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Gérard Morel, PIC (Ivry-sur-Seine), 6 juin 2025 – 1/2

Gérard Morel au PIC (ex-Forum Léo Ferré, Ivry-sur-Seine) le 6 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Malgré

  • polémiques et coteries,
  • cahots et accalmies,
  • soubresauts et résilience,

ce qui fut le forum Léo Ferré et devint le PIC est toujours un lieu aussi agréable à fréquenter pour qui se sent assez étranger aux ressentiments dont certains se font parfois l’écho.

  • Les bénévoles sont serviables,
  • la restauration d’avant-concert préservant le concept de cabaret est toujours conviviale voire gentiment troussée, et
  • la programmation resserrée réserve son lot de bonnes idées,

parlant ou non au chaland. Le 6 juin 2025, c’était au tour de Gérard Morel de venir gratter guitare et cordes vocales avec un projet clair, comme j’aime bien, qu’il énonce d’emblée : « Ce soir, on va chanter des chansons. » Aussi se présente-t-il

  • sans micro,
  • sans amplification pour la six-cordes qui l’accompagne,
  • sans plan de feux pour valoriser le régisseur,

bref, comme aurait sous-titré Ricet Barrier : tel quel voire, sinon, à poil, volontiers pêcheur mais sans filet. L’affaire s’enclenche sur le jeu phonique du « Bon gars pas dégueu », donnant le triple mode d’emploi de la soirée :

  • on va parler d’amour,
  • on va parler cru,
  • on va rire mais pas que.

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=OIg9638HX5Q[/embedyt]

Se réjouissant de son retour au Forum (chez lui, en somme), le chanteur dégaine ensuite « Quand tu viendras dans ma maison », sa collab’ de 2011 feat. Romain Didier, pour

  • croquer la pie sous le tipi,
  • le Cornas dans le palace,
  • la muse dans la cambuse,

dans un marabout d’ficelle qui s’emballe jusqu’à chanter l’éloge de la chanson en général, celle qui nous fait nous sentir chez soi dès qu’on la partage. Aucun doute : l’homme sur scène envisage de « faire chanson engagée » quand il s’ra grand, option chanson d’amour – projet diététique dont il connaît tous les régimes depuis son CD culte de 2011. Cependant, bien qu’il vienne de l’Ardèche (non, « bien qu’il vienne de la Vienne », là, ça marche pas, dommage), il revendique son goût pour la sieste – sport que je crois à peu près maîtriser – même si, quand on se risque à cet exercice, « on est souvent dérangé ».
Avec « Y a plus d’saisons dans ma pampa », Gérard Morel raconte la frustration fantasmée des commerciales à domicile qu’il incite à riper de sa pampa puisqu’elles veulent lui vendre des trucs ou des métaphysiques quand lui envisage juste de leur proposer un cinq à sept. Peut-être l’une de ces fantasmées aurait pu « se nommer Aimée », sujet du fantasme suivant, saupoudré de mots fleurant tantôt Georges Brassens, tantôt Serge Gainsbourg. La mousmé en question a certes « un dos à s’appeler Anne » ; elle aurait pu s’appeler Blandine si elle n’avait bouffé le lion ; au lieu de quoi, elle s’appelle « Aimée », et le chanteur de conclure : « Vous devin’rez jamais pourquoi. »
Appelé à « écrire ces chansons lui-même » lors d’un « stage de reconversion professionnelle », Gérard Morel apprend qu’il est déconseillé d’utiliser des chuintantes dans les textes parce que ça passe mal dans les micros. Dépourvu de cet accessoire et chaud comme un marron prêt à péter, selon l’expression du susnommé Ricet Barrier, il décide donc d’écrire « La vache de greluche », laquelle se révèle être aussi « la coqueluche de [s]es nuits blanches ». Si l’exercice peut paraître artificiel, le chanteur l’enrubanne en coda d’un joli decrescendo rappelant que, de même que

  • l’humour n’est pas antinomique de l’émotion,
  • les contraintes ne sont pas toujours contraires au plaisir, pas plus que
  • la chansonnette n’est hermétique à la musicalité.

Cette conviction judicieuse bénéficie ici du savoir-faire du saltimbanque capable d’embarquer une salle avec lui pour un tour de chant souriant qui ne fait – presque – que commencer. À suivre !

 

Steven Wilson, Salle Pleyel (Paris 8), 26 mai 2025 – 2/2

À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Après avoir ébaubi la salle Pleyel avec l’interprétation en première partie de The Overview, son dernier album, Steven Wilson et les garçons qui l’accompagnent rembarquent dans le vaisseau spécial de l’imagination avec « The Harmony Codex », qui a donné son titre au disque de 2023. Propulsé par le fantasme astronomique de l’artiste, le morceau – d’une dizaine de minutes – s’ouvre sur une longue méditation aux claviers. Adam Holzman et la vedette nous entraînent « miles above the surface of the earth » à la poursuite d’un but oublié comme tous les rêves, « ultimately forgotten ». Pour embarquer avec eux sans avoir l’impression qu’une voix va nous annoncer que « bientôt, un nouveau journal sur France Info », il faut se laisser

  • hypnotiser par les boucles modulantes,
  • aspirer par une vidéo léchée au storyboard volontairement mécanique, et
  • séduire par une caractéristique rare dans la variété contemporaine : la capacité du compositeur à jouer du temps long.

La basse de Nick Beggs secoue la torpeur en lançant « Luminol » où nous nous retrouvés « nés dans la difficulté pour arriver là mais finir par retourner à la poussière ».

  • Chœurs impeccables,
  • puissance du riff de basse,
  • breaks au cordeau avec un Craig Blundell en feu derrière ses fûts,
  • qualité des soli

offrent au concert une musicalité appréciable d’autant que, même s’il connaît les codes, Steven Wilson s’échappe du carcan

  • du rock,
  • du gros son et
  • de l’ambiançage de la salle

pour creuser

  • la diversité d’atmosphères,
  • la juxtaposition de possibles et
  • le vertige de la précision :

du grand prog’, en somme.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=IVC8Vtev3-Q[/embedyt]

 

« No part of me », chanson de rupture (« Avant que je ne te perde, arrête de faire semblant / Je sais que, pour toi, l’amour n’était que sécurité / Il n’y a rien de moi en toi »), est introduit par un aparté parlé, précisant que la set-list étant modifiée chaque soir, notamment pour complaire les spectateurs ne manquant pas une date, les musiciens pourront connaître des moments oups. Les non-spécialistes les chercheront en vain. Grâce à sa capacité à donner de la texture aux moments planants, Steven Wilson peut développer un art consommé

  • du crescendo,
  • de la rupture et
  • de la caractérisation d’atmosphères.

