et les signes de vigueur : notes répétées, énergie, aigus décidés, phrasé sautillant. Un interlude mineur tente de calmer le jeu, mais des trilles offrent un nouveau boost de sève propulsé par les deux complices aux manettes.
L’Adagio se pourlèche les babines d’une inquiétude tranquille en faisant dialoguer les musiciennes autour d’une sorte de fatalité chagrinée qu’elles habillent d’une sensibilité jamais mièvre. Ainsi, écoutez vers 2’12 le léger ritardendo : bien que l’expression soit en général un oxymoron, ce passage donne une idée du soin porté à l’interprétation… un chouïa supérieure à la relecture orthotypo (voir par ex.

  • la numérotation des pistes avec ou sans espace entre le nombre et le tiret sur la quatrième de la pochette,
  • le corps de la « conception graphique » sur la quatrième du livret, et
  • le « Nocturne n° 4 » de la piste 20 qui devient le deuxième « n° 2 » sur le livret, par exemple),

et ça, c’était pour laisser croire que je suis très attentif à tout, penses-tu.
L’Allegro conclusif repart avec la pulsation ternaire qui swingue bien. Rejetant la caricature d’une joie conventionnelle, la méditation du piano solo puis à l’unisson provisoire entre les partenaires se secoue d’une récurrente incartade catalane rouvrant la voie vers l’allégresse. Des passages plus soucieux zèbrent le mouvement puis

  • tonicité,
  • vigueur,
  • nuances forte et
  • contretemps

préparent une fin joyeusement brutale.

 

 

Soucieuse de diversité (pas celle que l’on impose pour feindre que le vivre-ensemble, c’est super, ou, tout aussi stupide, que l’on est tous égaux, avec ou sans faute d’orthographe), Ester Pineda propose alors trois nouveaux Nocturnes de Narcís Bonet, après le Deuxième proposé en intermède tantôt.
Le Troisième a des allures de berceuse, que renforce son balancement ternaire. On y goûte l’énigmaticité têtue, si si, d’une composition où le ressassement s’exprime sur une large partie des registres de l’instrument, de l’ultragrave au suraigu.
Le Premier nocturne clapote entre main gauche profonde, bariolage au médium et mélodie à droite. Séduisent

  • guirlandes de notes,
  • arythmies sporadiques et
  • trouvailles d’harmonisation

qu’une interprétation intelligente mais non sèche galvanise.
Le Cinquième semble hésiter entre moult possibles, rythmiques, mélodiques, ornementaux voire intertextuels. Ainsi, un tube midtempo de Bach est textuellement convoqué puis presque catalanisé. Alors que l’on s’attend à une piazzolaïsation du célèbre thème, l’esquisse se résorbe soudainement, préférant la poésie du suggestif – consubstantielle au nocturne – au brio satisfaisant de l’artisanat.

 

 

Les Danses llunyanes [lointaines] pour violon et piano évoquent en premier lieu « De muntanya ». La partition épurée semble se perdre dans la contemplation d’un paysage dont le balancement ternaire se laisse volontiers fasciner par les tonalités et l’humeur mineures. « De Tardor » [l’automne] se balance à quatre temps sur une mélodie joliment harmonisée au piano, qui restera en suspens. « De flabiol » est une miniature de trente secondes évoquant un flûtiau sur un rythme de tambourin. « De moreria » propose de se ressouvenir d’une mélodie réputée mauresque. C’est une pièce ternaire où le violon danse non sans laisser entrevoir, ritendo à l’appui, une probable mélancolie. Dans sa globalité, la tétralogie, d’une durée totale inférieure à six minutes, forme une respiration pétrie de simplicité. L’engagement des interprètes qui prennent cette musiquette au sérieux sans se prendre eux-mêmes au sérieux contribue à soutenir l’intérêt de cette sorte de premier bis.
Un deuxième bis au piano seul permet de découvrir le cinquième des cinq nocturnes de Narcís Bonet, en l’espèce le bref Quatrième nocturne. Des accords calmes, aux harmonies séduisantes, égrènent un motif ternaire qu’un ré répété à la main gauche dramatise. Un envol concis précède un court retour au calme.
Pour leur dernier bis, les deux complices interprètent l’Élégie de Frederic Mompou. Le piano introduit la plainte du violon. Avec calme et ce qu’il faut de fatalisme pour ne pas rendre pesant le chagrin, cette pièce sans surprise se faufile avec sensibilité, tant lors des duos que pendant les passages pour piano seul. Elle conclut ainsi un disque très stimulant, où la découverte intéressante côtoie le plaisir que suscite la belle ouvrage –

  • celle de compositeurs maîtrisant leur art, ainsi que
  • celle de musiciennes aguerries et investies.

En conclusion, le disque est une réussite, non pas « bien que l’intérêt objectivable des pièces soit inégal », mais parce que l’intérêt des pièces est objectivement inégal. En effet, la construction du disque façon récital permet voire induit une écoute continue où plaisir simple et séduction profonde se côtoient et se  succèdent sans relâche. En tant qu’écouteur de musique, on a – on le peut admettre sans le moins du monde fanfaronner, pour une fois – connu pire perspective.


Pour écouter l’album gratuitement, c’est ici.
Pour se le procurer, c’est, par exemple, .