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David et Slava Guerchovitch jouent Maurice Ravel – 4/4

Première du disque

 

… et pour finir leur disque, David et Slava Guerchovitch proposent de parcourir un autre pan de l’imaginaire ravélien  : la musique d’Europe de l’Est. Cheval de bataille des violonistes, Tzigane est un « morceau de virtuosité dans le goût d’une rhapsodie hongroise » et s’ouvre sur une longue introduction jouée par le violon seul lentement et avec l’apparente liberté d’une cadence. C’est donc parti pour un festival de

  • rubato,
  • frictions de tempo,
  • suspensions du discours avec ou sans point d’orgue, et de
  • passages « molto espressivo ».

David Guerchovitch sait

  • prendre son temps et lâcher les p’tites saucisses,
  • varier les couleurs du son et les types de vibrato,
  • glisser sur son manche et ciseler les notes.

Doubles et triples cordes ne lui font pas plus peur que longues tenues ou harmoniques. Il donne à entendre la fausse improvisation que l’on attend. Le piano virtuose le rejoint pour clore la cadence et lancer le second mouvement sur un ostinato qui circule d’un compère à l’autre.

 

 

  • Le dynamisme des appogiatures,
  • l’habileté des changements de tempo synchronisés, et
  • l’impression de naturel qui découle de l’aisance technique des interprètes

rendent fort agréable l’écoute de cette œuvre à grand spectacle. La rhapsodie sait garder son aspect surprenant sans s’éparpiller dans le décousu.

  • Les dissonances pianistiques du « grandioso » sont savoureusement mises en valeur ;
  • le miroitement kaléidoscopique d’un moderato changeant se déguste comme du petit lait ou, pour ceux qui préfèrent, un bon Cornas ;
  • le chaos rythmique de la coda groove sec avec ses changements
    • de mesure,
    • de battue et, évidemment,
    • de type d’agogique (entre « poco meno vivo » et « sempre accelerando ») dans le grand geste du finale.

Autant conclure que, avec cette proposition, les frères Guerchovitch confirment leur art mais aussi leur manière. L’auditeur à la recherche

  • de rugosités enflammées,
  • de contrastes virulents ou
  • de grandes secousses

passera décidément son chemin – en ce sens, la photo illustrant le disque ne ment pas ! Au contraire, celui qui aime des interprétations

  • propres mais point routinières,
  • tenues mais point lisses,
  • bien élevées mais point guindées

pourra au contraire trouver dans ce disque un Ravel bien troussé qui lui siéra à merveille !


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Pour retrouver les chroniques autour du premier disque de Slava Guerchovitch, cliquer sur les hyperliens infra.
Johann Sebastian Bach
Maurice Ravel 1 et 2
Franz Liszt

David et Slava Guerchovitch jouent Maurice Ravel – 3/4

Première du disque

 

Nous sommes au mitan de Ma mère l’Oye et « la nuit tombe », quoique portée par des tierces montantes calées dans une mesure qui s’affole, passant de deux à trois, puis à quatre, puis à cinq temps ; et c’est parti pour une de ces horror movies dont les contes ont le secret. Voici les sept enfants du bûcheron, feat. le Petit-Poucet (graphie du compositeur) qui « émiette un morceau de pain ». Tout paraît

  • tranquille,
  • insouciant,
  • paisible

mais, en réalité, les gamins sont perdus. Slava Guerchovitch surjoue habilement le contraste entre les notes qui s’égrènent en douceur et le narratif super dramatique qui sous-tend la partition. Quand les frangins comprennent leur douleur, le Petit-Poucet les rassure en leur montrant la piste de pain qu’il a fomentée. Rassurés, ils se couchent.

 

 

Les oiseaux en profitent pour picorer le pain. Le pianiste se fait un plaisir de donner à entendre les piafs, entre

  • pépiements de joie,
  • coups de bec répétés, et
  • coucou plus vrai que nature.

Au réveil, les gamins sont fracassés de désespoir en constatant que le super plan de Petit-Poucet a fait tchoufa. Ils continuent donc, très tristes, comme un Italien quand il sait qu’il n’aura pas de femme, pas de vin. Le retour du thème liminaire accompagne leur sortie, à laquelle succède l’annonce d’une nouvelle histoire : « Laideronnette, impératrice des pagodes ». Une cadence pour harpe et célesta casse la mesure pour déployer un prélude dont l’interprète saisit avec grâce le mélange

  • d’expressivité,
  • de surgissements et
  • de substrat imitatif
    • (glissades du drapé,
    • foucades rythmiques figurant peut-être la liberté hiératique des puissants,
    • harmonies asiatisantes).

 

 

Flanquée de six dièses à l’armature, la marche de l’impératrice est lancée. Point d’inquiétude : avec Slava Guerchovitch, la marche devient

  • élégance,
  • grâce et
  • dentelle.

Le ravissement du tube est garanti

  • (évanescence du toucher,
  • netteté du phrasé,
  • pertinence des accents,
  • habileté des nuances).