« Dislocated Day », une chanson de 1995 qui rappelle les années Porcupine Tree de l’artiste, en joue pleinement, associant

  • nappes de clavier,
  • pulsation de la basse,
  • guitares saignantes et
  • synchronisations dynamisantes.

C’est alors que Steven Wilson son tube « Pariah », en duo virtuel avec Ninet Tayeb, pénible caricature de la voix des télécrochets modernes. Sans doute n’est-ce pas le plus passionnant de ses chefs-d’œuvre, mais l’on y salue

  • le savoir-faire du compositeur de ballade,
  • son métier d’arrangeur sachant comment envoyer la sauce pour dissiper la tentation de la mollesse, et
  • son plaisir de mélanger les styles de chansons.

Tiré d’Insurgentes (« un de mes album favoris – je peux pas dire que j’aime pas les autres, mais, celui-là, je l’aime vraiment »), « Abandoner » assume un texte torturé et énigmatique évoquant l’incomplétude du narrateur et sa désorientation comparée à « une peste qui, dans l’obscurité, gémit comme un chien ». Le musicien y sculpte singulièrement

  • le rythme,
  • l’harmonie et
  • l’étagement des sonorités.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=Ap0RsLk26ao[/embedyt]

 

Avec les dix minutes de « Remainder the black dog », Steven Wilson évoque

  • les secousses psychiques qui nous hantent,
  • les pilules qui peuvent nous assommer, et
  • la perspective, faute de solutions, d’une dissolution (« si tu osais franchir le pas, / tu atteindrais l’état / auquel tu aspires depuis tellement longtemps »).

Il y travaille le groove de la boucle – ici dévolue au clavier – associant

  • régularité obsessionnelle,
  • durée bancale (le riff est réparti sur 15/8 en 8/8 + 7/8, ce qui lui donne une apparence de banalité et une claudication magnifique), et
  • arythmie des accents qui, paradoxalement, équilibrent le déséquilibre.

Accompagné par une vidéo comme souvent inquiétante, le morceau se déploie ensuite avec l’arsenal habituel dont on ne se lasse pas :

  • breaks,
  • synchro,
  • variation d’intensités et de sonorités,
  • solo de Randy McStine,
  • twists,
  • trouvailles harmoniques et
  • temps long qui, grâce à ce qui précède, paraît court.

Au fil du concert, on savoure avec une force grandissante

  • le plaisir du dark,
  • de la guirlande hypnotisante et
  • du groove
    • sale,
    • menaçant et
    • ensuquant.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=BClzBQmZZBc[/embedyt]

 

Augmenté d’une vidéo apocalyptique, « Harmony Korine », titre de 2008, fonctionne lui aussi sur un riff ternaire, cette fois investi par la guitare. Et nous voici à nouveau happé par

  • les contrastes de décibels,
  • l’efficacité de l’hypnotisation perpétuelle,
  • la concentration des paroles dans quelques syllabes percutantes, ainsi que par
  • le spectre vocal entre timbre fatigué de rocker pop anglais et falsetto polnarévien

Après les monosyllabes de l’avant-dernier titre, la voix se tait complètement pour « Vermillioncore », titre énigmatique qui peut suggérer un sulfate rouge de mercure encore plus rouge que rouge. La basse de Nick Beggs lance cette dernière salve avec une cellule double qui servira de grille pour la suite de l’instrumental. Avec ce matériau a priori étique, le groupe éblouit à nouveau grâce, notamment, à

  • la large palette de sonorités et à leur habile confrontation,
  • la chorégraphie de Steven Wilson,
  • la jubilation de l’itération miroitante (on garde la même structure mais on modifie les couleurs de ce qui l’habille), et grâce à
  • l’agencement bien pensé de registres très caractérisés
    • (mystères du grave,
    • immédiateté du médium,
    • insaisissabilité des aigus).

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=qFwcahcDzP4[/embedyt]

 

Publié en 2015, « Ancestral » et son petit quart d’heure ouvrent la séquence des encore, toujours fondé sur la conviction que rien n’est pérenne mais tout continue d’advenir « quand nous fermons les yeux ». Sur un mid-tempo, la batterie de Craig Blundell assume son triple rôle :

  • beat,
  • percussion dynamisante, et
  • musicalité variant les sons.

On regrette un énième solo de guitare de Randy McStine, quoique valeureux, mais on eût préféré ouïr le chorus de basse ou de batterie qui n’arrivera jamais. Faute de quoi, l’on se goberge de

  • loops étranges,
  • beats profonds et
  • breaks d’apparence parfois biscornus – sans prétendre atteindre la folie vertigineuse d’un Spock’s Beard.

La glaçante vidéo de dix minutes réalisée pour accompagner « The Raven that refused to sing » rappelle que l’univers de Steven Wilson n’est ni rayonnant ni pupute. En revanche, il est

  • d’une richesse impressionnante,
  • d’une musicalité passionnante, et
  • d’une singularité vibrante.

Joie d’avoir partagé cette dernière date parisienne du zozo, en dépit de prix oscillant entre une soixantaine d’euros et cent quarante bouboules ce qui, pour une salle devenue aussi horrible que la salle Pleyel, est quelque peu outrecuidant, olé !

 

Steven Wilson, Salle Pleyel (Paris 8), 26 mai 2025 – 1/2

À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Steven Wilson est

  • un enregistreur quasi frénétique (même s’il brouille les appellations),
  • un guitariste multicartes et
  • un explorateur esthétique éclectique

qui pratique encore un sport passionnant mais – ou donc – désormais rarement pratiqué : le rock progressif, une musique électrique fondée sur des morceaux souvent longs et émaillés de breaks savoureux. Le concert de ce 26 mai 2025 est articulé en deux parties.

  • D’abord, l’interprétation intégrale de The Overview, le passionnant nouveau disque récemment publié par le croisement visagal entre Kurt Cobain et Tom Cruise ;
  • ensuite, des morceaux d’autres albums dont la set-list a évolué au fil des trois concerts « pour remercier ceux qui sont venus les trois soirs », commentera l’artiste.

Le récital du lundi – auquel nous assistons – est d’ailleurs la victime du succès : devant le remplissage trrrès rapide des deux premières propositions, une troisième édition du show a été ajoutée. Tant mieux pour nous, mais un peu moins pour l’artiste car, cette fois, la salle est loin d’afficher complet.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=5P3Ukihr7iQ[/embedyt]

 

La première partie du concert décline deux plages d’environ vingt minutes pièce inspirées par l’exploration astronomique. Elle s’ouvre sur « Objects Outlive Us ». Dans une atmosphère planante et prenante, Steven Wilson ne rate pas son entrée dans les hautes sphères du falsetto pour narrer la découverte d’un espace sans empreinte de singe, où les objets inanimés ont

  • une existence,
  • une voix et
  • une envie d’exister malgré l’oubli.

