
Il est de bonnes nouvelles qui ne vont pas sans concession. La pérennité du festival Érard, concentrant cinq concerts passionnants de musique de chambre répartis sur trois jours, est de celles-là. On oubliera donc volontiers, avec cette mauvaise foi qui n’est pas propre au mélomane, que l’affaire est principalement sponsorisée par Xavier Caïtucoli, plus connu pour ses activités de multi-entrepreneur d’extrême-droite passé chez Total que pour son passé de pianiste, et, pire, également soutenu – grand écart étonnant – par Télérama, dont les inclinations culturelles rasent en général le fond du caniveau consensuel non loin de France Inter. Reste cette institution fomentée par Jérôme Granjon et Saskia Lethiec, sise dans l’étonnante salle Érard, pimpée cette année par quelques projecteurs enfin à la hauteur de l’événement, et dont la quatrième édition s’est véritablement ouverte ce vendredi 10 octobre 2025 avec un concert intitulé « Invitation au voyage ».
Malheureusement, le récital est flanqué d’un présentateur en la personne de Laurent Lévy. Son propos peut ne pas être dénué de fantaisie mais, franchement, on s’en fout. On est venu écouter de la musique, pas se fader un type qui essaye de paraître marrant, cultivé et pédagogue – franchement, on s’en fout. Soit, c’est original de présenter les « Souvenirs de Bayreuth » de Gabriel Fauré et d’André Messager en évoquant les horaires et les tarifs des trains qui conduisaient à Bayreuth à l’époque des compositeurs – mais, franchement, c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup trop long et on s’en fout. D’autant qu’un programme très complet est offert à chaque spectateur, le laissant libre de découvrir quelques éléments pour mieux comprendre ce qu’il
- a écouté,
- écoute ou
- va écouter.
Hélas, l’obsession du didactisme en direct qui sévit sur maintes scènes de musique classique continue de se répandre. Nous l’avons souvent exprimé sur ce site : cette pratique nous paraît
- insultante pour le spectateur, supposément incapable de kiffer la musique si on ne la lui prémâche pas,
- dommageable pour l’écoute car elle explique ce qu’il faut aimer ou comprendre alors qu’un peu de liberté, parfois, ça fait du bien, et
- dévalorisante pour la musique qui est présentée comme inaccessible ou insipide si on ne l’accompagne d’un mode d’emploi obligatoire.
Voilà l’effet que ça fait : on est comme devant un transistor que l’on ne pourrait écouter avant d’avoir lu intégralement sa notice technique. Disons que ça ne met pas dans les meilleures dispositions pour apprécier ce qui suit.
Dommage car les « Souvenirs de Bayreuth » qui ouvrent une première partie en forme de mosaïque musicale, sont tout à fait croustillants sous les doigts de Luca Montebugnoli et Jérôme Granjon. Les compositeurs y samplent de grands moments wagnériens, à commencer par la chevauchée des walkyries. Les interprètes n’y vont pas de main morte :
- les accents appuyés et tonicité du propos sont embellis par
- une jolie variation des couleurs au fil de la pièce, et par
- l’évident plaisir d’utiliser la sonorité orchestrale du piano Érard dans la salle Érard pour le festival Érard,
je crois que l’idée directrice est claire. Ainsi portée, la partition séduit : c’est une amusante francisation du plus germanique des compositeurs, où le cancan encanaille des bribes échappées de ce sommet qu’est la Tétralogie – n’en déplaise à Claude Debussy qui, nous glisse Laurent Lévy, haïssait le leitmotiv.
Trois mélodies s’ensuivent, offertes à la mezzo-soprano Floriane Hasler. « L’île inconnue », poème de Théophile Gautier musiqué par Hector Berlioz dans ses Nuits d’été, est un dialogue entre le narrateur et « la jeune belle » qui désire voguer jusqu’à « la rive fidèle où l’on aime toujours ». Problème :
Cette rive, ma chère,
On ne la connaît guère
Au pays des amours.
Jérôme Granjon et Floriane Hasler adoptent un tempo allant qui valorise les options interprétatives de la chanteuse jouant
- d’une voix puissante qui ne se cache pas,
- de sa capacité à varier les intensités, et
- d’un goût pour la déclamation rejetant l’intimisme auquel sont parfois assignées les mélodies.
« La captive », sur un texte de Victor Hugo extrait des Orientales et mélodisé par le susnommé Hector Berlioz, inclut dans la mélopée le violoncelle de Maïa Xifaras. Celui-ci apporte à la lamentation paradoxale de la captive (« Si je n’étais captive / j’aimerais ce pays ») une mélancolie sucrée d’autant plus en évidence que la partition réduit le piano précis de Jérôme Granjon au rôle de ploum-ploumiste. Il semble que, à raison, Floriane Hasler tente de limiter les envolées dont elle est capable pour laisser vibrer le mélange
- de regrets,
- de trouble et
- de fatalisme
d’une narratrice décrivant le monde qui l’entoure comme un paradis que son statut rend infernal, et d’autant plus infernal que tout ici est paradisiaque… sauf l’essentiel. « La rencontre » lance l’hommage à Jean Cras, fil rouge du festival 2025. De retour d’un « long voyage », ce que connaissait bien le compositeur également marin, le narrateur tombe en émoi devant une femme sauf que, car il y a un sauf que, sinon l’histoire n’est guère intéressante,
Je voudrais aller lui parler mais je crains ma faiblesse.
Floriane Hasler explore avec finesse un registre plus intime. L’intelligibilité du texte s’en ressent positivement, et la musicalité des inflexions laisse deviner
- l’intensité de l’instant (avec la trilogie
- « le soir de la mer »,
- « au bord de la mer »,
- « le vent de la mer », qui suggère que l’apparition naît de la mer, sirène par essence inaccessible et probablement d’autant plus séduisante qu’elle est inaccessible),
- l’éblouissement devant la beauté, et
- la tension très humaine entre l’envie de tenter sa chance et la crainte du râteau – cette tension même que l’on appelle communément « timidité ».
Ainsi se conclut la première partie de la première partie (faut suivre, certes), une entrée en matière
- captivante,
- agencée avec goût et
- interprétée avec talent.
À suivre dans une prochaine notule !
Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et là.
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et là.