Puis, brusquement tout cesse quand « paraît Laideronnette », bientôt rejointe par Serpentin-Vert l’empressé. L’interprète se délecte du contraste entre une partie A déliée et une partie B très contenue. Le retour du motif premier remet une pièce dans le juke-box. Même si, çà et là, on aimerait que ça tam-tame un peu plus, l’on se délecte

  • de la maîtrise du clavier,
  • des splendides crescendi et decrescendi, ainsi que
  • de la capacité du musicien à décliner une palette impressionnante de nuances de piano.

Une trompe de chasse secoue ce bel ordonnancement. Les oiseaux deviennent pépier. Les dièses s’évanouissent dans la nature. Dans le jardin féérique de l’apothéose conclusive, évoqué dans un trois temps « lent et grave », « entre le prince charmant, guidé par un Amour ».

 

 

Devant lui, la princesse endormie. Le piano retient son souffle en marquant nettement les premiers temps. Sans un baiser, hélas, la princesse « s’éveille en même temps que le jour se lève ». Le registre aigu offre ses charmes cristallins à l’auditeur.

  • Arpèges,
  • suspensions et
  • évidence paisible

préparent l’apothéose en

  • glissandi,
  • accords répétés et
  • timbales graves,

lesquels traduisent la bénédiction du couple par la fée Bénigne devant tous les personnages croisés depuis le début. Au terme du ballet, bilan : grand plaisir d’avoir écouté l’histoire narrée par Slava Guerchovitch. Confirmant sa dilection stylistique, l’artiste se dérobe à tout excès d’expressivité, préférant

  • aux à-coups,
  • aux flashs et
  • aux tintamarres

son univers musical résolument tourné vers

  • la vibration intérieure,
  • la suggestion intelligente et
  • le clair obscur.

Comment cette esthétique se mariera-t-elle avec l’exigence secouée de Tzigane, la « rapsodie de concert » qui conclut le programme ? Réponse dans une prochaine notule à suivre, forcément à suivre !


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Johann Sebastian Bach
Maurice Ravel 1 et 2
Franz Liszt

David et Slava Guerchovitch jouent Maurice Ravel – 2/4

Première du disque

 

Ma mère l’Oye déploie bel et bien l’imaginaire de Maurice Ravel que revendiquent d’arpenter les frères Guerchovitch dans leur nouveau disque.

  • D’abord, l’œuvre puise dans les mondes plus ou moins merveilleux des contes de Charles Perrault, terreau d’un imaginaire occidental.
  • Ensuite, écrite pour piano à quatre mains, elle a déployé ses larges possibles dans de nombreux arrangements, dont la version pour piano à environ deux mains, réalisée par Jacques Charlot et validée par Maurice Ravel – qui saluera la mémoire de l’arrangeur au début du Tombeau de Couperin, une suite que jouait Slava Guerchovitch dans son précédent album (chroniques de l’interprétation à retrouver ici et ).
  • Enfin, l’œuvre s’est développée au fil du temps, les « cinq pièces enfantines » liminaires étant encadrées par un prélude et une apothéose, comme si l’écriture ne pouvait saturer un imaginaire et était appelée à se développer même après le mot fin ou la dernière double barre. C’est évidemment la transcription de la partition du ballet, la plus riche, qui est ici jouée.

 

 

Comme l’humble troubadour demandant à la fin de son testament d’être enterré sur la plage de Sète, on pourrait ajouter un codicille : la transcription elle-même puise dans l’imaginaire puisque le prélude et le mouvement qui suit ne sont pas jouables par deux mimines, même par un virtuose réellement virtuose. Le miracle de leur exécution sur ce disque porte donc le nom assumé de re-recording.
C’est donc une transcription plus ou moins imaginaire pour piano solo qui ouvre la suite avec le prélude.

  • Grand calme,
  • répétitions plus ou moins rapprochées et
  • tenues

construisent le suspense avant que le piano à trois mains n’ouvre grand le spectre des registres puis ne les referme. Sans presser ni masquer le rôle des silences, Slava Guerchovitch

  • murmure des bribes,
  • esquisse des silhouettes,
  • fomente d’éphémères envolées.

 

 

Enchaînée attaca subito, la « Danse du rouet et scène » associe le redoutable tournoiement du rouet d’une vieille et le sautillement de la princesse Florine armée de sa corde.

  • La dextérité des petites saucisses,
  • la légèreté du toucher,
  • l’étrangeté de cette version à trois mains et
  • le swing des accents

captent l’oreille. Comme à son accoutumée, Slava Guerchovitch se refuse à tout contraste criard, notamment dans les nuances, préférant travailler une palette riche allant du piano au mezzo forte grand maximum. Autrement dit, il ne surjoue pas mais oblige l’auditeur à écouter. Même lorsque la princesse

  • trébuche,
  • percute le rouet et
  • entre dans la « nuit séculaire »,

pas d’éclats de son, d’effets chocs ou de percussions fortissimo : rien que le texte comme distancié par un souci de musicalité passant au-delà du récit mentionné sur la partition.