La vedette est accompagnée par

  • Nick Beggs à la basse,
  • Craig Blundell derrière les fûts,
  • Adam Holzman aux claviers et
  • Randy McStine à la gratte et aux chœurs.

D’emblée, dans cet univers intergalactique, tout transporte :

  • le son,
    • excellent,
    • précis,
    • défini avec netteté dans tous les registres ;
  • la variété de l’inspiration et néanmoins l’art de Steven Wilson pour assurer la continuité narrative
    • (itérations,
    • tuilages pour fondu-enchaînés,
    • contrastes brutaux, etc.) ;
  • la capacité à
    • forger une mélodie,
    • surprendre l’esgourde,
    • fomenter une ambiance
      • folk,
      • méditative ou
      • rock ;
  • la maîtrise collective
    • des synchronisations,
    • des intentions et
    • des nuances ;
  • les mélanges et les agencements rythmiques, tant du tempo que de la battue (usage malin du ternaire qui swingue, mais aussi superbe quasi récitatif à 5/4 pour « The Buddha of the Modern Age ») ;
  • l’équilibre entre les parties instrumentales et chantées ;
  • la diversité des sons de tous – en tant que collectif – et de chacun personnellement (feat. le superbe lancement de basse bien grasse et saturée dans le second instru de « Objects Meanwhile »).

Il y a tout ce qu’il faut pour ébaubir les portugaises et l’esprit :

  • énergie des mélanges,
  • musicalité des soli,
  • qualité des musiciens,
  • mystère des paroles qui assument que la seule question relative à notre disparition est celle du quand nous serons « still, back there, in dust, the Earth destroyed » ainsi que le stipule la fin de la partie intitulée « Ark », et
  • poésie étonnante des vidéos qui, certes, distraient l’attention auditive mais contribuent également à porter le souffle du morceau.

Au point que l’on craint d’aborder « The Overview », le second titre de cette première partie : saura-t-il nous saucer autant que son prédécesseur ? Au disque, cette saga nous avait enserré dans ses rets mais moins secoué. Les vibrations du concert changeront-elles notre légère réticence ?

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=OIXs9dJlVEc[/embedyt]

 

Du moins le début technoïsant nous rassure-t-il sur les recoins qu’il reste encore à explorer dans l’univers et sur la palette de Steven Wilson. La section « Perspective » égrène des distances entre objets célestes. Le côté planant, qui permet aux artistes de souffler deux minutes, dialogue avec la vidéo spatiale, prenant le temps qu’il faut – et c’est appréciable – pour permettre au spectateur de quitter l’atmosphère en douceur. La trajectoire des machines sonores s’infléchit en souplesse pour se diriger vers un folk à la Toad The Wet Sprocket, que paillettent (et hop)

  • une batterie tranchante,
  • des chœurs ciselés, presque post-Yes par moments, et
  • des changements de registres vocaux maîtrisés,

tandis que le narrateur se connecte à l’univers (« I see myself in relation to it all », « Each moment for me is a lifetime for you ») à la « beauté infinie », au point que cette réalité pourrait bien n’être qu’un rêve. Aussi se laisse-t-on volontiers subjuguer, notamment par

  • les différentes sonorités du bassiste (changement d’instruments, jeu coll’arco ou senza quand la basse s’y prête),
  • la puissance du beat que sait mélodiser – popopo – l’usage séduisant des percussions métalliques,
  • la parfaite connexion entre
    • la vidéo,
    • la musique et
    • les questions posées par les paroles sur ce moment où « all permanence of matter disappears » comme il est stipulé dans la section intitulée « Infinity measured in moments »,
  • l’efficacité des breaks, et
  • la musicalité millimétrée de l’exécution, soli compris.

Moins spectaculaire que « Objects Outlive Us », « The Overview » n’est pas moins inventif et ensorcelant, bouclant ainsi une première partie soufflante. Plus d’épithètes à retrouver dans une prochaine notule pour la suite du compte-rendu !

 

Joaquín Sabina, « Hola y adiós », L’Olympia (Paris 9), 25 mai 2025 – 2/2

Joaquín Sabina dans le feu de l’action, le 25 mai 2025 à l’Olympia (Paris 9). Photo : Bertrand Ferrier (et toujours cette question : pourquoi interdire les appareils photo tout en autorisant les photophones ?).

 

C’est son dernier concert à Paris, et plus les chansons passent, plus les cœurs se serrent à cette idée, encore abstraite, déjà contristante ; et voilà le moment que choisit Joaquín Sabina pour claquer « Más de cien mentiras », extrait de Esta boca es mía (1994), dont les paroles sont une déflagration perpétuelle :

 

Nous avons des souvenirs, nous avons des amis
des trains, des rires, des bars (…)
plus de cent mensonges, plus de cent prétextes
pour ne pas se tailler les veines d’un seul coup d’un seul
plus de cent pupilles pour nous voir vivants
plus de cent mensonges qui valent la peine

 

La batterie, habilement lourde à défaut d’être jamais habile, fracasse les fûts comme l’émotion saisit les spectateurs sur ce mid-tempo. Selon une technique éprouvée par exemple par Jean-Jacques Goldman, la photo des musiciens jeunes et vivants aujourd’hui habille la présentation de chacun. Repos pour la vedette qui cède la scène d’abord à sa choriste pour la réponse à Esta boca es mía, avec cette certitude que « les chansons d’amour sont de plus en plus tristes » car « la bouche qui était mienne, à quelle bouche appartiendra-t-elle ? », ainsi qu’il chantait en 2002. Mara Barros fait son travail, tout en

  • excès,
  • surdramatisation, et
  • vibrato excessif pour les tenues.

Le saxophoniste tricote sur son accordéon. On s’ennuie sec. Jaime Asúa, le guitariste remet l’église au milieu du village avec son interprétation impeccable de l’excellent « Pacto entre caballeros », extrait du mythique Hotel, dulce hotel de 1987. C’est

  • punchy,
  • tenu,
  • efficace,

mais c’est une cover et on n’est pas venu voir ce que l’artiste a décidé n’être plus en état de chanter. Il revient, enfin, pour dessiner une ambiance à la Sade (la chanteuse en jeans, pas le bitomaniaque) que son saxophoniste amplifie, pour narrer ce petit matin où sa nana d’un soir se réveille avec lui et découvre que « nous n’étions plus hier, mais aujourd’hui » et se dépêche de disparaître « donde habita el olvido » (où habite l’oubli, chanson de 1999). Très francophile, « Peces de ciudad » (2002) avec ses « a lo garçon » et sa « gare d’Austerlitz » poursuit cette rhétorique de l’oublie, structurante chez Joaquín Sabina, se jetant dans l’aquarium des amours où les poissons des villes finissent par s’échouer sur les plages sans mer. On regrette la platitude de la ligne de basse et la rusticité de la batterie qui empêchent de goûter la musique – peut-être pour mieux faire écouter les paroles, peut-être parce que l’arrangement est vraiment raté.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=joLhbJETcig[/embedyt]

 

Comme pour nous réconcilier avec cette partie de la chanson, l’artiste place alors « Una canción para la Magdalena » (1999), merveilleusement mise en musique par Pablo Milanés pour rendre hommage – selon une iconographie totalement fictive, mais Joaquín Sabina est aussi réel que fictif – à celle qui eut « un cœur si étoilé que même le fils d’un dieu la suivit » sans qu’elle le fît payer. La salle chante et chavire, puis la vedette se lance dans son cher hommage à Chavela Vargas, écrit et composé en une nuit pour l’intéressée. « Por el bulevar de los sueños rotos » (1994) évoque cette « blonde à la peau brune » et se demande « comment rire comme pleure Chavela ». Le public connaît son rôle et son texte, donc fond quand est sollicitée sa participation vocale ou palmaire.
Aussi essaye-t-on d’oublier l’intro – hélas classique chez  Joaquín Sabina – offerte à la choriste pour « Sin embargo » (2006), sa copla à lui, le « en même temps » de l’amour. En gros :

  • je t’adore surtout quand tu n’es pas là,
  • je rêve de toi quand je dors avec une autre,
  • quand je suis avec toi mes songes sont vampés par toutes les autres nénettes,

ambiguïté bien connue que les spectateurs acclament debout, dans l’espèce d’impatience et d’urgence de la fin qui approche. Malgré l’accordéon, cet instrument insupportable, on peut toujours espérer, malgré l’accordéon, « que toutes les nuits soient des nuits de noce et que toutes les lunes soient des lunes de miel » (« Noches de boda », 1999), chacun continuera de chercher dans la foule la figure aimée un instant, disparue pour toujours, sans que s’oublie le moment où les amoureux éphémères étaient « nus au crépuscule quand la lune nous a rejoints » (« Y nos dieron las diez », 1992). Fin érotique du set, donc fin provisoire.
Au retour, après qu’
Antonio García de Diego, le claviériste, a filmé le public en transes, il se met à chanter « La canción más hermosa del mundo » (2002), un beau cadeau que lui fait son jefe, mais un moment insipide pour les fans. Quand, enfin, Joaquín Sabina réapparaît, il affirme, le menteur, qu’il n’y a pas « d’adieu prévu » (à sa décharge, « Tan joven y tan viejo » date de 1996), mais que « chaque nuit », il se réinvente, n’omet pas de s’en mettre derrière le cornet pour rester « si jeune et si vieux, comme un rolling stone ». Autrement dit, pas question de chercher la tiédeur, comme le revendique la chanson suivante, ne serait-ce que parce que « quand l’amour ne meurt pas, il tue, alors que les amours qui tuent ne meurent jamais » (« Contigo », 1996).
La dernière chanson sera l’énorme « Princesa » (1986), mixée jadis habilement avec la Barbie superstar dans la partie électrique du concert de Joaquín Sabina y Cía, mais qui ce soir rappelle que « désormais, c’est trop tard », le sourire a été remplacé par « une espèce de moue ». Ce passage a quelque chose d’autobiographique pour beaucoup de spectateurs : la joie souriante d’acclamer la vedette cède peu à peu au constat difficile à admettre qu’on ne l’entendra plus en vivo. Avec Fito Páez, l’artiste propose, via la bande-son de « La canción de los (buenos) borrachos » offerte pour les saluts, d’imaginer ce moment où « quand nous t’oublions, nous pensons à toi » en disant « merci, merci, merci ». Dans les moments d’émotion aussi, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.

 

Autant suspendre son vol

Jann Halexander au théâtre de l’île Saint-Louis, le 26 mars 2022. Photo : Rozenn Douerin.

 

Athée revendiquée, Catherine Ribeiro n’en écrivait pas moins des prières à l’Homme, à l’Aimé, à la vie… Bouleversée par le vol en suspens de notre espèce d’espèce, elle a confié le texte de « Racines » à Anne Sylvestre, qui en a fait ce qui suit, version Jann Halexander.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=GZlKuLDMkEw&live=1[/embedyt]

 

Joaquín Sabina, « Hola y adiós », L’Olympia (Paris 9), 25 mai 2025 – 1/2

À l’Olympia (Paris 9), le 25 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Il y avait eu

  • la tournée bilan autour de la chanson-phare « Lo niego todo », en 2017-2018, avec un Olympia le 9 septembre 2017 ;
  • la tournée revanche « Contra todo pronóstico », en 2023, avec une date à Pleyel, le 23 septembre, narrée ici et ; et
  • cette tournée d’adieu de 2025, intitulée « Hola y adiós », qui repassait par un Olympia blindé plusieurs mois à l’avance.

Une ultime occasion pour les fans de faire l’inventaire, comme le chantait Diane Dufresne et comme le laissait entrevoir l’artiste qui, en 1978, claquait son premier disque officiel intitulé Inventario. Comme pour faire résonner ce temps long, une annonce sonore nous rappelle qu’il est interdit de fumer dans le music hall, dix-huit ans après qu’est entrée en vigueur la loi salutaire pour les non-fumeurs. Dans la mesure où nous avons déjà narré un concert fort proche (celui de la tournée 2023), osons le fast forward sur ce moment où l’émotion n’est pas palpable – puisque l’émotion n’est pas palpable, si ça se palpe, c’est du blé, un objet ou un organe reproducteur, pas une émotion – mais où ça palpite bien quand même, d’autant que pas de première partie et pas d’entracte, rien que l’essentiel.
L’affaire commence par « Un último vals », dernier clip de l’artiste. Selon une stratégie connue (Alain Chamfort l’utilisait lors de son récent concert aux Folies-Bergères, narré ici et , mais lui chantait), le clip fonctionne sur le face dropping, le public étant incité à rugir dès qu’il reconnaît les invités, à commencer par Joan Manuel Serrat, le complice. À défaut – mais en est-ce un ? – d’être un tube comme avait pu l’être « Lo niego todo », la chanson est évidemment bouleversante, anticipant ces moments où l’artiste aura disparu des gazettes et où le restau du soir, pour ceux qui viendront le voir, ce sera pas le bistro du coin mais le self de l’hôpital – alors, il lui restera une valse à offrir.
À poignant, poignant et demi : les « Lágrimas de marmol » claquent, avec leur refrain vengeur (« Je suis un survivant, nom de nom, / et je ne me lasserai pas de le chanter. / Avant que la marée ne fasse disparaître / les traces de mes larmes de marbre, / si j’ai dû danser avec la plus laide [la mort, donc], / j’ai vécu pour le raconter »). Le groupe qui accompagne Joaquín Sabina – deux guitaristes, une choriste, une bassiste-choriste, un batteur, un multi-instrumentiste entre sax, accordéon, flûte et clavier, et un claviériste-guitariste – envoie