 

 

Enchaînée itou, la « Pavane de la belle au bois dormant » en la renoue avec la transcription de la première version de Ma mère l’oye. Le pianiste installe « doucement » la princesse « dans le fauteuil de la vieille ». Le ballet funèbre s’achève quand, seigneurs et dames étant partis qui, parmi ces dames,

  • se préparer une eau chaude avec des herbes dedans,
  • rédiger un manuel ultraféministe tout en feignant de nettoyer quelque lèchefrites au cas où l’époux apparaîtrait ou une vieille commère viendrait lui demander ce qu’elle fabrique, ce qu’elle écrit et comment elle ose proférer des propos aussi révolutionnaires, ou
  • rêvasser en contemplant la forêt avec l’espoir qu’un beau jeune homme ou, à défaut, un type un peu vieux mais, pfff, presque acceptable vienne la rejoindre parce que, la contemplation, c’est chiant,

qui, parmi ces messieurs,

  • boire un apéro,
  • faire un foot,
  • lécher la pomme du seigneur local, voire
  • les trois à la fois

(fallait pas échauffer notre imaginaire…), la vieille se révèle être la très mimi fée Bénigne. Elle va biser la princesse endormie et laisse la victime à la garde de deux « négrillons ». Si, à l’époque, on pouvait écrire ça sans offusquer Sandrine Rousseau puisqu’elle n’était pas encore de ce monde, hélas. Même en 1975, Charles Trenet étrennait sa chanson du négrillon lors d’un passage à l’Olympia, dans un temps plus proche de nous que celui de Bossuet. Donc, deux négrillons annoncent que vont être présentés « Les entretiens de la Belle et de la Bête ».

 

 

L’interlude

  • fragmenté,
  • contrasté et
  • surprenant,

laisse se déployer l’imaginaire de l’auditeur et se dissout « très lentement » dans un « mouvement de valse ». L’interprète soigne ces interludes musicalement riches et nourrissant narrativement. Sous les doigts du musicien, la Belle se fait belle car, à ce niveau, la beauté est un travail sinon un métier. Slava Guerchovitch est dans son élément,

  • ciselant un balancement,
  • suggérant une ondulation soyeuse,
  • déliant une ligne presque émoustillante.

L’arrivée de la Bête gâche cette ambiance.

  • Gravité,
  • stupeur et
  • peur

saisissent les personnages et la musique. Puis les craintes se dissipent, et une modulation ramène un calme oscillant sur un rythme ternaire jusqu’au dévoilement disneyique de la Bête qui, ayant touché le cœur de la Belle en paraissant pitoyable, peut apparaître « plus beau que l’amour » et partir convoler avec la dame dans les arpèges aigus du piano. Les négrillons annoncent le conte suivant : celui du « Petit Poucet » qui, suspense oblige, fera l’objet d’une prochaine chronique. À suivre !


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Johann Sebastian Bach
Maurice Ravel 1 et 2
Franz Liszt

David et Slava Guerchovitch jouent Maurice Ravel – 1/4

Première du disque

 

Dans son premier disque, Born in Monaco (liens à retrouver ci-dessous), la technique de Slava Guerchovitch nous avait davantage impressionné que son expressivité. Son deuxième opus promet un Ravel imaginaire donc déçoit, puisque le propos n’est pas d’imaginer Ravel mais de rendre hommage à son imaginaire, à la fois « quête de beauté et défi technique » : le  contenu ne correspond pas au titre. Néanmoins, l’on apprécie que les frères Guerchovitch s’investissent dans l’objet-disque en rédigeant la note d’intention et le livret, disponible en anglais et, c’est de plus en plus rare, en français.
Premier imaginaire sur le pupitre, celui qui anime célèbre Sonate pour violon et piano en Sol, où le compositeur vise, selon les interprètes, à « transporter l’auditeur dans des univers sonores contrastés ».

 

 

L’allegretto, lancé entre 6/8 et 9/8, file bon train. Les qualités requises sont au rendez-vous :

  • légèreté,
  • capacité à dialoguer,
  • souplesse du geste donnant à l’auditeur une confortable impression d’évidence et de naturel.

Au piano cristallin de Slava répond le violon de David, qui déjoue le risque de la surinterprétation : le vibrato est maîtrisé, le phrasé est net, le son est chaleureux.

Les frères se jouent des difficultés techniques avec maestria. Mieux, au fil des modulations tonales et rythmiques, ils maintiennent une vision presque univoque de l’esquisse, de la caresse, de la suggestion. Essentiellement joué piano, ce premier mouvement gagne en limpidité rêveuse ce qu’il perd en

  • tensions,
  • contrastes et
  • rugosités.

Une lecture très éloignée de versions plus énergiques telles que celle que l’on a pu chroniquer jadis ici ; donc une lecture intéressante puisque singulière.

 

 

Le deuxième mouvement est un blues motorisé sur une bitonalité : le violon reste en Sol quand le piano s’installe en La bémol. Sur des pizzicati secoués par des accents, le piano prend sa posture d’accompagnateur ouvrant la voie à un comparse « nostalgique » et glissant.

  • Contretemps,
  • contrastes d’attaques et
  • trouvailles harmoniques nullement contenues à un exercice de style encore moins à une parodie

sont ici mis en valeur par une interprétation précise voire sage. Les musiciens se risquent néanmoins à métamorphoser leurs instruments lorsque le besoin s’en fait sentir. Le piano à queue sait alors sonner en mode bastringue ou saloon ; et le Sanctus Seraphino de 1739 joué par David Guerchovitch se mue brièvement en banjo. Sans se laisser tenter par le plaisir d’une musique canaille, les complices proposent une version

  • propre,
  • sérieuse et
  • élégante

de l’audacieuse effronterie de Maurice Ravel.

 

 

En La bémol, un perpetuum mobile à trois temps conclut la sonate. L’allegro résolu lance peu à peu un violon impressionnant. Derrière la logorrhée des quatre cordes, le piano assure

  • la pulsation de la mesure,
  • le groove des contretemps et des accents, ainsi que
  • les mutations harmoniques.

Les amateurs de versions

  • radicales,
  • incarnées et
  • exubérantes

passeront leur chemin. Les mélomanes moins fouyouyous se laisseront

  • séduire par l’art du toucher de Slava,
  • ébaubir par la ténacité de David, et
  • convaincre par la connexion entre les deux musiciens…

même si le prochain morceau de la set-list est la version pour piano seul de « Ma mère l’Oye », que nous commencerons à découvrir dans une prochaine notice. À suivre, donc !


Pour écouter gracieusement le disque en intégralité, c’est ici.
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Johann Sebastian Bach
Maurice Ravel 1 et 2
Franz Liszt

Enrique Seknadje, « Dentelles de l’existant » – 2/2

Première de couverture : photo d’Enrique Seknadje

 

La musique kaléidoscopique d’Enrique Seknadje se renouvelle dans son nouveau disque, Dentelles de l’existant, dont nous nous apprêtons à découvrir la seconde partie, entamée par « Visage », thématique inspirante pour de nombreux chanteurs. Un riff en boucle prépare l’arrivée d’une voix alla Christophe en moins maniéré. Derrière la souplesse des nappes de clavier, Enrique Seknadje semble s’amuser à tordre gravement

  • les champs lexicaux,
  • la prosodie et
  • l’écriture plus surréalisto-parophonique qu’automatique

 

(Les Troyens l’ont fait entrer
L’hippocampe
N’a plus la préhension
De quoi s’inquiéter).

 

La reprise des refrains ad libitum en coda rappelle que, au-delà de la liberté d’écriture (ou en-deçà, allez savoir), le but d’Enrique S. est de fabriquer des chansons, avec

  • la mélodie,
  • les contrechants et
  • les bribes groovy que l’on retient pour
    • agiter la tête,
    • prolonger la fête et
    • continuer de fredonner longtemps, longtemps, longtemps après que les décibels ont disparu.

 

 

Avec « Le jardin des vivants », qui abandonne le « je » pour le « tu » comme si, à ce stade du disque, le « je » n’avait plus besoin d’être présenté ou s’était transformé en autre, l’artiste joue

  • l’ambiguïté (entre « modous » en un mot et « doux rêves »),
  • l’oxymoron (« la longue vie est si brève »),
  • la contradiction (« la lumière en léthargie »),
  • la tension (voix traînante versus les exclamations récurrentes du « Oh ! »),
  • la métaphore (« Tu marchais / en ce jardin ») et
  • le prosaïque (ainsi de la ligne que « tu cherches » et qui n’est autre que la ligne 13 avec ses vendeurs de crack, lieu, vecteur et atmosphère bien connus du prof de cinéma à Paris-VIII).

Le plus long morceau du disque s’ouvre sur l’investissement de deux accords qui s’enrichissent de zébrures sonores aussi imprévisibles que la grille est évidente. Les moments musicaux ont toute leur place entre deux séquences textuelles.

  • La construction de l’univers sonore,
  • l’originalité de l’esprit seknadjien,
  • la singularité des constructions harmoniques souvent abruptes et inattendues

captent l’esgourde jusqu’au decrescendo ultime. Le « tu » étant construit, la confrontation avec « je » peut avoir lieu. Bienvenue donc en « Enfer » où « broyé net éternellement / Tu s’ras maint’nant ». Des sons

  • synthétiques,
  • saturés,
  • stridents

annoncent la couleur rouge et noire. Une solide intro projette sur la piste un parlando

  • expressif,
  • vengeur et
  • volontiers déstructuré.

La guitare de Quentin Durual la joue rock, jusqu’au faux larsen, dans cet espace plus métallique que métalleux. Il y a de l’incandescence, dans ce titre-là ! Pour autant, le « je » qui vient d’éliminer le « tu » (« j’espère que t’es saisi dans ton enfer ») n’en a pas fini avec lui comme en témoigne « Je ne reviens pas », la chanson la plus courte de la set-list. Face à l’esclave du diable, « je me sens soudain pousser des ailes ». Énergie ? angélisme ? les deux ? Enrique Seknadje laisse volontiers le sens en suspens, à la fois

  • presque intelligible,
  • fuligineux par posture et
  • farouchement indéchiffrable.