  • du pâté,
  • des cornichons et
  • du gros rouge

pour lancer la soirée. L’artiste profite de l’entre-chansons pour avouer son rêve, réalisé plusieurs fois, de voir son nom en lettres de néon sur la façade de l’Olympia. « Lo niego todo » (« si tu me rappelles ce que j’ai vécu, je nierai tout, y compris ce qui est vrai ») fait trembler les murs et les glottes, d’autant que les vidéos de fond de scène sont et seront toujours

  • intéressantes,
  • percutantes et
  • variées.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=0Rg5PFZV2tk[/embedyt]

 

« Mentiras piadosas », titre de l’album de 1990, prolonge cette question de la vérité et du faux qu’esquissait « Lo niego todo » (« Je lui dessinais le monde tel qu’il est, pas façon eau de rose, mais elle préférait écouter de pieux mensonges »). Au moment du dernier salut, se demander

  • qui l’on a été,
  • qui l’on est et
  • qui l’on restera en vérité

guide le tour de chant comme en témoigne « Ahora que », publiée en 1999, racontant la douceur désespérante du moment où « nous nous embrassons sans hâte » et où l’homme apprend même des « danses de salon ».
En accentuant ce reflux des décibels et cette avancée vers une introspection intimiste, l’artiste et ses accompagnateurs glissent vers une ambiance acoustique que la foule colore de triomphe dès que résonnent les premières notes de « Calle melancolía », extraite de Malas compañías, formidable disque paru en 1980. Évidemment, chacun, ici, connaît les paroles – au moins celles du refrain, mais en général pas que – où le narrateur explique que, depuis des années, il espère déménager dans le quartier de la joie mais, à chaque fois qu’il est prêt à se lancer, le tramway est déjà passé – aussi reste-t-il vivre au 7, rue de la mélancolie. Il semble que ceci ait quelque chose de personnel pour chacun…
Il était impensable que la set-list ne passât point par « 19 días y 500 noches », puisque, dans cette histoire de rupture amoureuse (« pour apprendre à l’oublier, j’ai mis 19 jours et 500 nuits »), la nana dit « hola y adiós », titre de la tournée. L’émotion de celui qui reconnaît « pleurer devant les films d’amour les plus kitsch » n’exclut pas le plaisir de la langue de pute assassine (« elle avait toujours eu le front très haut, la langue bien pendue et la jupe ultracourte »), ce qui n’est rien d’autre qu’une déclaration désespérée d’amour éternel donc déjà passé… mais reste l’émotion (« je renierais le Saint Sacrement / à la seconde où elle me l’ordonnerait »).
Avant d’enchaîner sur un tube, Joaquín Sabina lâche deux dédicaces – une à des fans vénézuéliens qui le suivent à peu près partout, l’autre à « une Péruvienne qui est allée à l’école avec ma femme ». La communion avec le public est totale quand commence « ¿Quién me ha robado el mes de abril? », paru en 1988 sur l’album désormais ironiquement appelé Sinfín (sansfin). Sans prompteur, chacun connaît le texte, et ça rugit de plaisir quand le guitariste place le solo officiel qui va bien. Oui, il y a

  • de la nostalgie,
  • des bouts de soi qui ressurgissent attachés à telle ou telle chanson, et
  • une dimension muséale dans ce dernier instant partagé en live avec cet incroyable monsieur,

et alors ? Les clients saluent leur dealer d’émotions et reprennent un p’tit shoot en passant. Bouder ce plaisir serait aussi stupide que de voter Macron ou de penser que tuer des gens quand ils le souhaitent permettra de ne pas se rendre compte de la déréliction dégueulasse du système de soins français ou de l’immondice rémunérateur qu’est devenu le racket des Ehpad.
(Bon, finalement, j’avais de quoi raconter. Puisque le post menace de s’éterniser, je le dédouble et je me propose de raconter la fin de la fin dans une prochaine notule. À suivre !)

 

Herbert du Plessis, INJA (Paris 7), 16 mai 2025 – 4/4

Herbert du Plessis à l’INJA (Paris 7), le 16 mai 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Tout avait commencé par une gentille sonate de Mozart (je ne développerai pas, j’ai déjà expliqué que je trouvais les sonates de Mozart franchement pas très intéressantes, sauf quand

  • Jean Muller le Luxembourgeois,
  • Christian Chamorel le Suisse et désormais
  • Herbert du Plessis les jouent).

Après le moment défi que constituait l’interprétation de l’opus 25 de Frédéric Chopin, nous voici face au moment pépite que chacun attend : deux rhapsodies hongroises de Franz Liszt. À ce stde du concert, comment peut-on avoir encore l’énergie et la lucidité de claquer deux mastodontes de cette dimension après ce qui a précédé ? Mystère et boules de bubblegum. Reste que le concertiste ne peut plus se dérober donc s’empare du piano pour partir à l’assaut.
La douzième rhapsodie (sur dix-neuf) en do dièse mineur promet d’envoyer du chorizo.

  • C’est dramatique
    • (graves,
    • résonance acoustique et
    • suspension),
  • c’est solennel
    • (crescendo,
    • marcato,
    • investissement progressif des différents registres),
  • c’est surgissant
    • (traits,
    • rubato façon cadence, et
    • agogique inscrite noir sur blanc).

Les à-coups promis par le projet rhapsodique révoquent toute progressivité logique. Aussi Herbert du Plessis se goberge-t-il d’une rythmique fofolle, associant

  • rupture de tempo,
  • changements de mesure, et
  • quasi effacement de ladite mesure
    • (ritendo a piacere,
    • appogiatures,
    • contretemps,
    • gruppetti,
    • points d’orgue, etc.).

Ces désamorçages d’une apparente rigueur sont autant de cadeaux pour l’interprète qui les sait maîtriser. Herbert du Plessis saisit l’auditeur en osant

  • les chocs
    • d’esthétique,
    • de registres,
    • de couleurs,
  • la puissance
    • de la virtuosité,
    • des breaks,
    • de la nuance malgré la foultitude de notes à expulser, et
  • la fulminance
    • de la vitesse extravertie,
    • de la fureur faite musique et
    • de la friction transformée en tension.