 

 

La chanson de rupture – ou plutôt qui essaye d’entériner une rupture – se laisse secouer par une mise en musique allante percée par des commentaires sonores aux atours ironiques. Ce qui ressemble fort à un interlude entre l’envoi au diable de l’autre et la mort de soi, c’est-à-dire la fin du disque, confirme la dimension presque programmatique ou, du moins, diégétique, de l’album.
Parti sur la dissociation entre l’enfant et le vieillard peint en « dur gisant » (titre 1), le récitant a cherché une âme-sœur qui voudrait bien de lui (2). Sauvé par la rencontre (3), bousculé par la différence des genres (4), il s’est reproché d’avoir « mal négocié ce trop long virage » (5). On l’a vu ensuqué dans la lumière immobile et le « dimanche qui n’en finit pas » se réfugier dans le passé où l’autre « courai[t] dans l’herbe haute » (6) avant de filer en Enfer (7). La rupture revendiquée (« N’essaye pas comme ça », 8) conduit à la dernière chanson intitulée : « C’est la mort ! » Là, il « avance dans un monde à épithètes :

  • l’espace est « vidé »,
  • les silences « lourds », et
  • « longue » est la descente.

La musique émerge en fade in que trouble un rythme claudicant. La voix n’hésite pas

  • à s’envoler,
  • à planer,
  • à muter comme
    • la battue,
    • les sons,
    • les styles.

Cette déconstruction de l’évident participe de l’évocation de la mort, comme la boucle de la coda qui paraît ne jamais devoir finir avant de connaître une brusque extinction : image sans doute de l’homme qui sait qu’il va mourir mais, comme l’écrivait Sigmund Freud en 1915, ne peut pas y croire… jusqu’au jour où ; mais peut-être aussi figure de la création artistique grâce à laquelle, une fois lancé, « il n’y a plus qu’à filer » même si cela n’offre ni destination (« y a pas d’port ») ni solution face à la catastrophe (« c’est la mooooort ! »). Ainsi se conclut Dentelles de l’existant, moins album-concept que méditation elliptique d’un artiste qui sait être

  • saisissant,
  • surprenant et
  • reconnaissable.

Beau travail, M. Seknadje !


Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.

Prolégomènes à une géographie du néant

Jann Halexander chez lui, en juillet 2018. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La solitude, c’est un peu comme une noix. De l’extérieur, on voit bien ce que c’est ; mais on ne peut savoir ce que cache cette coquille tant qu’on ne l’a pas brisée. C’est à cette frontière de la brisure que se confronte Catherine Ribeiro. Elle décrit, dans une langue

  • crue et métaphorique,
  • directe et imagée,
  • sans fard et cependant astucieusement partagée entre ombres et lumières,

un mélange

  • de désir,
  • de turbulences de la « musique intérieure »,
  • d’affolement sexuel comme expérience d’un « regard nouveau », et de
  • cruauté de la perte qui conduit si près de l’être aimé, aussi bien « dans la douceur » du souvenir que « dans le néant » d’un présent tissé
    • d’absences,
    • d’abîmes et
    • de chagrins.

C’est l’intérieur – l’intimité, même – de cette noix que nous découvre Jann Halexander en incarnant plus qu’en interprétant « Carrefour de la solitude », l’un des derniers chef-d’œuvres – composé par Francis Campello – de la chanteuse yéyé repentie, décédée en 2004. Dans le cadre si particulier de la librairie Publico, ça donnait ce qui suit.

 

Enrique Seknadje, « Dentelles de l’existant » – 1/2

Première de couverture : photo d’Enrique Seknadje

 

On avait salué Laisse-toi aller, le disque précédent d’Enrique Seknadje. C’est avec empressement que l’on laisse enfin notre mange-disque gober Dentelles de l’existant, son dernier-né à la première de couverture volontiers

  • monstrueuse,
  • chimérique et
  • effrayante.

Le titre de l’album est aussi celui de la première plage, un moment planant

  • sur des nappes de clavier,
  • des enchaînements harmoniques spécifiques qui sont du pur seknadjisme, et
  • une cohérence stylistique entre
    • paroles,
    • arrangement et
    • coda avec trompette presque vacillante.

 

 

« Qui voudra bien de moi » tranche avec sa programmation entre disco et new wave, en tout cas vintage mais pimpée par une recherche de matière sonore qui sait à la fois

  • explorer,
  • tournoyer,
  • surprendre

sans perdre le fil narratif du personnage

  • « crasseux »,
  • « monstrueux »,
  • « squameux »,
  • « plutôt lépreux »

qui s’étonne et s’escagasse de foutre la flippe aux autres.

  • Ligne mélodique déchiquetée,
  • grammaire claudicante,
  • déformation vocale,
  • transformation des sons prolongés

dessinent un univers mental tourmenté donc intéressant qui n’oublie cependant jamais  de séduire (on est dans la chanson de variété, pas dans l’expérimental !) par

  • la variété des textures,
  • l’efficacité du groove qu’agrémentent de pertinents commentaires de guitare électrique, et
  • la coda ad libitum qui va bien.

« Tu m’as sauvé » confirme la direction schizophrénique du disque. En effet, « Dentelles de l’existant » oscillait entre

  • le je « flottant comme un enfant » et
  • le « tu » qui contemple « le vieil homme (…) / éclairé du dehors » ;

« Qui voudra bien de moi ? » enrichissait les personnages en confrontant

  • un « je » horripilant,
  • un « tu » qui a « rien dans l’cœur »,
  • un « on » hélas « bien trop gentil », et
  • le « ils » des gens qui « filent des coups »,

sans que l’on soit en mesure de déterminer s’il s’agit d’un même « je » entre irisé, dissocié et diffracté, ou d’individus voire de groupes réellement distincts du narrateur.

 

 

Sous ses airs de chanson d’amour, « Tu m’as sauvé » préserve cette ambiguïté de la fracturation de l’ego. Sa longue intro avec trompette synthétique et sons eighties prépare l’entrée d’une voix d’abord doublée à l’octave, puis profitant d’un écho qui semble dialoguer avec le texte en faisant rebondir les derniers mots. Fracturation

  • du sens,
  • du son, et
  • du texte

où le narrateur se dévoile « assez blessé » comme pour mieux ressusciter à « la rivière douce » qui permet de « distancer la douleur ». On peut ainsi se demander si celui qui chante et revendique d’avoir « tant changé » voire de s’être « arrangé » (comme Enrique Seknadje, gens chanté tant changé, a « arrangé » ses chansons) est un, deux ou deux qui ne font plus qu’un. La réponse se dérobe, heureusement car elle n’aurait aucun intérêt : les questions qui crochettent les dentelles de l’existant sont plus frémissantes que les phrases qui les réduisent à des bouts de tissu.
Quatrième titre du disque, « Bande de filles » propose une intro façon « Another one bites the dust » au sens où le groove renvoie la mélodie à ses chères études. Presque dance, bousculé par un texte volontiers secoué et repoussé derrière des boucles et des surgissements de claviers (à quand un long edit du morceau ?), la chanson n’échappe pas à la question du narrateur : « Je n’avais jamais vu comme ça », commence-t-il, avant de se lancer : « T’as plus qu’à te tirer de là ». Ce balancement du « je » au « tu » et retour, en présence d’un « elles » mais aussi de « papa » et « maman », résonne avec une musique

  • protéiforme mais profondément cohérente,
  • élaborée mais savamment basique,
  • excitante mais également astucieuse.

Nous découvrirons les cinq derniers titres dans une prochaine chronique. À suivre, donc !


Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.

Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 3/3

Quatrième du disque

 

La sonatine opus 61 de Charles-Valentin Alkan est une œuvre en quatre mouvements pesant in fine une vingtaine de minutes. L’allegro vivace liminaire, en 6/8 et en la mineur, s’ouvre à fond de train et avec légèreté jusqu’à ce qu’un ritendo prépare une violente accélération du débit. Il semble que l’on entende en direct le bouillonnement d’une créativité incapable de tenir sa ligne droite. Les volte-faces se multiplient. Une large reprise remet l’interprète devant les défis techniques qu’il vient de relever. Compositeur et instrumentiste s’accordent sur la nécessité de faire vibrer

  • la musique derrière la performance,
  • la mélodie derrière l’agilité,
  • l’énergie derrière le vertige digital.

 

 

Travail sur

  • les nuances,
  • les accents et touchers,
  • les respirations,
  • la complémentarité entre régularité métronomique et agogique astucieuse

transforment ce challenge pianistique en jubilation d’écoute entre swing con fuoco « sempre più furioso » ou « con impeto ». Le deuxième mouvement, à quatre temps et en Fa, s’annonce « allegramente ». Jamais avare d’une indication, Charles-Valentin Alkan prévient l’exécutant qu’il attend à ce que le jeu soit « sostenuto » et « con placidità ».

  • Le spectre d’intensités,
  • la maîtrise des attaques,
  • l’attention au texte

rendent sapide ce qui aurait pu n’être que mignon.

 

 

Il y a

  • des piani somptueux,
  • des respirations haletantes,
  • des staccati à tomber

qui assurent

  • le groove,
  • la pulsation et
  • l’allant

d’une partition

  • aux modulations délicieuses,
  • à l’apparente simplicité délicate, et
  • à l’habile développement d’un motif

qui contraste avec le premier mouvement, où le compositeur portait à ébullition la pulsion créative en traitant une idée sous des angles tous plus impétueux les uns que les autres.

 

 

Le troisième acte est un scherzo-minuetto (leggiermente) en ré mineur. Les doigts en feu de la main droite déclinent manière d’exercice de Czerny où la rythmique de la main gauche contribue avec finesse aux évolutions harmoniques du propos. Le trio contraste largement avec cette fougue grâce à ses accords posés et ses indications sans ambiguïté, entre « sostenutissimo » et « dolcissimo ».
La suspension se dissout dans un trille et des arpèges qui conduisent à la reprise du premier motif, cette fois partagé avec la main gauche. Une étrange coda majeure puis abandonnée en mineur et fortissimo conclut cet agitato dont Pierre Réach fait plus qu’un exercice de virtuosité grâce à son arsenal imparable :

  • nuances,
  • pulsation et
  • clarté narrative.