Malin comme un diable de singe, Franz Liszt lâche ses coups :

  • bariolages impétueux,
  • surgissements fulminants,
  • rythmicité martiale

ne se contentent pas d’advenir : ils

  • jaillissent,
  • crépitent et
  • étincellent

sous les doigts de son interprète. Les modulations (le sol dièse du do dièse mineur fusant par exemple vers le la bémol du Ré bémol, donc la même note mais pas la même tonalité) sont l’occasion pour le concertiste d’assumer l’ultradifficulté de la chose mais aussi

  • sa narrativité hypnotisante,
  • sa fulgurance fascinante et
  • sa puissance d’ébaubissement.

Presque deux fois plus brève, la sixième rhapsodie qui conclut la set-list officielle trahit la profonde cohérence du programme, puisque, au do dièse mineur, succède à nouveau le Ré bémol – la note n’est pas grand-chose sans sa couleur.

  • Volonté de tuilage,
  • réflexion sur l’ambiguïté,
  • ouverture sur les possibles d’un même objet sonore :

on devine que Herbert du Plessis n’a pas choisi ces deux feux follets finaux par hasard. D’autant que le prologue ne joue nullement les fines bouches. Il y a de la rusticité dans l’air :

  • accents prononcés,
  • modulations brutales,
  • itérations têtues

dessinent un terrain où fulgurances et défis (bon sang, demander à l’interprète de passer de cinq bémols à sept dièses, est-ce pas une raison d’envoyer le compositeur en HP de façon préventive, même quelque années après qu’il est décédé ?) semblent viser à

  • irriter,
  • stimuler et
  • défier

l’interprète, aussi roué soit-il.

  • Explosions,
  • passage en majeur,
  • pulsations des octaves à droite comme à gauche

offrent au concertiste un terrain de jeu pour briller et vertiger l’auditeur. Les deux bis sont l’occasion pour l’interprète de prolonger un récital un rien dingo, avec

  • pyrotechnie,
  • cadeau chopinien où le public se prend pour Shazam, et
  • persistance de l’exigence musicale
    • (nuances,
    • attaques,
    • phrasés,
    • indispensable précision de la pédalisation).

L’épisode inclut le rire compassionnel associé à l’aveu de l’artiste qui reconnaît in extremis avoir joué avec une main droite fracassée sur les marches juste avant le concert. Nous prierons donc les lecteurs qui nous ont accompagnés depuis quatre épisodes de biffer tout ce qui a été écrit auparavant en retenant ce seul message : le mec était handicapé, c’était nul mais c’était pas de sa faute. Quant à nous, nous resterons dans

  • le kif,
  • l’impressionnation, popopopop, et, à l’exfiltration,
  • le souvenir d’un séjour d’environ plusieurs secondes dans la loge de sortie où personne ne savait comment sortir ce qui, pour le claustrophobe qui écrit ces lignes, est digne d’un crime contre les handicapés.

Moralité : le monde est multiple, tant que nous sommes vivants, adelante, et merci autant que bravo à ceux qui savent transformer leur talent en partage de vibrations collectives !

 

Olivier Greif, le concert des 25 ans, Temple du foyer de l’âme (Paris 11), 21 mai 2025 – 2/2

Presque Aline Piboule au temple du foyer de l’âme (Paris 11), le 21 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Banlieusard immigré à la capitale voulant passer pour un Parisien de souche, nous râlions tantôt comme un Parisien – avant de ravaler notre chique, certes – parce que le concert marquant le quart de siècle ayant suivi la mort d’Olivier Greif commençait par un quart d’heure Bach quand nous eussions aimé n’ouïr que du Greif, pour une fois ! Renouant avec notre veine ronchonchonnante, ce 21 mai 2025, nous découvrons avec une stupeur qui confine à l’évanouissement que nous n’entendrons pas en entier l’hénaurme sonate de la bataille d’Agincourt, composée en 1996 pour deux violoncelles. Seuls les deux mouvements extrêmes ont été retenus. Pourtant, la raison en paraît simple. L’objectif du concert est de privilégier

  • le dense sur l’intégral,
  • le multiple sur le snob,
  • la mosaïque sur l’à-plat,

et il faudrait bien du snobisme pour feindre de ne pas comprendre le bienfondé d’une telle posture. Le premier épisode est un molto lento siglé « quasi cadenza ». François Salque et Aurélien Pascal, tous deux dotés d’une sonorité à la fois

  • fascinante,
  • très distincte et
  • parfaitement complémentaire,

y brillent par

  • leurs tenues,
  • leurs pianissimi et
  • leur explosivité.

La partition déroule aux interprètes d’exception un tapis rouge sur lequel ils se roulent sans façon.

  • Graves,
  • harmoniques,
  • amplitude du registre

évoquent par moments un néo-Chostakovitch. L’auditeur est happé. Tout séduit – on n’est payé par personne pour écrire cette chronique, rappelons-le, c’est au contraire nous qui laissons un billet dans la sébile en sortant du temple – dans l’œuvre et son exécution, notamment

  • la liberté de la cadence,
  • l’ambition du temps long,
  • le groove des échos et
  • l’efficacité des crescendi.

Olivier Greif a saisi tout le suc qu’il pouvait tirer d’un duo dont la potentialité dramatique n’était pourtant pas une évidence a priori. Voici les parties partagées entre

  • dialogues,
  • confrontations,
  • stimulations,
  • unissons,
  • passations de relais et tutti quanti.

Un moment d’une grande vibration qui se poursuit avec le dernier mouvement de la sonate, le « rondo de la belle dame sans merci », avec ses harmonies sciemment préhistoriques (environ) que secouent

  • percussivité,
  • accents et
  • contrastes d’intensité.

Impossible de ne pas être soufflé comme un pop-corn par

  • l’engagement des interprètes,
  • les mutations de style et, cependant,
  • les synchronisations d’intention.

Les interprètes témoignent d’une sérénité aguichante face à une partition qui ne lésine pas sur

  • la virtuosité,
  • les cahots harmoniques et
  • les contrastes entre
    • célérité et nappes,
    • sons nets et transformés,
    • couleurs précises et aquarelles harmoniques.

Il revient à Aline Piboule de clore la set-list officielle avec la sonate Codex Domini, écrite en 1994. L’œuvre, nous explique-t-on, s’inspire du cancer ayant frappé le compositeur. L’interprète pose avec assurance les bases quasi minimalistes sur lesquelles se déploie le premier mouvement :

  • ondulations,
  • échos,
  • répétitivité,
  • simplicité harmonique et
  • suspensions.