 

 

Le début du finale joue sur l’ambiguïté qui concluait le troisième mouvement : après deux mesures en Fa, nous voici en la mineur ; l’instant d’après, nous nous glissons en ré mineur, mais la tonalité se révèle vite glissante et d’autres collègues arrivent pour s’y substituer. L’affaire est d’autant plus étrange que le texte n’est pas jouable tel qu’il est écrit, certaines touches devant être jouées en même temps par les deux mains. Pierre Réach excelle à faire sonner ce joyeux maelström où se mêlent, entre autres,

  • la pétillance d’un rythme pointé,
  • le grondement de traits octaviés dans le registre grave, et
  • le potentiel presque jazzy d’une walking bass trépidante.

Cela donne manière de rhapsodie imprévisible donc passionnante où un cantabile

  • associe binaire et ternaire,
  • s’interrompt,
  • se laisse grignoter quelques mesures par le grondement octavié,
  • module avec gourmandise,
  • semble se dissiper pour mieux revenir et à nouveau gonfler ses voiles au vent de la virtuosité

jusqu’à aboutir à une coda à la fois

  • éclatante d’octaves,
  • truffée de ressouvenances du parcours effectué, et
  • vibrante d’un désir d’explosion qu’une dernière cavalcade nourrit plus qu’elle ne le satisfait.

Une manière spectaculaire de conclure un disque brillant mais surtout fascinant de bout en bout !


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Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 2/3

Première du disque

 

Pour le bonheur des ménages, Charles-Valentin Alkan a un projet qui dépasse les faiblesses orthotypo

  • DE la première
  • DE couverture
  • DE la réédition
  • DU disque Alkan
  • DE Pierre Réach,

ouf, avec, d’une part,

  • capitales,
  • itals (les opus les mériteraient) et
  • accents aléatoires (pourquoi sur Réach et pas sur « âge » ?),

et, d’autre part, manque d’unité avec alignement 

  • au fer à gauche,
  • au fer à droite,
  • centré, et
  • un nom de label abandonné dans l’espace :

le double ternaire (trois temps avec triolets) frotté au binaire – oui, la phrase est un rien dégingandée mais, si vous la relisez, elle devrait être à peu près cohérente. Dans le troisième mouvement de la Grande sonate, « 40 ans : un heureux ménage », à jouer « lentement » et très lié », le compositeur a prévu, d’un côté, une mélodie qui commence en 3/4, de l’autre, un accompagnement escarpé qui s’assume en 9/8. Il s’agit de dépeindre la quadragénie « lentement » car, à cet âge, l’homme est censé s’être rendu à la raison avec

  • famille,
  • foyer et
  • prière obligatoires.

 

 

Pierre Réach saisit l’auditeur grâce

  • au parfait étagement sonore des différentes voix,
  • à sa science ébaubissante d’une agogique qui clarifie en oubliant de poser, et
  • à son art de faire entendre l’harmonie avec élégance et finesse.

Tour à tour, les triolets

  • balancent,
  • ronronnent,
  • groovent

sans jamais parasiter la ligne mélodique jouée avec

  • grâce,
  • clarté et
  • délicatesse.

L’arrivée des enfants, explicitée dans la partition, remplace les douze croches à la mesure par seize doubles croches auxquelles Pierre Réach parvient à donner un scintillement oxymorique : à la fois sautillant et « très lié » selon l’exigence du compositeur. La familiarité de l’interprète avec l’œuvre donne à cet enregistrement manière d’évidence que

  • la précision de l’interprétation,
  • la conviction du musicien et
  • sa maîtrise éblouissante du toucher

rendent encore plus émouvante qu’impressionnante. Le retour du premier motif en triolets signale l’approche d’une grande coda méditative intitulée « La prière » où des séries de sixtes discrètement redoutables ébrouent un tantinet le choral jusqu’à l’extinction des feux.

 

 

Lancé par un tremblement grave en quintuples croches, le dernier mouvement « extrêmement lent » n’est donc pas si lent que cela ! Selon les savants, ce quatrième acte serait le plus autobiographique du lot, Charles-Valentin Alkan étant

  • dégoûté de ne pas avoir été nommé prof au conservatoire de Paris,
  • engoncé dans une grave dépression et
  • tellement down qu’il balance en ouverture de partition :

 

Mourir… de mes tourments seroit la délivrance !

 

Va donc pour un « Prométhée enchaîné » où

  • les trémolos,
  • les motifs graves et
  • les silences hésitants

dessinent un prologue vibrant dans les profondeurs.

  • Sursauts,
  • jeux chromatiques et
  • oscillations thymiques

ne cherchent pas la lumière, fatalistes devant les ténèbres qui grignotent lentement le vivant. Plus qu’un appel au secours, Pierre Réach évoque un touchant mélange

  • d’acceptation impossible,
  • de révolte avortée et
  • de bilan amer.