On entend dans son exécution l’attention portée

  • à l’articulation digitale
  • à la projection d’un son que construisent
    • toucher,
    • résonance,
    • prise en compte de l’acoustique et
    • nuances,
  • ainsi qu’à la gestion du débit
    • (tempo,
    • agogique,
    • plages silencieuses).

Aline Piboule, jadis lauréate du concours d’Orléans où elle rafla aussi le prix Olivier Greif, est ici chez elle. Elle offre à ses invités du soir

  • sa délicatesse coutumière,
  • sa palette d’attaques très différenciés et
  • son art du phrasé éclairant

déjà savourés jadis dans un répertoire complémentaire. Un changement brutal secoue le dispositif : soudain, s’interpolent

  • accords répétés,
  • fusées et
  • tenue longues.

Un choral profite pour s’insinuer parmi les petits marteaux. Il se laisser perturber par des dissonances censément autobiographiques (les grincements symboliseraient les cellules cancéreuses grignotant leurs collègues saines). Le thème semi-sacré, qui aura dialogué à distance avec un bout de chansonnette des années 1950, voit la sérénité de façade se raviner. Il se laisse fissurer en profondeur – donc galvaniser – par

  • des explosions,
  • des surprises,
  • des soubresauts et
  • des commentaires parasites.

L’auditeur ne peut être qu’éberlué par la partition et par son interprétation, laquelle sait être tendue dans la douceur et musicale dans les pétarades. Ainsi est-il loisible de savourer notamment

  • la force du retour des accords répétés,
  • l’aura de l’écho offert par la pédale,
  • la puissance des accents,
  • la saveur du prolongement d’un aigu qui retourne lentement à la poussière du silence, et
  • le charme de la lenteur méditative.

Le finale, point dénué de twists étourdissants, est joué

  • fortissimo,
  • prompt et
  • crépitant.

Après les brava sonores offerts à l’artiste par un temple plein, un bis est proposé par les quatre interprètes du soir – la présentation en est inaudible, mais nous croyons saisir qu’il s’agit d’un extrait, peut-être arrangé, de l’incomplet Office des naufragés, composé entre 1997 et 1998. Si le cycle se place sous l’égide d’une définition de l’homme comme voyageur entre cime et abyme,

  • le ressassement,
  • la gravité et
  • l’impossibilité de s’extraire de la glaive thématique

situent plutôt cet au revoir dans des profondeurs où

  • chagrin nostalgique,
  • lamento désenchanté et
  • mélancolie poisseuse

se font musique, de sorte que les itérations tendent à dissoudre la désespérance dans la méditation existentielle, figurant une coda énigmatique adaptée à une fin de concert

  • rassembleuse,
  • intériorisée et
  • émouvante,

à l’image de l’ensemble de la soirée.

 

Herbert du Plessis, INJA (Paris 7), 16 mai 2025 – 3/4

Herbert du Plessis – en vision nocturne – le 16 mai 2025 à l’INJA (Paris 7). Photo : Rozenn Douerin.

 

Contrairement aux deux fois douze études de Frédéric Chopin, dont nous avons tantôt évoqué l’exécution du second cahier par Herbert du Plessis, ce 16 mai 2025, les treize nocturnes de Gabriel Fauré ne forment pas un bloc. Au contraire, certains sachants – quasiment des gens qui sachent, donc, par opposition aux gens qui savent et sont quasiment ce que l’on appelle des savants – les considèrent comme un fil rouge courant le long de l’existence du compositeur. L’interprète a donc toute légitimité à picorer dans cette mangeoire pour en retirer les grains qui nourriront leur public, et agencer ce que le musicologie ou presque Jean-Jacques Goldman appelait des « petits bouts de petits rien » en fonction du récital qu’ils

  • complètent,
  • confortent et
  • structurent à la fois.

Après l’exubérance qui bat dans nombre d’études de l’opus 25, le nocturne opus 74, septième de cette longue série discontinue, tranche par son intériorité que figurent par exemple

  • une tonalité mineure, donc assombrie,
  • l’étrangeté de l’espace offert par une mesure à 18/8, et
  • les ondulations qui associent
    • descente vers les abysses,
    • sursauts refusant l’enlisement et
    • irisations cherchant la lumière dans les miroitements.

Herbert du Plessis semble donner vie à l’association fluctuante entre

  • ternaire et contretemps, puis entre
  • ternaire et binaire, mais aussi entre
  • stabilité et foucades discrètes
    • (modulation,
    • changement de tempo,
    • retour aux premières caractéristiques).

Plus que la dimension méditative ou rhapsodique, le pianiste paraît traduire la puissance d’une inspiration qui se dérobe au carcan d’un développement prévisible mais accepte

  • d’osciller,
  • de faseyer,
  • de privilégier le souffle du moment à la sagesse du définitif.

Sauf sur les morts (et encore, pas sur tous, à en croire certains), la nuit ne tombe jamais pour toujours. Fidèle à ce principe, ce 16 mai 2025, le nocturne s’empare

  • des ombres,
  • des grisés,
  • des mouvements enténébrés

pour vibrer sans se laisser ensuquer dans d’immuables ténèbres.

  • Les tonalités changent,
  • la mesure sursaute,
  • la célérité du discours fluctue,

et cependant la musique parvient à greffer les charmes de l’exploration un rien inquiétante sur le réconfort de motifs qui

  • se développent brièvement,
  • se résolvent,
  • se répètent,
  • se modifient,
  • s’emportent,
  • se dégonflent,
  • disparaissent derrière de nouveaux venus puis
  • réapparaissent dans l’espace sonore ainsi suscité,

jusqu’à la transmutation sereine et presque fougueuse du do dièse mineur initial en Ré bémol (en gros, do dièse et ré bémol, c’est la même note mais l’accord liminaire est dark alors que l’accord final est plus lumineux). Avec

  • sa science musicale,
  • son savoir-faire technique et
  • son intuition artistique,

Herbert du Plessis parvient à trouver l’équilibre entre les deux grands défis offerts au musicien par cette œuvre :

  • avoir de la suite dans les idées, et
  • se laisser aller au plaisir de l’inattendu.

Le sixième nocturne op. 63 s’affiche en Ré bémol et doublement ternaire. En effet, ses mesures associent trois blanches et six séries de triolets de croches – on est à nouveau pour partie en 18/8, le rapprochement entre les deux pièces résonne donc immédiatement. Dès l’adagio liminaire, Herbert du Plessis en situe néanmoins la spécificité avec une précision saisissante : ce nocturne-ci est

  • plus lyrique mais non moins intérieur,
  • plus expressif mais non moins énigmatique,
  • plus lisible mais non moins imprévisible.