Le  seul refuge de l’homme lucide serait donc la musique ? Hélas, comme semble le suggérer la fin dramatique, si loin des finales tonitruants que ménagent en général les compositeurs, même elle ne sert de rien, sinon à nous laisser imaginer que

  • du plus obscur de nos âmes,
  • de la certitude d’avoir échoué et
  • de la conscience que la mort nous attend

peut jaillir quelque chose de beau. L’interprétation puissante de la « Grande sonate » de Charles-Valentin Alkan par Pierre Réach participe de ce mirage qui n’est pas sans charme puisqu’il nous aide à oublier, un instant, que s’approche de nous, à pas plus ou moins feutrés, l’éternité du néant. Comme pour ne pas nous abandonner à la désespérance qu’entraîne la lucidité, le pianiste n’abandonne pas son auditeur sur ce constat : nous attend la sonatine opus 61 du même compositeur. Elle fera donc l’objet d’une prochaine chronique. À suivre !


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Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Paris 13, 29 juin 2025 – 2/2

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, le 29 juin 2025 (Paris 13). Photo : Rozenn Douerin.

 

Figure attendue du concert à deux pianos, le solo est l’occasion de découvrir les personnalités musicales d’artistes qui, jusque-là, les fondaient dans un même creuset. Gaspard Dehaene est le premier à s’avancer avec deux pièces de Maurice Ravel. La « Pavane pour une infante défunte » tente de nous envoler loin des aléas du concert à domicile, en l’espèce la présence d’un enfant pénible que ses parents ne jugent pas pertinent de recadrer ou d’extraire ne serait-ce que par, soyons fouyouyous, politesse. Concentré, l’interprète dessine un lamento qui évite le mélodrame suggéré par ce que le compositeur appelait « une œuvre incomplète et sans audace ». Habité, il dégage la partition de tout risque de rengaine. Poète, il démontre un profond travail rythmique.

  • La battue est solide,
  • l’agogique est tenue,
  • les respirations sont justes.

Les redoutables « Jeux d’eau » suivent, qu’ils évoquent le « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille », comme le suggère la citation d’Henri de Régnier ouvrant la partition, ou, selon Camille Saint-Saëns, une « cacophonie ». On s’y goberge

  • de la limpidité des aigus,
  • de la netteté de l’énonciation et
  • de l’art qu’a le pianiste de faire sonner les harmonies étonnantes du tube.

À Tristan Pfaff de chauffer seul le clavier. Il opte pour « L’Isle joyeuse », inspirée à Claude Debussy par un tableau d’Antoine Watteau où jeunes femmes et masques s’embrasent dans « la gloire du soleil couchant ». Après que son collègue a valorisé les différents registres du Steinway B refait à neuf, Tristan Pfaff fait crépiter une mécanique impeccable. Profitant d’aigus cristallins et de graves profonds, il déploie un toucher intraitable

  • (trilles à la pointe sèche,
  • boucles envoûtantes,
  • arpèges affriolants)

qu’auréole une pédalisation polymorphe

  • (prolongement,
  • effet orchestral,
  • contraste avec la sécheresse excitante des traits),

idéale pour traduire la multiplicité des caractères de la musique

  • (liquide,
  • rythmique,
  • élégiaque,
  • tendue,
  • triomphante,
  • suggestive…).

 

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, le 29 juin 2025 (Paris 13), après le concert. Photo : Rozenn Douerin.

 

Alors que la techno lâchée par une animation municipale place d’Italie s’insinue dans le salon, le pianiste ne daigne seulement pas s’en apercevoir. Tout à son ouvrage, il assume les codes du concert privé en dégainant la transcription qu’a tirée Grigory Ginzburg de l’aria « Largo al factotum », extraite du Barbier de Séville de Gioachino Rossini. C’est à la fois

  • du tube,
  • du concis et
  • de la pyrotechnie.

Tristan Pfaff parvient néanmoins à transcender ces conventions sympathiques pour en faire de la musique en associant

  • humeur de l’air,
  • humour de la virtuosité improbable et
  • liberté de l’exécution
    • (breaks,
    • glissades,
    • sautes thymiques)

jusqu’au feu d’artifice final. La transition est toute trouvée pour le retour du duo de pianos autour de l’impressionnante Carmen Fantasy signée Greg Anderson et Elizabeth Joy Roe. C’est le second gros morceau de la set-list, et quel gros morceau ! Sur quelques-uns des airs opératiques les plus connus, Gaspard Dehaene et Tristan Pfaff ravissent les spectateurs par

  • leur virtuosité sans afféterie,
  • l’évidence de leur connexion et
  • l’élégance de leur interprétation
    • (nuances,
    • contrastes,
    • étagement des voix,
    • caractérisation des atmosphères,
    • plaisir de la percussivité,
    • habileté de leurs vingt petites saucisses et de leurs ripatons à pédales).

Pas de bon récital sans bis – ô tradition quand tu nous tiens ! Voici donc une brève danse d’Alexander Tsfasman, dernière occasion d’admirer

  • le groove des zozos,
  • leur coordination précise et
  • le souci qu’ils apportent aux finitions,

ce dont témoignent par exemple les multiples présentations du thème dont ils varient l’intensité percussive. Ainsi Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene rappellent-ils que, pour des artistes dignes de cette étiquette, il n’y a pas de petit concert, il n’y a que des rendez-vous. En attendant les prochains, bien sûr…