Certes, il utilise la mutation que l’on vient d’entendre (Ré bémol majeur devient do dièse mineur), mais il travaille aussi des mutations discrètes comme le passage de 3/2 en 3/4 avec la simplification de la pulsation ternaire. Surtout, il n’oppose nullement récurrences structurantes (j’entends par cette expression le fait de reconnaître un motif au gré de ses réexpositions) et foucades

  • de rythme,
  • de vitesse ou
  • de tonalité.

Avec une maîtrise confondante du texte et de son articulation, Herbert du Plessis excelle à laisser scintiller ces aspirations (qui ne sont contradictoires qu’en apparence)

  • au mobile et à l’itératif,
  • au varié et au récurrent,
  • à la rupture et à l’unitaire.

Nourrissant l’imaginaire des auditeurs,

  • l’étagement élégant des voix,
  • la palette astucieuse des nuances et
  • l’aisance digitale dont fait montre l’interprète

dessinent un monde nocturne où la sensibilité d’Herbert du Plessis gomme allègrement la complexité du texte. En n’en conservant que la poésie en clair-obscur, il plonge le spectateur dans tout un monde pas si lointain. Après quoi, deux rhapsodies hongroises de Franz Liszt – la soirée est produite pour une association magyar – promettent une conclusion pimpante, dont nous rendrons compte dans une dernière notule sur ce concert, si vie nous est prêtée peu ou prou jusque-là.

 

Olivier Greif, le concert des 25 ans, Temple du foyer de l’âme (Paris 11), 21 mai 2025 – 1/2

François Salque au temple du foyer de l’âme (Paris 11), le 21 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Olivier Greif n’est pas « juste » un des plus puissants compositeurs de la seconde moitié du vingtième siècle : c’est, proportionnellement à la force de sa musique, l’un des plus méconnus, peut-être parce que, d’une part, il n’a guère mis en scène son travail, ce qui était l’essentiel de beaucoup de zozos à cette époque, et parce que, d’autre part, pour ses admirateurs, il est une telle évidence qu’il n’incite pas au prosélytisme et à l’évangélisation des mélomanes qui ignoreraient encore cette œuvre. Peut-être existe-t-il une raison complémentaire. En effet, Olivier Greif a un défaut structurel : loin de se cantonner à une griffe immédiatement reconnaissable, façon Pierre Soulages, il n’a jamais copié-collé son art d’une œuvre à l’autre… et même à l’intérieur d’une œuvre ! Au contraire, il a brodé une idée de la musique qui n’oppose pas

  • tonal et atonal,
  • cohérent et rhapsodique,
  • multiple et charpenté.

L’association qui honore sa mémoire proposait, ce 21 mai un concert pour célébrer son travail, un quart de siècle après sa mort. Curieusement, le récital commence par trois extraits des suites de Johann Sebastian Bach pour violoncelle. La raison de cet insert nous échappe voire nous agace a priori : on a mille autres occasions d’entendre ces pièces, ce qui n’est pas le cas avec les pièces d’Olivier Greif ! Heureusement, François Salque dissout ce mouvement d’humeur en éclaboussant le temple de son art. Sa sarabande en ut mineur, extraite de la cinquième suite, hypnotise d’emblée :

  • le son est envoûtant,
  • la danse retenue le dispute au méditatif,
  • la majesté du silence – oui, même moi, en me relisant, j’ai sursauté, mais, en direct, c’est bien ce syntagme que m’évoquait l’interprétation, alors bon – sait nettoyer l’acoustique pour éviter que les notes ne se chevauchent et ne s’emberlificotent.

Avec la sarabande en Ut, extraite de la troisième suite, le violoncelliste

  • fait rayonner le mode majeur,
  • égrène les accords dans une parfaite dynamique et
  • manie avec gourmandise la diérèse du son (je pose l’archet puis je fais sonner).

Oxymoriquement, l’affaire se conclut par le prélude en Sol qui décapsule la première suite, comme si le musicien, malin, voulait fondre sa trilogie en ouverture. Le tube est pris avec

  • allant,
  • franchise et
  • souci de laisser onduler les nuances plutôt que de les opposer les unes aux autres.

On n’était pas venu pour ça, mais force est de reconnaître que l’on s’est régaliloulé, et hop. Notre plaisir contraste avec l’entrée de Jonathan Benichou, mine grave et concentration maximale. Pénétré de l’importance de ce qu’il va jouer, le pianiste n’est pas là pour faire risette au public, d’autant qu’il commence par un extrait de la sonate Le Rêve du monde, intitulé « Wagon plombé pour Auschwitz ». Olivier Greif, dont le père a été déporté, y développe une rhétorique

  • de la brisure,
  • du surgissement et
  • de la tension entre
    • indicible et lyrisme,
    • profondeur aspirante des graves et pulsion mélodique,
    • désarroi et évocation de la transcendance esquissée par le sample d’un chant sacré juif.

L’interprète tisse cette tapisserie comme une toile d’araignée où l’oreille, une fois captée, se débat sans possibilité d’échappatoire – ni dans

  • les balancements,
  • les suraigus,
  • les notes répétées ou
  • le silence.

Jonathan Benichou – qui va publier en juin l’enregistrement des trois sonates d’Olivier Greif – insiste : « Ce n’est pas un concert, c’est une communion. » Une redécouverte, aussi, du jeune compositeur qui, à vingt ans, claquait Paradisiac Memories, suite étrange de trois miniatures plus un rondo. Le pianiste caractérise les trois premiers feuillets, faisant scintiller

  • le drame dans « The Mourning Brew »,
  • la danse inquiète et parfois brillante de « The Aegyptian Mathematician », et
  • le fantasme fantomatique et finement pédalisé de « Stars! Stars! » dédié à la mémoire de Marilyn Monroe.

Le « Rondo 42nd Street » s’élance sur des accents gershwiniens.

  • Groove,
  • swing et
  • virtuosité tant digitale qu’harmonique

n’empêchent nullement Jonathan Benichou de déployer une musicalité astucieuse

  • (coloration spécifique à chaque segment,
  • pédalisation floutant certains contours sans avaler la musique,
  • éclairage différent apporté lors des réexpositions de certains motifs).

L’écriture d’Olivier Greif, magnifiée il y a une dizaine d’années par Bertrand Giraud, déploie ici

  • sa fascinante inclination à la rhapsodie,
  • sa poésie de la fragmentation et
  • sa formidable diversité.

Passé le choc, le triomphe qui suit la dernière note traduit l’effet que l’interprète et cette musique elle-même produisent sur les spectateurs… ainsi que notre hâte de découvrir la suite, laquelle fera l’objet – ô suspense ! ô cliffhanger ! – d’une prochaine notule.